Évelyne Trouillot, 5 Questions pour Île en île


Nouvelliste, romancière, dramaturge, poète… Évelyne Trouillot répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 18 minutes réalisé à Delmas le 28 juin 2011 par Thomas C. Spear.

Notes de transcription (ci-dessous) : Coutechève Lavoie Aupont.

Dossier présentant l’auteure sur Île en île : Évelyne Trouillot.

début – Mes influences
01:42 – Mon quartier
03:14 – Le Centre Culturel Anne-Marie Morisset
05:33 – Mon enfance
11:12 – Mon oeuvre
15:17 – L’insularité


Mes influences

Je suis marquée par des auteurs… constamment. Comme Marguerite Duras, Guy de Maupassant parce que j’aime les nouvelles et les contes. Maupassant a maîtrisé l’art des nouvelles et des contes. Mais, jusqu’à présent, il y a des auteurs que je lis qui me marquent, peut-être, qu’ils n’influent pas mon écriture ; mais ils m’offrent des perspectives et des horizons nouveaux. Je pense, par exemple, au poète palestinien Mahmoud Darwish, à des romancières comme la romancière turque Elif Shafak que je ne connaissais pas avant. Je suis toujours à la recherche de nouvelles lectures ; je refuse d’être enfermée dans mes lectures. C’est important de découvrir de nouveaux auteurs, des auteurs qu’on ne connaissait pas. Pour moi, la lecture est une ouverture. Donc, je ne suis pas figée dans des lectures qui m’auraient marquée dans le temps, mais je suis toujours ouverte à d’autres lectures, d’autres auteurs.

Mon quartier

J’habite Delmas, à l’intérieur, cela veut dire dans des rues pas trop bien définies. Où il y a une mixture. Pour moi, ce quartier est vital et joue un rôle très important dans mon écriture. C’est un quartier qui reflète Haïti et sa composition sociale. Vous retrouvez de tout : des maisons de la classe moyenne avec des taudis à côté où des gens vivent à dix dans une même pièce. Vous rencontrez des enfants qui ne vont pas à l’école. Vous rencontrez en même temps des étudiants, des professeurs d’université, vous rencontrez tout le monde. C’est un quartier qui me permet de rester en accord avec la réalité du pays. C’est très important, même quand des fois cela m’agace quand il y a du bruit, quand il y a le pasteur qui crie, qui conduit ses services constamment. Mais en même temps, cela me permet de mettre les choses en perspective. Nous vivons dans une pays où les gens ont toujours tendance à se cantonner dans leur petit monde et dans leur petit vécu en oubliant ce qui se passe autour, en oubliant le grand tableau. Ce quartier me permet de rester constamment à jour.

Le Centre Culturel Anne-Marie Morisset

Lyonel et moi, ma sœur Jocelyne et mon frère Michel-Rolph, nous avons décidé de construire ce centre après le séisme. C’est le Centre Culturel Anne-Marie Morisset,* du nom de notre mère qui nous avait légué le terrain et l’espace. Nous avons pu trouver un financement de 80% de la Fondation de France pour nous permettre d’avancer avec la construction. D’autres partenaires locaux et internationaux ont aussi contribué. Il y a un kiosque où nous aurons des activités telles que les conférences, les cours de danse, les activités sportives, les lectures de poésie, etc. Dans le centre lui-même, nous aurons une bibliothèque, une salle d’informatique et des salles de formation où nous pourrons accueillir un public.

Les travaux ne sont pas encore terminés, bien entendu. Mais nous avons commencé avec des activités : la conférence d’Elizabeth Boyi sur Jacques-Stephen Alexis avec le concours de la DNL [Direction Nationale du Livre]. Nous avons eu aussi des ateliers d’écriture que Lyonel et moi avions animés pour les lycéens et collégiens et aussi pour des étudiants, avec la collaboration de l’Institut français d’Haïti. Nous avons établi un partenariat avec une dizaine d’écoles. Donc nous avons commencé certaines activités. Et, à partir de la semaine prochaine [juillet 2011] commenceront des cours de capoeira et de bâtons – art martial de l’Artibonite – et des cours de tambour.

C’est un centre destiné aux gens de Delmas en particulier et à tout le monde ; il n’y pas de distinction. C’est fait pour les jeunes, pour les aider à acquérir un certain enrichissement culturel. C’est ce que nous espérons.

