Évelyne Trouillot, « Dayiva »

Il ne l’avait jamais aimée même quand, petit, son bonheur dépendait d’elle. Même quand, douce et généreuse, elle l’accueillait dans un remous de chaude tendresse. Même quand, encore empreint de dévotion familiale, il se prosternait devant elle pour lui rendre hommage. Il avait toujours gardé face à ses tumultes un esprit de liberté farouche et de défi rageur. Tant de fois il avait résisté contre son intrusion démesurée dans ses rêves! Et maintenant, voilà qu’il lui était une dernière fois livré, impuissant et affaibli. Elle constituait pourtant son ultime refuge, la seule en mesure de le préserver de ces ombres violentes qui le poursuivaient, la seule capable de le rétablir sain et sauf dans sa totalité de chrétien vivant, avec son bon ange à l’endroit. Oui, elle demeurait son unique salut, elle qui présida à sa naissance, domina son enfance, et le poursuivit alors qu’il s’était cru libre et fort. Contre son gré, voilà qu’il se retrouvait, vieux et las, devant elle. Non, il n’avait jamais aimé la mer.

Tel qu’il l’avait prévu, la vieille tante de sa mère l’avait reçu sans mot dire, sans effusion de tendresse. Avec un hochement de tête fataliste devant lequel Éliphète se sentit honteux. Nulle explication n’avait semblé nécessaire. Quelque part, l’homme savait la tante Julie parfaitement consciente des dangers qui l’avaient conduit jusqu’à elle, en pleine nuit. Lui qui était parti en se jurant de ne jamais remettre les pieds dans ce bourg dont la configuration archaïque faisait fuir les jeunes, dans cette masure sale et humide dont les parois suintaient par toutes les fissures l’odeur toute proche de la mer.

Quand Tante Julie le conduisit à la chambre du fond, Éliphète sentit les angoisses et les frustrations de son enfance remonter douloureusement à sa gorge. Il se sentit aussi étrangement apaisé. Pour la première fois depuis deux mois, il se savait en sécurité.

– Tu dormiras ici, lui dit-elle.

Il n’avait pas encore vu la mer, mais il respirait sa présence triomphante. Les rêves le reprirent ce soir-là, sinistre prix à payer pour ce sommeil tant attendu. Qu’importe s’il lui arrivait plein d’ombres et de fantômes!

La mère porta l’enfant nu devant l’océan. Les vagues lui léchèrent les doigts de pieds et couvrirent ses lèvres d’écumes. Il crut suffoquer. En trois fois, il fut plongé dans l’eau. Il hoqueta, toussa et cracha. Par-dessus ses hurlements, la voix de la mère s’éleva, empreinte de piété:

     – Erzulie, maîtresse de l’eau, je t’offre cet enfant.

Sans savoir comment et malgré lui, il apprit à nager, comme si un esprit habitait ses pieds et ses mains. «Dayiva» disait sa mère en souriant d’un air mystérieux et profond, et quand il fut en âge de comprendre, il eut beau bouder c’était plus fort que lui: avant la fin du jour, il se retrouvait parmi les vagues.

Il avait appris à lire comme les autres, dans cette sombre école où l’eau de la pluie s’infiltrait les jours d’orage et dont les tôles s’envolaient sous les rafales du vent. Comme ses camarades, Éliphète se précipitait à l’approche d’un véhicule pour accueillir des touristes ou des groupes d’autochtones revenus d’un séjour à la capitale. Parfois, d’un air pénétré et important, des messieurs de la ville, bloc-notes et plumes à la main, descendaient de leurs véhicules tout-terrain notant mesures et magnitude pour la réalisation d’une route ou d’un pont. À chaque fois, maîtres et élèves quittaient les salles de classe et se gonflaient sur le perron, les yeux brillants, se demandant si la monotonie allait enfin se briser. Puis déçus, ils regagnaient bancs et tableaux pour terminer une autre série de coups de brosse, de genoux écorchés, de récitations ponctuées de fessées. Comme les autres enfants, Éliphète avait appris bien vite à détester l’école et les instituteurs moroses qui défilaient devant eux, toujours en attente d’un transfert qui les enverrait très loin de cette ville spectrale.

