Entretien avec Vairaumati no Ra’iatea à propos du roman Arioi

Réalisé par Lilas Devenel

Lilas Devenel: Vairaumati, le goût du secret que vous cultivez en vous dissimulant sous un pseudonyme est-il signe que vous êtes et femme et Polynésienne?

Vairaumati: Ce n’est la preuve de rien du tout, sinon de mon envie actuelle de ne livrer de moi que l’exigence de réhabiliter les Arioi et surtout que les jeunes sachent qui ils étaient.

L. Devenel: Que veut dire Arioi?

Vairaumati: Tout le monde, en Polynésie, connaît le mot Ari’i, qu’on traduit par les «chefs» ou plus souvent «rois», le mot de nos jours entre dans de nombreux prénoms féminins ou masculins. Le mot «Arioi» vient de «Ar’ii», le suffixe «oi» signifiant «bifurquer», «sortir de la voie prévue». Les Arioi, souvent les cadets de grande famille, (d’où peut-être l’étymologie), sont des artistes, regroupés en communautés, danseurs, acteurs, tatoueurs. Une de leurs caractéristiques, c’est aussi la mobilité. Ils sillonnent l’Océan pour se produire dans toutes les îles qui forment aujourd’hui l’Archipel de la Société; ils ne semblent pas avoir existé ailleurs. C’est quand j’ai constaté combien ils étaient et méconnus et même oubliés que j’ai eu envie d’écrire. Je pourrais presque dire que Arioi est un livre polémique contre l’oubli.

L. Devenel: Sont-ce les livres ou les gens qui vous ont influencée?

Vairaumati: J’aurai l’occasion de vous dire les livres qui m’ont renseignée. Mais j’aurais aimé une plus riche moisson ethnographique orale. Comme on cache le passé pré-colonial en Polynésie! Comme on veut l’occulter! Par honte, je crois. On a fait honte aux Maohi de ce qu’ils étaient. «Ça fait honte»… Vous ne pouvez savoir comme cela me révolte! En ce début de vingt-et-unième siècle, beaucoup de peuples sont arrivés à reconnaître leurs fautes passées; et leurs jeunes générations parviennent enfin à dépasser cette honte pour les vrais crimes que leurs ancêtres ont commis. Et, voyez quel paradoxe! Les Maohi d’aujourd’hui ne parviennent toujours pas à dépasser la honte… pour les vrais crimes qu’on a commis sur eux!

L. Devenel: Revenons quand même à votre goût du secret. On a coutume de penser que les Européens veulent toujours dire, transmettre le patrimoine, enseigner à tous, tandis que les Polynésiens souhaitent la même chose mais dans le cadre très restrictif de la famille.

Vairaumati: Aurais-je été à la fois Maohi et Européenne!… Je me sens en effet moi aussi citoyenne du monde. Mais à vous qui êtes ethnologue, je voudrais poser une question: le goût du secret est-il profondément maohi? Souvent, je me dis oui. Prenons les Haerepo, il n’y a qu’eux qui pouvaient réciter les généalogies.

L. Devenel: Excusez-moi, mais qui étaient les Haerepo?

Vairaumati: Des hommes au service des Ari’i et qui devaient savoir par cœur leurs généalogies et sans se tromper d’un mot. Ils étaient entourés de nombreux tabous, évidemment. Mais, à leur sujet, je me demande aussi: a-t-on vraiment voulu créer un clan secret des Haerepo? Ou bien le clan s’est-il créé de lui seul? Il ne pouvait y avoir que bien peu d’hommes susceptibles, comme eux, de posséder une mémoire si extraordinaire!

Alors j’en viens à penser que le goût du secret chez les Maohi n’a dû se développer qu’à cause de l’arrivée des étrangers. On oublie trop souvent, peut-être parce que cela dérange tout le monde, que les Maohi ne sont devenus Chrétiens qu’après beaucoup d’hésitations qu’on pourrait appeler résistance; et Français, qu’après beaucoup de résistance qu’on pourrait appeler combat. Il fallait donc cacher à l’envahisseur ses coutumes. Il est à parier qu’en cherchant bien, on retrouverait des grottes avec des objets d’antan…

L. Devenel: Souhaitez-vous que cela arrive?

Vairaumati: J’adorerais un grand musée à Raiatea, dans un lieu magnifique, un peu ce que la Nouvelle-Calédonie a construit avec le Musée Tjibaou.