Mon enfance

J’ai quelques souvenirs de ma petite enfance, parce que j’imagine qu’il y a des gens qui n’en ont pas. Moi, j’en ai. Je vois déjà ma grand-mère qui est une partie très importante dans ma vie. Parce que tout les figures de grands-mères dans mes textes, je m’en inspire. C’est quelqu’un de très doux, de très fort en même temps. Très tendre mais en même temps d’une personnalité très forte. Je suis consciente qu’elle marque mes textes. Et que la figure de grand-mère qu’on a dans mes textes – que ce soit dans Rosalie l’infâme, Le mirador aux étoiles ou L’Œil Totem – est inspirée d’elle. Elle est présente dans mon œuvre. Il y a aussi la famille élargie ; on vivait avec des cousins et des cousines. Cela nous a fait une très grande famille avec des tantes, la grand-mère… La maison était toujours pleine. C’est typique d’une famille haïtienne d’autrefois. Ces genres de familles qu’on avait, et qui deviennent de plus en plus difficiles maintenant avec les changements sociaux, les départs vers l’étranger, etc. Je crois que cette famille-là m’a construite, m’a façonnée. Ce n’était pas seulement la famille nucléaire, même si les rapports père-mère-enfants étaient très forts et spéciaux. Il y avait aussi cette famille élargie qui nous a permis à tous, je crois, de grandir et d’acquérir une dimension qu’autrement on n’aurait pas eue.

Comme souvenir de petite enfance, aussi, il y a eu les querelles de frères et sœurs, de cousins et de cousines, les pleurs, les peurs. Beaucoup de peurs aussi, parce qu’avec l’imaginaire haïtien et les histoires de loups-garou, de diables, de zombi… J’avais peur de tout. J’étais la poltronne de la maison. Tout le monde me connaissait comme la grande poltronne. Je me cachais sous les draps et quand j’entendais les bandes de rara, je tremblais, je transpirais. C’est quand même malheureux que beaucoup d’entre nous, Haïtiens, ayons eu dans notre enfance cette vision de la religion vodou comme une religion qui fait peur. Enfant, j’associais la religion vodou à la peur. J’étais terrorisée. Dès qu’on me parlait de rara, j’avais peur. Je ne savais même pas ce que c’était ; j’avais peur de tout. J’entends les bruits des cérémonies de vodou puisqu’on habitait le quartier de Saint-Antoine, on entendait les bruits au loin des cérémonies vodou qui se faisaient le soir, surtout en provenance du Fort National. Moi, j’étais terrorisée par ces histoires-là. Et, en même temps, fascinée, parce que c’était quand-même des histoires qui fouettaient l’imaginaire. Je pense que c’est quand-même dommage… heureusement que quand je suis devenue grande, j’ai pu me renseigner. J’ai lu, entre autres, Laënnec Hurbon, Lilas Desquiron, et je me suis renseignée sur le vodou et sur ce que cela représentait pour avoir une idée plus objective du vodou comme religion à part entière.

Comme souvenir de petite enfance, il y avait aussi les livres. Il y avait des livres très tôt dans ma vie. Mon père avait une bibliothèque. En ce sens-là, je suis privilégiée. Il ne disait jamais qu’il ne fallait pas rentrer là. La seule exigence, c’était qu’il ne fallait pas déchirer ses livres ; et c’est l’exigence que j’ai faite à mes filles de ne pas déchirer mes livres, mais elles pouvaient toucher à tous mes livres. Mon père me laissait toucher à tous. Il n’y avait pas de censure non plus. Je me rappelle, j’étais toute petite, j’avais huit ou neuf ans, j’ai lu Le paysan de Paris de Louis Aragon. Je n’avais rien compris, bien sûr – je l’ai relu après – mais il ne m’a pas dit que c’était trop grand pour moi, il me laissait lire. Il y avait aussi dans sa bibliothèque les grandes reliures des journaux de l’époque. Il faisait relier tous les grands journaux de l’époque et moi, je les feuilletais. C’est de là peut-être que j’ai pris mon goût pour l’histoire. Ce n’est pas la petite histoire en tant que telle mais l’histoire du quotidien. Cela m’a toujours fascinée, c’est pourquoi dans mes textes il y aura toujours des références à des époques de l’histoire d’Haïti au quotidien. Cela m’est venu de ma passion à feuilleter, à lire les faits divers de l’époque.

Cela me ramène à l’école : j’ai commencé l’école très tôt. J’ai appris à lire très tôt. Je ne me rappelle même pas quand j’ai appris à lire. J’ai l’impression d’avoir toujours su lire. Pour moi, l’école était un espace rébarbatif dans le sens que c’était la découverte. Même quand l’école à ce moment-là, c’était l’école rigide, mais moi, j’avais une telle envie de lire. C’était cela l’école. Et j’ai toujours aimé l’école. Malheureusement il y a des gens qui n’aiment pas et qui ont en plus de bonnes riaons de ne pas l’aimer.

Mon œuvre

Je dirais que ce que j’aime écrire le plus, ce sont les nouvelles. Il y a un défi permanent dans les nouvelles en ce sens que chaque mot compte. Il n’y a pas de superflu. Chaque mot a un rôle à jouer. Un rôle précis, et il y a cette fin qu’il faut trouver. Cette fin superbe qu’il faut trouver pour chaque nouvelle qui me pousse à écrire, avec le plus d’efficacité et de perfection possible. Pour moi, c’est un défi d’écrire la nouvelle. Mais je n’écris pas que des nouvelles. J’écris aussi des romans, mais je ne suis pas passée de la nouvelle aux romans. Pour moi, ce sont deux choses tout à fait différentes. Il y a des thèmes qui me viennent sous forme de nouvelles et d’autres qui exigent le roman. J’écris aussi du théâtre depuis 2004. J’avais participé au concours Etc. Caraïbe avec Le Bleu de l’île [qui sera publié dans la revue Coulisses en 2012] et j’ai écrit une deuxième pièce de théâtre qui s’appelle Entre deux cris dont un extrait sera bientôt publié [dans la revue Ma commère]. Il y a des thèmes qui me viennnent sous forme de pièces ; cela veut dire que le thème me venait à l’esprit, mais je me rendais compte que cela ne pouvait être ni une nouvelle ni un roman, seulement du théâtre.