Chose étrange, il ne pouvait se rappeler quand il la quitta avec l’intention de ne plus jamais y retourner. Il devait avoir dans les vingt ans, sa mère venait tout juste de mourir et avec elle, cette promesse de servir et d’honorer qui l’attachait à ce lakou et à cette case. Il partit, poursuivi par des cauchemars et par des maux de toutes sortes. Les maux de ventre et les fortes fièvres vinrent le harceler et le jeter prostré sur un lit. Angoissé entre rêves et réalités, il se retrouvait dans un filet d’algues et de fantasmes pour un séjour involontaire et indéterminé au fond de l’eau.

Lasirèn, Labalèn, Chapo m tonbe nan lanmè

Envol de tabliers et de jupes, cris et rires de gosses heureux, mimes et chansons, taloches volent volent. Univers brumeux aux contours aquatiques immenses qui enfantent d’étranges délires. Rites abhorrés auxquels les comptines elles-mêmes ne peuvent échapper:

M ap fè yon bo pou Lasirèn
Chapo m tonbe nan lanmè
M ap fè karès pou Labalèn
Chapo m tonbe nan lanmè

Il était parti sans tourner la tête, mais il pouvait les sentir autour de lui, tenaces et impitoyables. De toutes ses forces, il avait rejeté cet héritage, cette odeur de poisson qui avait dominé son enfance, ces relents de lambi, ces loas surtout qui ne le laissaient pas dormir en paix, envahissaient sa mémoire et lui jouaient des tours d’enfants malins. Vaillamment, il avait tenté de les repousser. De ne plus avoir à se laisser monter et subir colères et humiliations. Ne plus être la proie de leurs violences et de leurs moqueries. La ville sembla le refuge idéal avec ses méandres de rues infectes où même les loas devraient se sentir incommodés, parmi ces êtres qui se bousculaient sans se voir et ces véhicules qui semblaient narguer la mort. Il avait pensé se faire oublier au milieu de cette misère bourgeonnant promiscuité et marasme.

Des accidents de toutes sortes lui étaient alors arrivés, à lui si ordonné et précautionneux dans ses actions et dans ses projets. Il tombait en marchant dans les rues de Port-au-Prince, il attrapait des maladies qui le clouaient au lit, misérable et terrorisé. Il perdait de grosses sommes à la borlette alors que, en rêve, les loas étaient venus eux-mêmes lui donner le chiffre magique. Ah! Oui, il en avait souffert des malheurs et il savait bien à qui il devait tout cela. Mais, il persévéra. Dans un premier temps, il envoya de l’argent pour des services magnifiques que Tante Julie organisât du fond de la pièce sombre où elle régnait. Puis, il s’était converti au protestantisme, laissant les jeûnes et les séances de prières bruyantes et agitées le laver de tout péché. Enfin, à bout de stratagème, frustré et désespéré, il s’était inscrit dans la milice.

Une violence sans mystère et sans nuances l’accueillit. Il s’y laissa engloutir avec reconnaissance, envoûté par la frénésie des armes, avec dans son regard une absence de vie que les naïfs associaient à de la sérénité. C’est au sein de cette milice qu’il retrouva finalement, un jour de nostalgie, les jeux de son enfance et leurs parfums de sels marins.

Lorsque ses acolytes le surnommèrent Dayiva, il accepta le surnom avec sagesse et fatalité. Sa créativité et son ingéniosité de tortionnaire attaché au Régime lui inspiraient des tortures si originales et si cruelles qu’il s’en étonnait lui-même, avec une modestie qui le rendit sympathique aux yeux de ses collègues. La plus célèbre consistait à faire descendre ses victimes la tête en bas, dans une bassine remplie d’eau de mer et de sables marins. Elles en remontaient le visage blême, les lèvres exsangues, les narines gonflées. Le sel séché mêlé au sang de leurs blessures donnait à leur peau l’apparence d’un sol rouge craquelé. Parfois, Éliphète arrivait à se procurer des petits poissons bien vivants et frétillants qu’il glissait dans la bassine. Les hommes s’esclaffaient quand les détenus surgissaient avec ces petits animaux accrochés à leurs cheveux ou blottis dans leurs oreilles et des grains de sable dans leurs paupières.