L. Devenel: Dans une grotte du Temehani Ute-Ute où Maimiti, la perfide (à la page 54 d’Arioi) a caché ses vêtements? Les lieux géographiques sont-ils décrits très exactement dans votre roman?

Vairaumati: Le gouffre, le petit bain de la reine, les tiare qui éclosent au matin, la mini-forêt de fara ou de pandanus comme vous voulez, oui, ils existent.

L. Devenel: Qu’est-ce que «tiare»?

Vairaumati: «Tiare» veut dire «fleur» en Reo Maohi. Sur le Temehani à Raiatea pousse une fleur unique au monde, le tiare Apetahi. C’est une petite fleur blanche à cinq pétales tous disposés d’un seul côté et ne formant pas corolle. C’est pourquoi elle peut ressembler à une main au bout d’un bras. Sa légende d’ailleurs souligne cette particularité: Apetahi, une jeune femme, s’étant cru délaissée par son mari, se suicide en haut du Temehani, elle coupe son avant-bras et le met en terre. Quand son mari retrouve sa trace, le bras est devenu une tige et la main qui appelait au secours, une délicate fleur blanche.

Plusieurs fois j’ai fait cette balade du Temehani, obsédée seulement par ce décor que je voulais donner à mon roman. Survivre là-haut. De l’eau. Quelques fruits de buissons. De rares animaux. Je dois avouer que la grotte où Maimiti se fait livrer sa propre nourriture et cache ses vêtements et ses fards, non, je ne l’ai jamais vue, mais j’ai été influencée par des grottes à Ua-Pou aux Marquises, près d’Hohoi; j’y ai vu des «va’a» funéraires, ces pirogues consacrées aux ossements des morts, à jamais dans ce port tranquille si loin de la mer. Alors, je reviens à ce que je disais précédemment: peut-on penser que pendant neuf ans les Raiatéens ont lutté sans protéger leurs biens dans des grottes qu’ils ont sûrement bouchées? Cela s’est fait dans d’autres pays envahis. Pourquoi pas ici? Donc, bien sûr, je n’ai pu que rêver les grottes, les ponts et les arches que Maimiti emprunte. N’oubliez pas qu’elle est la fille d’un grand prêtre de Taputapuatea: il est plausible qu’elle soit donc dans les secrets des puissants. Vous savez, à Hohoi, les grottes sont si étroites et cachées que si des enfants ne m’y avaient amenée, je ne les aurais jamais trouvées. De même, aux Marquises, j’ai emprunté ces lianes aux petits fruits imputrescibles et qu’on appelle ici «paina», «pipitiô» et «pitipitiô».Il y en a à Raiatea sur les flancs du Tapioi, mais elles poussent à profusion aux Marquises qui sont plus sèches.

L. Devenel: Avez-vous emprunté autre chose aux Iles Marquises?

Vairaumati: Une seule, à Taiohae, j’ai eu la chance de rencontrer un guide local qui m’a montré dans l’église ce que les Anciens utilisaient pour se regarder: le miroir à eau (j’en fais la description à la fin d’Arioi, à la page 119). Ce fut pour moi une grande émotion. Parce que j’aime les objets. Comme les vivants, ils ont les destins les plus inattendus.

L. Devenel: Donc, influence d’abord de tous les paysages que vous aimez?

Vairaumati: Oui. De toutes les terres disséminées dans ce vaste Pacifique, de l’Australie à l’Amérique du Sud en passant par l’Ile de Pâques, et d’Hawaï à Rapa, c’est Raiatea ma préférée.

L. Devenel: Pourquoi?

Vairaumati: Elle est belle, sans ostentation; les gens y sont restés aimables et hospitaliers, peut-être parce que le tourisme ne les a pas déformés. De plus que ce soit ici qu’existent et le marae international et le Temehani ne peut être anodin.

