Frankétienne à la journée du livre haïtien


Frankétienne devant un public à York College (City University of New York) à l’occasion de la 13e Journée du livre haïtien, le 3 mai 2009.

Avant l’intervention de Frankétienne, vous entendrez un bref message de bienvenu de Jasmine Narcisse (Haitian Book Centre), organisatrice de la Journée du livre haïtien, suivi par une introduction de l’auteur par la professeure Lucienne Serrano. Sur la table ronde, il y a également les professeurs et critiques Jean Jonassaint et Frantz Leconte.

Voir aussi le dossier présentant Frankétienne sur Île en île.

Entretien vidéo de 33 minutes. Notes de transcription (ci-dessous) : Marie-Édith Lenoble.

début – introduction par Jasmine Narcisse (Haitian Book Center) et Professeure Lucienne Serrano
04:46 – Début de l’intervention de Frankétienne, La création en Haïti
19:46 – Le rapport à la langue
23:04 – Vision fragmentaire et totalité
27:30 – Réflexions sur la crise mondiale
30:30 – Le crime intellectuel


La création en Haïti

Frankétienne rend hommage au travail, à la ferveur et à l’héroïsme sans limite des créateurs en Haïti, le pays qui compte le plus grand nombre d’artistes au kilomètre carré.

« Chaque fois qu’un producteur haïtien dans le domaine des signes produit un tableau ou un livre, c’est déjà un acte héroïque presque équivalent à ce que nos aïeux ont fait en 1804. Nous reprenons chaque jour 1804, malheureusement dans une sorte de solitude pathétique ».

Il insiste aussi sur l’urgence de la rencontre entre artistes haïtiens, « de la fusion des volontés et des rêves ».

« … Soixante-treize ans, je ne mourrai pas sans que cette rencontre miraculeuse se fasse et je vous prédis ce miracle pour les 4 à 5 prochaines années. Je ne partirai pas sans voir, sans percevoir les premières lueurs qui nous permettront de sortir de ce labyrinthe ténébreux ».

« Haïti porte en elle tout le futur du monde sur le plan des richesses spirituelles. »

Frankétienne évoque les « victimes » de son énergie créatrice : Jean Jonassaint, René Philoctète, sa femme, ses enfants, ses amis.

« Je ne suis pas normal. Je le reconnais. […] Je suis un écorché vif avec un visage tantôt de clown, tantôt de bouffon, tantôt d’homme inaccessible. Je suis un tissu de contradictions. René Philoctète en a beaucoup parlé. »

« Est-ce que je ne saurais que faire souffrir les gens qui sont à côté de moi ? »

Il raconte une anecdote où, en 1986, il a refusé de répondre aux questions de Jean Jonassaint venu l’interviewer :

« [Jean Jonassaint] débarque chez moi pour trouver un mur, un homme sphinx, qui avec des si, des oui, des non, des peut-être a laissé partir un ami, un frère, un critique qui a le regard le plus profond, le plus lucide sur mon travail et qui découvre parfois mes faiblesses et parfois ce génie en sommeillance. »

Frankétienne explique l’expression « Men diabla » : « Ça veut dire l’énergie au travail avec tout ce qu’il y a de forces indestructibles en chacun de nous. Parce que chacun de nous porte en partie et en totalité toutes les vertus, toutes les forces et tous les défauts de Dieu »

« Dieu ne pense pas, n’analyse pas, ne mesure pas, ne raisonne pas. » 

Frankétienne demande pardon à sa femme et à ses enfants de ne pas leur avoir consacré suffisamment de temps, tout en espérant que son œuvre puisse racheter ses faiblesses.

Le rapport à la langue

Frankétienne explique sa relation ambigüe à la langue française : une relation d’amour et de haine.

« Mes livres sont illisibles à 90 %. Je me suis amusé à jouer avec les mots, à massacrer la langue française. Comme une sorte de revanche contre cette langue que je n’ai pas pu parler dans mon enfance. »

Il raconte sa première rencontre avec la langue française.