Ces jours-là, comme pour lui communiquer un peu de sa satisfaction d’un travail bien fait, il rapportait toujours un jouet à Mariphète, la seule enfant qui lui était restée après vingt ans de vie commune avec sa femme Marielle. Sa seule enfant, malgré tous ceux que ses femmes d’à côté lui avaient également donnés. D’abord, Jean-Robert, un grand garçon aux yeux brillants, à la tête fière. Grégory qui apprit à lire à cinq ans et en français. Emma aux cheveux si fins que sa mère lui fit porter un collier maldyòk. Roselène si belle qu’on la surnomma Choupette. Tous partis à l’exception de Mariphète. Ils avaient succombé à des maladies surgies mystérieusement alors qu’ils paraissaient en bonne santé. Les docteurs n’y pouvaient rien, les pasteurs avec leurs oraisons n’y changèrent rien non plus. À ces moments, le coeur d’Éliphète se remplissait de colère mêlée à un sentiment de culpabilité dur à dissiper. En fin de compte, sept ans après son départ, il avait rendu visite à Tante Julie. Elle ne lui laissa pas le temps d’ouvrir la bouche et annonça d’un ton sec, avec une voix rauque contrastant avec son timbre d’ordinaire fluet:

– Les loas sont très fâchés contre toi, Éliphète.

Il marchanda, pria, supplia, paya. Et c’est ainsi qu’il parvint à sauver Mariphète. Sa fille unique, maintenant âgée de dix-huit ans, et qu’il avait eu l’intelligence d’expédier à Miami avec sa femme bien avant la chute du dictateur. Les rumeurs de coup d’état et de soulèvements faisaient tressaillir certains collègues de la milice alors que d’autres réfutaient toute idée de révoltes.

– Ce n’est que du vent qui passe, disaient-ils.

Éliphète avait vu et fait couler trop de sang, enterré trop de cadavres pour être aussi cavalier dans ses conclusions. Pourtant, les morts ne l’empêchaient nullement de dormir ni de manger. Il observait avec une réelle curiosité son vieux collègue Pierrilus, qui, à cinquante-neuf ans, découvrait le remords. Pierrilus se payait des orgies de lamentations et de larmes en revivant des massacres depuis longtemps rentrés dans la sanglante légende.

– Te souviens-tu Dayiva de cette famille entière de la ruelle Chrétien? Tout le monde y passa, même la cuisinière. Quand j’y pense, ça me fait mal, tu sais. Pourquoi avoir tué cette vieille femme? Je ne dis pas non pour le père et la mère. Après tout, c’est leur fils qui distribuait les tracts. La fille aînée, la petite cousine, passe encore. C’est toujours le même sang. Tous des communistes sans doute. Mais cette cuisinière qu’avait-elle fait Dayiva? Je n’arrête pas de la revoir en songe. Elle me regarde sans parler, j’aurais voulu qu’elle m’accuse, qu’elle me maudisse, ou me crache dessus. Non, elle ne dit rien. Elle me regarde et je ne peux pas vivre avec ses yeux qui me fixent. Comprends-tu Dayiva?

Le commandant, instruit des crises de culpabilité de Pierrilus et surtout de ses épanchements devant des oreilles indiscrètes, donna immédiatement l’ordre de le faire disparaître. Deux miliciens particulièrement efficaces furent chargés de l’opération: Christophe et Ravilien. Éliphète avait eu en maintes fois l’occasion de travailler avec eux. Ils préféraient tuer leurs victimes à petits feux: des balles aux jambes et aux bras d’abord, ensuite à la poitrine ou aux reins, à intervalles suffisamment longs pour permettre à la souffrance de s’installer au coin des lèvres et à la peur de la mort de se montrer au fond des prunelles. Pour leur plaisir, il fallait que les organes commencent à réagir de manière soudaine et incontrôlable et que les gémissements fassent trembler les membres. Éliphète passa une dernière soirée de tafia et de fritailles avec son vieux camarade, celui qui l’avait conduit le jour de son inscription à la milice, celui qui lui avait donné une gorgée de rhum sec un soir lointain où il n’avait pas pu s’empêcher de vomir. Le lendemain matin, lorsque Christophe et Ravilien vinrent chercher Pierrilus dans sa maison de la rue Magloire Ambroise, ils le trouvèrent sagement couché sur son lit, les mains jointes, les paupières closes, le souffle éteint.