L. Devenel: Le Temehani, pourquoi? Quel sens a-t-il?

Vairaumati: C’est le mont sacré. L’équivalent du Walhalla de la mythologie nord-germanique, si vous voulez. Alors les touristes qui n’aiment que les plages et ne s’intéressent pas à l’Histoire, tant pis pour eux!

L. Devenel: Vous avez donc beaucoup regardé autour de vous?

Vairaumati: Beaucoup regardé, beaucoup interrogé et beaucoup vu. Arioi est un hymne aux Arioi mais aussi à Raiatea-la-Sacrée comme la nomment toujours les Polynésiens. Donc, un hommage à une terre, au Fenua. Et à son peuple. Le livre est dédié à ma fille; mais, avant de la nommer, je l’ai dédié à tous les enfants, à tous les adultes du «fenua» pour toutes nos contradictions et nos complexités humaines. Parce que, tout pétri de religiosité chrétienne qu’il soit, quel est le Polynésien sincère qui, passant près d’un marae, n’a pas de frisson? Quel est le Polynésien qui regarde ces pierres comme n’importe quelles pierres? Pour certains, le frisson sera d’inquiétude, pour d’autres, de respect. Peu importe au fond, le frisson est là.

L. Devenel: Marae, mythologie, date à laquelle se passe l’histoire du roman, cela voudrait-il dire que vous êtes passéiste?

Vairaumati: Mon goût pour les mythologies ne veut pas dire que je rejette mon époque, loin de là! Je pourrais dire comme Victor Segalen que «j’aime mon époque comme une patrie». Qu’un météorologiste par exemple m’explique comment naissent les tempêtes, je trouve cela merveilleux, prodigieux, fabuleux. Mais je trouve aussi fabuleux, prodigieux, merveilleux que les hommes aient pu inventer qu’un des enfants de Rangi et Papa – le Ciel-Père et la Terre-Mère – soit venu reprocher à ses frères d’avoir voulu séparer leurs parents; alors, dégoûté par la façon dont ils avaient agi, il a préféré partir, s’accrocher au ciel et se venger de sa fratrie en envoyant ses enfants, les quatre grands vents et les bourrasques et les ouragans… Vous savez, je crois que je suis très cartésienne mais les mythologies portent une charge de rêve peu ordinaire! Pour moi, c’est toute la littérature, comme à l’état brut, c’est-à-dire, pur.

L. Devenel: Et la mythologie maohi est-elle particulièrement belle?

Vairaumati: Je l’adore, tout simplement. Et ce n’est pas du sectarisme. Tous les écrivains l’ont dit, même les «popa’a», c’est-à-dire les étrangers, ceux qui sont vite brûlés par le sel et le soleil. Que je rende ici hommage à Philippe Draperi dans sa superbe préface au livre L’Encre des Anciens, n’écrit-il pas:

«Cette culture polynésienne, jugée primitive par notre impérial étalon technique inscrivit essentiellement son être dans l’abstraction des structures sociales et dans un corpus imaginaire (mythes, légendes, généalogies, divinités) à faire pâlir une nation matérialiste comme la nôtre. Une civilisation évanescente, tels les mots abandonnés aux alizés, mais lourde d’un poids ontologique insoupçonné. Il y a quelque chose de l’Antiquité grecque et romaine chez les homme du grand Océan et du Soleil, Amour du verbe, fécondité des mythes, respect des Dieux et de la Nature. L’autre est toujours un possible dont la disparition est une défaite irréparable du Moi. Dans ce cosmos îlien panthéiste au subtil équilibre, l’homme occupait une place originale à méditer pour notre ethnocentrisme conquérant».

C’est juste et bien dit, n’est-ce pas?

L. Devenel: Vous avez donc voulu d’abord un hommage à un pays et à ses mythes?

Vairaumati: Oui. Vous savez, je suis agacée que les Polynésiens visitent tant l’Australie, la Nouvelle-Zélande et Las Vegas, alors que dans les pensions des îles, on ne voit que des popa’a.

Une histoire se passant dans les îles de la Grande Alliance, comme on disait alors, oui, c’était d’abord rendre hommage au grand triangle maohi-maori.