J’écris aussi de la poésie, mais la poésie, c’est différent. La poésie est quelque chose qui est plus profond, quelque chose qui vient dans des circonstances très particulières. Quand j’écris de la poésie, cela me fait mal, physiquement. C’est la seule façon pour moi de le dire. C’est quelque chose de très viscérale, qui vient du dedans, qui est plus fort que tout. Mais ce sont des textes qui pour moi sont… je ne dirais non pas « plus intimes », je dirais que c’est plus proche de mon « moi ». Tandis que dans les romans, les nouvelles, la fiction, au contraire, j’essaie très souvent de m’effacer. J’essaie de m’effacer, pourquoi ? Parce que je pense que de se raconter, de se raconter tout le temps finalement, c’est lassant. Moi, je préfère observer autour de moi ce qui se passe, et en même temps, il y a toujours du moi dans ce que j’écris, bien entendu. Je ne vais pas dire qu’il n’y a pas du moi, parce que j’ai fait un choix. Mais j’essaie de donner la parole à d’autres que moi dans la fiction et dans le théâtre. Tandis que dans la poésie, c’est moi, c’est vraiment moi qui sors. Pour moi c’est plus rare donc ; je n’écris pas souvent de la poésie, et surtout c’est beaucoup plus douloureux.

Mon « œuvre » ? Je ne vais pas utiliser ce mot. Je préfère dire « mes textes ». Mes textes sont variés, mais je crois qu’il y a quand même des points communs : il y a la famille qu’on va trouver dans tous mes textes, que ce soit la fiction ou le théâtre. La famille joue un rôle très fort. Il y a aussi l’histoire, les références à l’histoire. Il y a peut-être ce que j’essaie de faire : c’est la recherche de l’humain dans des circonstances les plus difficiles, les plus douloureux. Il y a ce côté humain. Il y a l’humanité qui sort.

L’Insularité

Ayant vécu en Haïti presque toute ma vie – excepté cette dizaine d’années aux États-Unis – je savais qu’Haïti était une île. Cette presqu’île que représente la République d’Haïti. Mais, je ne l’ai jamais vécu comme un enfermement. Pour moi, c’est mon pays, c’est comme cela qu’il est, je ne le vois pas autrement. Je pense qu’en grandissant, je me suis rendu compte que cette notion d’insularité varie selon les gens. Mais elle porte avec elle, peut-être parfois, un regard externe. Je me demande dans quelle mesure celui qui est à l’intérieur peut penser qu’il est enfermé. Je ne sais pas. Pour moi, je n’ai jamais eu cette sensation d’enfermement. Au contraire, on peut regarder l’île comme une ouverture vers l’autre. L’île peut-être comme un point de départ. C’est un point de départ et de retour, l’île c’est cela. Parce que j’aime voyager, mais le meilleure moment, c’est quand je reviens chez moi. J’adore voyager mais je pense toujours en partant que je vais revenir ! Je vais revenir ! Et que je veux revenir ! C’est cela mon bonheur, de partir et de revenir.

Pour répondre à la question d’insularité, si je n’étais pas revenue en Haïti, après mes années aux États-Unis, je n’aurais jamais rien écrit. Je reformule : j’aurais certainement écrit, parce que j’écrivais déjà toute petite. Mais je crois que je n’aurais pas écrit ce que j’ai écrit. C’est-à-dire, je ne ne serais pas devenue celle que je suis actuellement. C’est ce pays, avec toutes ses difficultés, tous ses problèmes, mais aussi toute sa richesse, toutes ses ressources, c’est ce pays qui m’a permis d’être ce que je suis. Et c’est pourquoi, je ne dirai pas que j’ai un devoir, mais une responsabilité de donner quelque chose à ce pays.

C’est comme cela que je le vois, quand on me dit que la notion d’insularité est complexe qui peut être définie de différentes manières, je la vois comme un point de départ, un point d’arrivée.

* NDLR: Le Centre Culturel Anne-Marie Morisset.


Évelyne Trouillot

Trouillot, Évelyne. « 5 Questions pour Île en île ».
Entretien, Delmas (2011). 18 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube le 8 juin 2013.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, du 12 janvier 2012 jusqu’au 13 octobre 2018.)
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Notes de transcription : Coutechève Lavoie Aupont.

© 2012 Île en île


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mis en ligne : 12 janvier 2012 ; mis à jour : 26 octobre 2020