Mis au courant de la situation par les deux confrères passablement déçus, le commandant fit aussitôt venir Éliphète.

– Pourquoi mes ordres n’ont-ils pas été respectés?

– J’avais une dette à payer mon commandant.

– La prochaine fois, dit simplement l’officier, j’aimerais que mes ordres soient scrupuleusement respectés.

– Oui, mon commandant répondit Éliphète.

Le commandant ne demanda pas à son subalterne la nature de la dette, ni ce qu’il avait fait pour assurer une mort paisible à son compagnon. En présence d’Éliphète, il se battait contre l’impression d’entrer dans un univers troublant où sous des apparences anodines les paroles cachaient menaces et avertissements. Il n’exigea pas d’explications au milicien. De plus, comme tant d’autres, il connaissait l’étendue du pouvoir d’Éliphète dans la préparation de remèdes et de poisons à base de plantes. Les questions pouvaient se révéler extrêmement dangereuses.

– Maman, est ce que tu es un loup-garou?

Le coeur battant, conscient de sa témérité, le petit Éliphète avait posé la question, s’attendant effectivement à recevoir une gifle suivie d’une magistrale fessée, agrémentée de punition à long terme. À genoux sur du gros sel ou debout sur une jambe en plein soleil de midi figuraient parmi les préférées de sa mère. Non seulement sa mère ne l’avait pas puni, elle avait souri. De ce sourire à la fois sournois et tendre qu’Éliphète avait appris à associer aux Mystères et à leur rituel.

     – Tu sauras bien assez tôt, crois-moi.

Du tissu rouge vif, des oeufs, une poule noire et blanche. Tout avait été acheté pour la cérémonie et le petit garçon, immobile et silencieux, se crut au fin fond de la mer, livré une fois de plus à ses caprices et à ses tourments.

La pénombre baignait la salle quand Éliphète se réveilla de son rêve. Il s’assit sur le lit tout naturellement, reprenant sa place dans cette pièce sombre où tant de services aux loas avaient été préparés. Il sentit le regard de tante Julie posé sur lui et ne dit pas un mot. La perspicacité de la vieille femme l’exaspérait mais il avait appris à ne pas révéler ses sentiments.

– Il faudra bouger mon garçon. Des étrangers ont demandé après toi au bourg.

– Déjà! fit Éliphète si bas que sa tante n’entendit pas. Puis, s’habillant avec des gestes précis et rapides, il se força à demander bien que sachant d’avance la réponse:

– Alors, je vais là-bas?

Tante Julie se contenta de regarder son petit-neveu et lui tendit un sac de provisions.

– Ananie t’attend. Tout est prêt pour toi.

Comment pensa Éliphète puisque je ne suis arrivé que la veille, en pleine nuit. Mais il ne doutait pas des paroles de sa tante. Selon les rumeurs et chuchotements des habitants de la zone, Tante Julie possédait des pouvoirs extraordinaires. «Décidément, pas une bonne personne!» osaient même affirmer les plus braves.

Éliphète prit sans mot dire le sac à provisions, un vieux cabas où il avait rassemblé quelques habits, et partit. Il ne lui vint pas à l’idée de maudire ou de se fâcher contre ceux qui l’obligeaient à s’enfuir ainsi, à abandonner sa grande maison de Delmas avec ses deux salles de bain, sa piscine et ses trois postes de télévision, sa Pajero grise et tous les appareils ménagers que sa femme avait réclamés. Il n’en voulait pas à ceux qui, peine ou hargne au coeur, avec des cris de revanche sur les lèvres, avaient envahi sa maison, saccagé meubles et vêtements, enlevé portes et fenêtres et s’étaient emparés de tout ce qui pouvait être emporté, avant de mettre le feu au reste. Pour Éliphète c’était dans la logique des choses que le gibier se transforme un jour en chasseur. Cependant, il lui répugnait de subir le sort de ce gendarme appréhendé par la foule déchaînée. L’odeur de la chair calcinée lui restait encore aux narines, les cris et hurlements lui heurtaient encore les oreilles.