L. Devenel: Mais cet hommage n’est-il pas faussé si, au lieu de raconter de vrais choses vous inventez? Si vous choisissez le roman plutôt que l’essai?

Vairaumati: Dans un sens, j’ai très peu inventé, j’espère que je vous le prouverai au cours de notre discussion. La réalité, le présent ont été une source constante d’inspiration. Quand j’ai décrit les fêtes d’intronisation (aux pages 58-59), j’ai puisé dans le spectacle que nous avons tous vu à Taputapuatea, il y a deux ans, de même pour les tatouages, lors du premier festival international. Quoi d’autre? Les petits cochons, par exemple. Ils ne sont plus sacrés à Raiatea, mais quel choc, quel bonheur j’ai eus en me promenant à Lahaina, dans l’île de Maui, à Hawaï! Au seuil des magasins, des porcelets enrubannés, familiers comme des chiots! Ici, donc, la coutume antique était préservée. Et je vous assure que la petite truie chérie de Vahinetua ressemble fort à celle que j’ai alors prise dans mes bras.

L. Devenel: Mais, par exemple, vous avez avoué avoir inventé des chemins et des grottes dans le Temehani, cela ne nuit-il pas à la crédibilité de votre récit?

Vairaumati: Je l’ai appelé: roman. C’est-à-dire oeuvre de fiction. Cependant, peut-être qu’ici, une fois de plus, roman et fiction anticiperont sur la réalité. Peut-être que ces grottes et ces chemins seront, un jour, découverts, redécouverts. Peut-être ai-je eu, pourquoi pas? une intuition géo-religieuse!!! Que je vous raconte une petite anecdote: après avoir écrit le livre, j’ai eu l’occasion de retourner aux Trois Cascades, et, pour la première fois, avec un guide. J’ai eu une sorte d’ivresse du bonheur quand il nous a montré au sol un «probable pavage», a-t-il dit. Cela ne corroborait-il pas mon hypothèse poétique – et seulement poétique pour l’instant – de quelques chemins sacrés montant vers le Temehani?

L. Devenel: Vous pouvez donc assurer que c’est possible?

Vairaumati: Vous me posez, là, une drôle de question! Mais je répondrai: oui. Jean Scemla, dans sa lettre critique des Immémoriaux ne notait-il pas sur Segalen: «un éblouissement prolongé par une intense soif documentaire»…

L. Devenel: Vous vous comparez à Segalen?

Vairaumati: Ne me croyez pas si imbue de moi-même… Je veux seulement affirmer que mes recherches historiques et ethnographiques pour écrire Arioi m’ont permis de donner une base solide à mon texte.

L. Devenel: Et vous disiez, sur Segalen?

Vairaumati: Ah! Les Immémoriaux! Cette reconnaissance de la culture de l’Autre! L’ethnologie, l’histoire, mais aussi l’approche sublimée des mythologies de l’Autre… Quelle réussite! Et ainsi, Segalen est arrivé à une sorte de reconstruction par l’intérieur du monde polynésien d’antan. Mais c’était il y a cent ans! Les choses ont changé. Il constatait l’agonie d’une civilisation. Moi je voudrais seulement réhabiliter les Arioi et qu’on ne les oublie pas et… qu’ils reviennent…

L. Devenel: Vous auriez aimé écrire un livre à la Segalen?

Vairaumati: Oui et non! Quand on écrit, on livre le plus profond de soi. Donc, en quelque sorte, l’idéal est de n’être comparé à personne! Je voulais simplement dire que j’aime l’écriture de Segalen, j’aime son exaltation des mots «qui sont dieux eux-mêmes», dit-il au tout début des Immémoriaux, «ces beaux parlers originels où s’enferment l’éclosion des mondes, la naissance des étoiles, les ruts et les monstrueux labeurs des dieux maori».

L. Devenel: Il n’y a pas que les lectures qui vous ont influencée, disiez-vous?

Vairaumati: En effet. Il m’aurait fallu citer une impressionnante bibliographie. À un moment, j’ai eu envie qu’elle figure à la fin d’Arioi, mais j’ai eu peur que cela ne donne à mon livre une ampleur que je ne voulais pas qu’il eût. Vous savez ce que je voudrais? Qu’Arioi soit lu par des collégiens et des lycéens. Et quel adolescent se plongerait alors avec délectation comme je l’ai fait, dans de gros livres?