« J’ai été tout à fait spantufié, épouvanté, déconcerté, déboussolé par cette langue qui sonnait comme une musique ; une musique de souris, de rat, cette petite musique insinuatrice. […] Alors que dans toutes les langues il y a la bouche ouverte. Le créole, c’est toujours la voix haute, la voix rauque, la voix baroque, l’éclat, l’éclatement, l’explosion. J’ai découvert la langue flutée comme sortie de je ne sais quelle voix de sirène, quelle voix d’ange, et j’ai été fasciné par cette langue. »

Mais il ne sent pas non plus aliéné par la langue française, car il a su se confronter au travail de l’écriture en créole. Frankétienne privilégie le multilinguisme et le multiculturalisme. Son idéal aurait été de pouvoir écrire dans toutes les langues :

« J’aurais foutu toutes les langues dans mes livres… et dans le même livre. »

Vision fragmentaire et totalité

« C’est la plus grande jubilation et en même temps la plus grande douleur pour un créateur de constater qu’il a été happé par les tentacules l’écriture. Quand on est dans l’écriture, on est dans le tourment, dans le crime, dans le massacre, on est dans le Babel, on est dans le chaos, on est dans l’incertitude […] il n’y a pas de temps, il n’y a pas d’espace. Nous ne savons pas où nous allons. » 

L’écriture rejoint les préoccupations des mystiques et des physiciens modernes. Frankétienne se réfère d’abord à Einstein et à sa vision du continuum espace-temps. Puis il cite les physiciens de la physique quantique : Niels Bohr, Max Planck et Eisenberg qui a formulé le principe d’incertitude.

Selon Frankétienne, les particules élémentaires qui composent l’être humain en savent beaucoup plus que nous.

« Chacune des particules porte toute la mémoire du monde, toute la mémoire du cosmos ».

Comment saisir cette totalité du monde alors que nous sommes limités par des obstacles d’ordre biologique ?

« La fragmentation de l’être c’est le piège, c’est la douleur humaine. Nous vivons à partir de nos perceptions un monde fragmentaire alors que la réalité est globale. La fragmentation n’est qu’une illusion, n’est qu’un handicap, n’est que l’expression d’une faillite, d’un déficit chez l’homme. »

L’école et le système éducatif en général ont contribué à cette vision fragmentaire du monde.

Réflexions sur la crise mondiale

Les sociétés occidentales, à cause de la crise mondiale, découvrent la pauvreté, la précarité du quotidien alors que le peuple haïtien vit cette précarité depuis plus de deux siècles.

« … Nous avons appris à être virtuoses, jongleurs et acrobates, dans une crise vieille de plus de deux siècles. »

Il n’y a pas lieu pour Frankétienne de se réjouir de cette crise qui touche aussi Haïti. Le peuple haïtien est un peuple généreux, un peuple de partage. Néanmoins, cette crise est le résultat du choix d’un système qui a assassiné une part de l’être humain, un système qui privilégie la fragmentation et l’exclusion.

Le crime intellectuel

Frankétienne donne sa propre vision du principe aristotélicien du tiers exclu.

« Si A est A, B étant B, il n’y a pas trop de rapport entre A et B. Quant à C,  c’est à la poubelle, c’est loin de A et de B. »

Le plus grand crime de la civilisation occidentale, c’est d’avoir divisé, fragmenté.

« Ils ont séparé le jour de la nuit, le nègre du blanc, le oui du non. C’est le plus grand crime contre l’humanité. À travers l’imaginaire éclaté qui nous aurait permis de ne pas voyager dans ces cercueils d’aluminium, mais de voyager uniquement à partir de l’imaginaire. C’est ce que j’ai essayé de faire dans mes livres fous qui ont dérangé pas mal de gens. »


FrankétienneFrankétienne à la Journée du livre haïtien, York College, CUNY (3 mai 2009).
33 minutes. Île en île.
Mise en ligne sur YouTube le 1er juin 2013.
Cette vidéo était auparavant disponible sur Dailymotion (mise en ligne le 16 janvier 2011) et sur TV5Monde.
Caméra : Thomas C. Spear. Notes de transcription : Marie-Édith Lenoble.
© 2011 Île en île


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mis en ligne : 16 janvier 2011 ; mis à jour : 25 avril 2021