Évelyne Trouillot, Rosalie l’infâme

Introduction, par Karole Gizolme

     Dans ce roman-récit imaginé, deux voire trois générations de femmes esclaves dans les colonies françaises sont racontées au quotidien avec leurs peurs, leurs angoisses, leur combat à armes inégales et leurs espoirs vains. Une sage femme empoisonnait les nouveaux nés pour leur éviter une vie de servitude et d’humiliation jusqu’à ce que la force de la vie arrête ses gestes. Un récit poignant qui nous pousse à nous interroger sur la vie de ceux qui nous ont construits il y a deux cent ans. De la révolte, de l’amour, de la tendresse, des relations humaines et inhumaines dans un contexte bien précis celui de l’esclavage du XVIIIe siècle dans la plus grande colonie française: Saint Domingue. On y retrouve des noms connus encore aujourd’hui. Evelyne Trouillot a travaillé sur des archives, a retrouvé la parole écrite des maîtres mais évidemment pas celle des esclaves. Elle ne savait donc pas ce qu’ils disaient ou pensaient, alors elle l’a imaginé dans une écriture classique qui est la sienne.

     Cet ouvrage est paru aux Éditions Dapper, liées au musée éponyme, initialement dédié aux cultures africaines. Ces deux institutions mettent en place de vraies passerelles entre l’Afrique et la Caraïbe en passant par Paris. Petit à petit, les deux lieux se retrouveront, pansant leurs blessures. Le récit Rosalie l’infâme est tiraillé aussi entre les deux terres, l’Afrique devenu mythique et la Caraïbe parfois en conflit avec ses aieux. Je me rends compte qu’il devient de plus en plus difficile de compter les absences par ici. Les adieux semblent précéder nos affections. Sous des formes différentes, la mort nous frappe et fait de grands espaces vides autour de nous. Nous acceptons la douleur comme une buée familière qui, de temps à autre, s’ouvre pour accueillir un nouveau deuil. Le plus récent se superpose au précédent jusqu’à la nouvelle perte. Les chagrins s’accumulent et finalement nous ne savons qui nous pleurons tant la douleur a des raisons d’exister. Pourtant, dans la liste des disparus, il y en a qui laissent leur ombre dans la marge et reviennent, de temps à autre, nous rappeler qu’ils ont vécu et que nous ne les verrons plus.

– janvier 2003

Rosalie l’Infâme

(extrait)

     Je n’ai jamais oublié Samuel. Il avait à peine treize ans quand il mourut. C’était le petit-fils de Man Thérèse qui, en ce temps-là, aidait Grann Charlotte à la cuisine. On avait, lui et moi, grandi ensemble, sans culottes, derrière au vent. Aussitôt fini le sarclage du petit jardin que se partageaient Grann Charlotte, Man Augustine et Man Thérèse, nous nous échappions dans les bois. Quand on eut dix ans, nous eûmes moins de temps car Samuel fut attitré officiellement le boy de Monsieur Raoul, et moi je fus de plus en plus esclave de Mlle Sarah. Lorsque le maître allait à la chasse, c’était Samuel qui courait après le gibier abattu. Man Thérèse adorait ce petit-fils qui lui restait de sa fille Julie, morte en couche. Elle avait si peur qu’il n’attrape une balle perdue, qu’elle avait pris l’habitude de marmonner seule des prières aux dieux de son pays, elle les murmurait dans la langue mine tout en s’occupant des volailles à qui elle tordait le cou pour le dîner du soir. Alors que je m’initiais aux mystères des jupons et des culottes et que je jonglais en équilibre instable avec les caprices de Mlle Sarah, Samuel et son sourire en clochettes de bois me manquaient. À nos moments de liberté, quand les grandes chaleurs de l’été nous chassaient de l’habitation, Samuel et moi, nous pataugions dans les mares et courions sous la pluie, défiant les avalasses et les orages. Ensemble, nous avons partagé taloches et mangues mûres. Nos mains mouillées et nues ont exploré nos corps, en nous émerveillant de leurs affinités et de leurs dissemblances. Nous chantions l’enfance et la tendresse de nos langues maladroites et douces. Samuel se blessa lors d’une chasse avec le maître, une blessure apparemment banale que Man Thérèse soigna avec l’aide du chirurgien Dessalles, mais mon camarade de jeux avait perdu le guilleret de son rire. Sa mâchoire se raidissait pour laisser sortir des craquements qui lui donnaient un visage tordu et méconnaissable. Samuel mourut quelques jours après l’accident.