L. Devenel: Pouvez-vous les citer ici?

Vairaumati: Oh non, sûrement pas tous! Je suis une lectrice avant tout. J’ai lu tout ou presque de ce qui s’est publié sur la Polynésie, mais j’ai peut-être écrit Arioi par frustration. On les évite souvent, les Arioi, on n’aime pas parler d’eux, on pourrait en dire sur eux, mais non, c’était inconvenant.

L. Devenel: Vous pensez à qui?

Vairaumati: À William Ellis, dans À la recherche de la Polynésie d’autrefois, à Teuira Henri avec Tahiti aux temps anciens. Extraordinaires livres que les leurs, mais trop imprégnés de l’idéologie missionnaire. C’est Teuira Henri, la petite fille du pasteur Orsmond, qu’il faut, cependant, lire et relire. C’est chez elle que j’ai puisé les poèmes que je cite, les vrais poèmes du temps passé.

L. Devenel: Par exemple, celui de la page 94 n’est pas inventé par vous? «O Ari’i, tu es l’étoile, la proue incontestée de la Grande Pirogue…».

Vairaumati: Mais pas du tout! Fallait-il mettre une note en bas de page et dire: ce poème est un vrai poème ancien maohi de Tetuna’e et c’est Teuira Henri qui le cite dans Tahiti aux temps anciens?

J’ai préféré faire confiance aux lecteurs, les laisser chercher dans ce récit qui n’est pas linéaire et trouver, à la page 63, que je l’annonce. Pour des raisons propres à l’intrigue d’Arioi, j’ai choisi un vers. Tetuna’e, selon la traduction de Teuira Henri dit: «Les amuseurs oints d’huile parfumée». Et Te-Vai-i-te-Rai, le ra’atira de ma fiction, le chorégraphe des Arioi explique pourquoi il veut dire, lui, «huile nouvelle». Tout se joue sur ces deux adjectifs à la page 63: «parfumée» et «nouvelle».. Et chacun symbolise une religion: maohi et chrétienne.

L. Devenel: Vous ne trouvez pas cela trop compliqué?

Vairaumati: Si vous me posez la question, c’est que cela vous a gênée?

L. Devenel: En vérité, je n’avais pas vu cela. Je croyais que vous aviez inventé ce poème de la page 94 sans voir qu’il était annoncé ni pourquoi à la page 63.

Vairaumati: Trente et une pages, c’est beaucoup, je l’avoue, mais je me suit dit que ce serait comme un petit jeu de piste. Mais peut-être qu’il y en a trop et que la structure n’est pas assez linéaire.

L. Devenel: Est-ce si important?

Vairaumati: Non, bien sûr, parce qu’on est dans un roman, que je n’ai pas voulu faire de l’Histoire et que l’Histoire doit rester par pans entiers ce qu’elle est toujours en vérité, c’est-à-dire plus ou moins floue. Ce qui est seul important dans la trame romanesque c’est que Te-Vai-i-te-Rai devient, pour le lecteur, un ra’atira révolutionnaire – si j’ose employer ce mot anachronique – puisqu’il a décidé, et dans un but bien précis, politique!, de changer les mots du poème. Dans sa traduction, Teuira Henri dit «huile parfumée» et Te-Vai demande à ses actrices de dire «huile nouvelle». C’est sa façon de s’opposer aux Ari’i qui, selon lui, trahissent le peuple puisqu’ils deviennent chrétiens.

L. Devenel: Vous avez parlé d’anachronisme… Vous n’avez pas peur de donner une fausse image des Arioi?

Vairaumati: La question que je me suis réellement posée: ai-je le droit de donner à Te-Vai-i-te-Rai l’idée de jouer sur les deux sens ambigus «d’huile nouvelle». Et… je me suis donné ce droit. Est-on toujours un peu trop laxiste avec soi-même?.. Je me suis dit que c’était la permission accordée au menteur sympathique que devrait toujours être le romancier, qu’il soit grand ou tout petit, à ma mesure. De toutes façons, les premiers missionnaires ont dû parler des huiles mystiques et les opposer au mono’i, non? Le mono’i, l’huile festive des Maohi devait, pour eux, symboliser la débauche et la sensualité, par opposition à l’huile sacrée.