– À bas macoutes. Nous devons venger nos morts.

Pour arriver chez tante Julie, Éliphète avait donc suivi le parcours soigneusement planifié pour de pareilles éventualités. Méthodiquement, il changea son apparence. En revêtant des pantalons grossièrement taillés, une chemise à carreaux, et surtout en adoptant une démarche lourde et rustre, il passa inaperçu. Éliphète Danton, surnommé Dayiva, tristement connu pour les traitements atroces et inhumains qu’il infligeait aux opposants au Régime, fut à peine remarqué par les manifestants. Quand ils interpellèrent ce gros paysan à l’allure balourde, ce fut pour le prendre à témoin de la méchanceté sans bornes des miliciens.

Pour fuir, Éliphète avait abandonné sans hésiter ses deux véhicules pour le transport en commun. Rassemblés dans un vieux sac en plastique, des coupures facilement négociables garantissaient les dépenses indispensables. Le gros de sa fortune l’avait bien entendu précédé aux Etats-Unis avec sa femme et sa fille. Il fallait laisser cette fureur et ce déchaînement se calmer avant de tenter de gagner la frontière haitïano-dominicaine. Il fallait qu’il arrive chez Julie. Elle saurait le protéger.

Éliphète avait sans peine exécuté son plan. Arrivé chez tante Julie voilà qu’il devait déjà repartir. Il n’avait pas prévu cette fatigue qui l’accablait, le poids des souvenirs qui alourdissait ses pensées, jetait un voile sinistre autour de lui. Il savait que, pour l’instant du moins, il avait échappé à la foule vengeresse mais curieusement, le danger lui semblait toujours aussi grand. Éliphète sentait que la menace, soudain, venait d’ailleurs.

Alors qu’il avançait ainsi en pleine nuit, il lui sembla que son corps ne lui appartenait plus, que ses membres refusaient d’obéir bien qu’il eut conscience de continuer à marcher. Éliphète avait parcouru cette zone assez souvent aux heures les plus variées de la nuit, celles jugées pas catholiques, où les chrétiens vivants sont censés être au lit, celles où les hurlements des animaux revêtent une résonance étrangement humaine, et où l’on évite de regarder derrière soi pour ne pas voir son ombre se détacher de son corps. De plus, Éliphète n’était pas un petit nègre sans protection. Il avait vécu des situations extrêmement dangereuses où le moindre faux pas pouvait amener la destruction. Il venait d’échapper aux menaces de gens qui l’auraient sans aucune hésitation haché en petits morceaux. Si ses pas s’appesantissaient maintenant, ce n’était pas par peur de l’obscurité; il l’avait toujours utilisée à son avantage. Il s’abandonna à l’étrange impression de s’enfoncer dans une matière fibreuse, d’être entouré de substances moelleuses qui l’empêcheraient bientôt de bouger, de voir le jour, de respirer. Il s’enfonçait dans du coton.

Éliphète se réveilla en sursaut, le corps mouillé de sueur, les tempes battantes. Ses sens bien entraînés reconnurent immédiatement l’odeur de poissons morts symbolisant pour lui l’habitation. Quand il ouvrit les yeux, il ne fut pas étonné de voir la silhouette de la protégée de Tante Julie assise sur une petite chaise basse, à proximité du lit.

– Qui m’a conduit ici? demanda Éliphète et le ton brusque de sa voix rauque le frappa.

– Il y a longtemps que tu dors, affirma Ananie.

Elle n’avait pas répondu à sa question renforçant cette sensation d’irréalité, de ténèbres invisibles qui l’habitait depuis son retour. Il se passa les mains sur le visage et s’assit. Il ne pouvait se rappeler comment il était arrivé dans cette chambre, dans ce lit. Soudain, le souvenir de Grann Renette le remplit d’images si précises qu’il frissonna. Grann Renette à soixante-seize ans s’était éteinte comme ça un beau soir. On ne l’avait jamais plus revue. Elle était partie dans le coton, sans bruit, sans compte. Nul besoin de funérailles, de veillées, de prières. Son corps avait réintégré la terre, comme une graine poussée par le vent, après s’être baladée au gré des intempéries, échoue sans cérémonie dans la terre d’où elle était sortie. Ses enfants ne l’avaient pas vraiment cherchée à vrai dire. Il était dans la coutume du côté de la famille du père d’Éliphète de mourir dans le coton. Cousin Antoine, paraît-il, ainsi que tante Almanie, s’en étaient allés ainsi, tout bonnement.