Depuis ce jour, Man Thérèse a arrêté ses jérémiades, elle ne parle presque plus. Parfois, même aujourd’hui, tant d’années après, elle pousse un hurlement qui fait tressaillir hommes et bêtes. Grann Charlotte était parvenue, après la mort de Samuel, à convaincre les maîtres que Man Thérèse pouvait encore l’aider à la cuisine. Ensuite, Man Augustine, à son tour, l’a prise sous sa protection.

«Du moment que je ne la trouve pas sur mon chemin, avait dit la maîtresse. Cette femme ressemble trop au malheur.»

J’ai toujours mal quand mon regard rencontre celui de Man Thérèse, comme si je piétinais sa douleur avec ma maladresse encore en vie. Je ne sais comment transformer mon envie de bonheur en acte de contrition.

Le jour où l’on mit Samuel sous terre, Grann Charlotte m’expliqua les projets et les rêves que Man Thérèse avait eus pour son petit-fils. Elle le voulait, lui, négrillon créole aux petites oreilles et aux larges lèvres, nègre à talent, capable d’exercer un métier, d’acheter un jour sa liberté. Elle le voyait déjà affranchi, avec, qui sait, un apprenti ou deux à son service. À six ans à peine, elle le poussait déjà à observer ce que faisaient le perruquier et son équipe appelés pour coiffer l’habitant Fayot. C’était à l’époque un grand Blanc, aux mains rouges et épaisses qui arrivait flanqué de trois esclaves. Maître Chantellec se contentait de superviser le travail des nègres qui s’occupaient de tout: démêlage, mise en papillotes et coiffure. Il leur envoyait de temps à autre un soufflet, un coup de brosse ou de pied. Samuel, toujours présent aux séances de coiffure de Monsieur Raoul et du maître, m’avoua qu’il ne s’intéressait ni aux perruques ni aux cheveux hirsutes et souvent sales qui se cachaient dessous. Mon ami était, par contre, fasciné par le tailleur qui venait pour les essayages des habits de ces messieurs. L’idée de tailler, de couper, de coller ensemble des bouts de tissu pour confectionner quelque chose, mettait Samuel dans une excitation fébrile. Un jour, j’avais neuf ans à peine, il me fit une petite chemise toute menue avec une manche plus longue que l’autre, mais je l’avais trouvée superbe. Samuel reçut quinze coups de rigoise parce qu’il avait non seulement dérobé les ciseaux de la couturière, mais également tailladé dans une belle pièce de batiste rose que la maîtresse se réservait pour une liseuse. Mon ami d’enfance mourut avant d’avoir pu être perruquier ou tailleur, avant d’avoir pu être un homme.

Ce jour-là, j’ai demandé à ma grand-mère:

«Et toi, Grann Charlotte, quels rêves as-tu pour moi?»

La réponse me vint le même soir, alors que nous étions étendues côte à côte, l’esprit délibérément vide afin de ne plus entendre les prières dites à voix basse pour respecter la loi sur les enterrements des nègres, et oublier les pelletées de terre froide jetées sur un petit garçon aux yeux rieurs et aux mains habiles. «J’ai rêvé qu’un jour les enfants de tes enfants chevaucheront les barracons pour voler dans le ciel et écrire leur nom sur les plus hautes étoiles.»


Cet extrait de Rosalie l’infâme a été publié pour la première fois dans le roman d’Évelyne Trouillot, publié aux Éditions Dapper (Paris: 2003), pages 63 à 66. Nous remercions l’auteure et les Éditions Dapper de l’autorisation de le reproduire.

© 2003 Éditions Dapper


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mis en ligne : 26 juin 2003 ; mis à jour : 26 octobre 2020