L. Devenel: Et vous l’avez dit, rien n’est jamais très précis sur les Arioi.

Vairaumati: Oui, tout est très vague. Quelle était leur vérité? Je vous ai cité le Pasteur Ellis et Teuira Henri. Que je vous cite aussi la somme la plus extraordinaire qu’on ait écrite sur eux, Les Dépouilles des Dieux de l’ethnologue Alain Babadzan. En tous cas, j’ai sauté à pieds joints dans une de ses phrases, page 269, et qui, selon moi, me donnait toutes les permissions: «On s’explique mal pourquoi les mêmes Arioi, voués à célébrer la création et la reproduction seraient condamnés à tuer leurs propres enfants. Que les officiants d’un culte de la fertilité soient aussi infanticides est un paradoxe qui n’a, jusqu’à présent, pas été résolu de manière satisfaisante par les divers auteurs qui s’y sont confrontés».

L. Devenel: Vous deveniez libre de faire triompher le roman sur l’étude ethnologique!

Vairaumati: Oui, il y avait la place pour l’intuition romanesque là où les sciences historique et ethnologique ne pouvaient que s’avouer vaincues à cause justement des aléas de la grande Histoire. Si on veut vraiment regarder Arioi dans une perspective ethno-historique, la personne dont je me sens proche c’est R. Poignant qui dit, page 26 de sa Mythologie Océanienne aux Editions Odège: «Les Arioi devaient jurer de détruire tout enfant qui naîtrait d’eux. Ceci signifiait qu’en dépit du prestige personnel qu’apportait la qualité d’Arioi, les chantres n’avaient aucune chance de renforcer leur puissance sociale et politique, et, partant, de menacer la hiérarchie établie».

L. Devenel: En effet, les hypothèses floues et nombreuses laissent forcément de la place pour l’imagination. Et vos Arioi, jadis véhicules de la culture, peuvent devenir, eux-mêmes, une source d’inspiration. Je verrais très bien une bande dessinée…

Vairaumati: Et les dessins seraient somptueux! Quand vous pensez que les Arioi pouvaient arriver avec soixante-dix pirogues tout spécialement décorées.

L. Devenel: Le terme «Arioi» deviendrait plus banal et les langues se délieraient peut-être.

Vairaumati: Peut-être en effet car il semble que le sujet soit encore sulfureux.

L. Devenel: Les Arioi devenant des vecteurs du rêve et des personnages historiques à part entière…

Vairaumati: Je voulais appeler le roman, Moemoea, le rêve. Pourquoi le rêve? Parce que les Arioi, itinérants, sont forcément d’ailleurs et de nulle part, voués à une errance onirique, des sortes de marginaux.

L. Devenel: Vous m’avez jusqu’à présent beaucoup parlé d’ethnologie et d’Histoire. Mais elles ne me semblent pas apparaître trop dans votre livre.

Vairaumati: Eh bien tant mieux, parce qu’elles me paraissaient, toutes nutritives qu’elles aient été, deux écueils à éviter. Je ne voulais rien de didactique.

L. Devenel: Que vouliez-vous?

Vairaumati: Communiquer du rêve. De la poésie. Des sensations. Le tout, en hommage aux arts et par-dessus tout, aux mots. Te-Vai-i-te-Rai est un chorégraphe, mais aussi un poète. Un créateur. Je voulais aussi un hymne à la mémoire, ma déesse préférée;et je me retrouve entièrement dans cette passion importune, frénétique qu’avaient les «Haerepo» pour les généalogies, c’est-à-dire la nécessité de la conservation parfaite de la mémoire. C’est pourquoi j’ai voulu que le roman, par-delà son cadre spatio-temporel, par-delà son intrigue, devienne une exaltation de l’art. C’est pourquoi, par conséquent, le vrai couple du livre c’est Vahinetua et Te-Vai-i-te-Rai. Que s’est-il passé entre eux? Contre les missionnaires qui n’ont pas cessé de maudire les Arioi à cause de leurs prétendues indécences et orgies sexuelles, je me suis voulue ici très sobre, prude même. Que chaque lecteur imagine donc ce qu’il veut sous le dais de la Grande Pirogue (Arioi, page 31), quand Te-Vai-i-te-Rai appelle Vahinetua, juste après leur départ de Maupiti. Là n’est pas mon propos. Leur union est donc leur amour commun pour les arts.