Éliphète fut conscient de l’insistance du regard myope de la cousine Ananie sur lui. N’ayant jamais porté de lunettes, elle plissait constamment les paupières, ne s’arrêtant que pour écarquiller ses yeux avant de recommencer le clignotement. Éliphète sourit faiblement car ce souvenir l’avait brusquement ramené des années en arrière. Dans son enfance pleine de couleurs et de senteurs. Monde bigarré, amalgame de chants et de cauchemars. Curieusement, Éliphète comprit avec un serrement au coeur que sa fille Mariphète n’avait jamais connu et ne connaîtrait jamais cet espace de bras et de jambes mêlés, de corps libres, de désirs ouvertement manifestés et assouvis. Rencontre des êtres et des choses, baiser intime et profond, parfois brutal de la nature et des hommes. Sa fille avait appris à jouer dans le monde bien rangé des écoles religieuses. Oh! Les chères soeurs auraient bien voulu la refuser mais elles n’avaient pas osé ne pas recevoir «la fille de Dayiva». Mariphète avait donc grandi dans un univers cerné de murs de pierres, polies par le temps et les convenances, dans un monde de prières sagement dites, de questions non posées, de pensées interdites et d’actes de contrition.

Soudain, Éliphète se sentit triste et seul. Il sortit de la chaumière, conscient que Ananie ne lui poserait aucune question mais qu’elle ne répondrait pas non plus aux siennes. Cela lui paraissait sans intérêt, tout à coup. Il lui semblait plutôt important de revivre un instant cette harmonie qu’enfant, il avait prise pour chose acquise. Il se sentait très loin de la ville et pourtant beaucoup d’images de corps tressautant sous les balles, de visages tuméfiés, de mains abîmées et de membres brisés lui revenaient. Il y pensait avec étonnement comme curieux d’identifier la source de toutes ces horreurs qui avaient marqué sa vie pendant tout son séjour dans la capitale. Il lui semblait respirer une odeur de sang, d’organes en décomposition. Il continua sa marche sans se presser. Des cris de douleur lui transpercèrent la mémoire ou éclataient-ils plutôt en lui? Il n’essaya pas de chasser souvenirs, hantises et visions. Il marcha longtemps sans faire attention, certain que ses pas le conduiraient où il faudrait. Il poursuivit sa marche, humant l’air du soir, ne se demandant pas pourquoi il faisait encore nuit, comme si sa vie, maintenant, ne pouvait être que de nuit.

Sous ses pas, le sable fin crissa: Bonsoir, Bonsoir Dayiva. Et tout naturellement, ses pieds s’accordèrent aux contours des galets, aux doux reflets des coquillages, aux mouvements imperceptibles des grains de sable. Éliphète continua sa marche soudain plus légère, mettant dans chaque pas une intensité qui serait douloureuse sans la grâce les habitant. Devant lui, sous la lumière feutrée de la lune, les vagues l’invitèrent à la danse, créant à elles seules leurs musiques. Tout naturellement, les hanches recouvrèrent d’instinct le rythme et son corps se cambra. Les reins se balancèrent en cadence. Quand il sentit enfin sous ses pieds la tiède caresse de l’eau, il sut combien il lui appartenait. Ses bras s’ouvrirent, ses jambes fléchirent. Il se retrouva parmi les vagues, inconscient de la béatitude s’étalant sur son visage alors que la mer lui léchait le corps, le poussait et l’emportait dans un mouvement à la fois sensuel et triomphant.


La nouvelle « Dayiva » d’Évelyne Trouillet a été publiée pour la première fois dans le recueil de nouvelles, Parlez-moi d’amour…, publié à compte d’auteur en Haiti en 2001. Elle est republiée sur Île en île avec la permission de l’auteure.

© 2001 Évelyne Trouillot ; © 2002 Évelyne Trouillot et Île en île.


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mis en ligne : 16 juin 2002 ; mis à jour : 17 novembre 2020