L. Devenel: Ils ont un autre point commun, ils ne sont pas de la caste des Ari’i. C’est important, non?

Vairaumati: Oui, en effet. Te-Vai est «Ra’atira», qui veut dire à la fois meneur de jeu, chorégraphe, comme je l’ai déjà dit, mais aussi: de la classe moyenne, si tant est qu’on puisse user de ce vocabulaire.

L’ethnocentrisme européen a fait assez de ravage pour que je puisse aimer ces comparaisons! Cependant, il faut s’y risquer. Quant à Vahinetua, c’est une «Manahune», une pauvre fille du pauvre peuple. Elle ne doit sa réussite qu’à son mérite. Et c’est encore une caractéristique qui me fait apprécier les Arioi, l’importance du mérite personnel.

L. Devenel: Une vraie égalité…

Vairaumati: Là aussi, il faut se garder de l’anachronisme. Mais oui, le mérite passant et avant la naissance et avant les différences sexuelles.

L. Devenel: Le mythe du bon sauvage réactualisé?

Vairaumati: Mais non! une réalité authentique. Et puis, dans cette société, comme dans toutes les autres, les hommes devaient être en perpétuelle évolution, même dans une société hiérarchisée comme celle-ci. Quand j’ai visité le Musée Bishop à Honolulu, une petite information dans une vitrine a attiré mon attention; je l’ai d’ailleurs utilisée dans Arioi. Au moment du choc de la rencontre, la société hawaïenne allait amorcer un changement précis: un prince hawaïen avait l’intention de changer quelque chose à l’étiquette: une de ses tantes l’avait persuadé que femmes et hommes pouvaient partager le même repas… Donc les Arioi étaient en avance sur leur temps.

L. Devenel: Te-Vai, marxiste avant l’heure faisant prendre conscience à son public de la dictature Ari’i…

Vairaumati: Vous vous moquez de moi, mais c’est si gentiment que je l’accepte! Et puis Te-Vai m’a un peu échappé comme tout personnage.

L. Devenel: Lequel vous ressemble le plus?

Vairaumati: Je ne sais, je suis partout, me semble-t-il. Mais c’est de loin Maimiti qui m’a le plus échappé. Sa jalousie, je ne sais comment elle m’est arrivée, elle n’est pas de mon monde intérieur. Je voulais une vraie vieille femme gentille qui aiderait Vahinetua, l’adjuvante classique, l’aide-type de l’héroïne en détresse. Maimiti n’a pas voulu de ce destin. Mais peut-être est-ce parce que j’aime assez l’idée de vengeance!

L. Devenel: Ce n’est pas très chrétien! Est-ce encore votre opposition aux missionnaires?

Vairaumati: Mais non, j’aime cette idée pour ses entrelacs romanesques.

L. Devenel: N’y a-t-il pas, dans votre roman, un hymne extrémiste de «l’âge d’or» pré-chrétien?

Vairaumati: Si c’est ce que vous avez ressenti, c’est que je ne suis pas arrivée à rendre exactement ce que je voulais. Je ne vais pas vous raconter des mensonges et vous dire que j’ai un culte pour la London Mission Society. Je ne fête pas le 5 no Mati, le 5 mars 1797, date de l’arrivée des Missionnaires. Mais les gens choisissent ce qu’ils veulent, c’est très bien ainsi, ce n’est pas du tout mon propos. En revanche, pour toutes les religions actuelles, je déplore qu’elles soient toujours persuadées d’avoir la vérité et qu’il n’y a qu’une seule vérité.. Le missionnaire qui arrive, qui apprend le Reo Maohi et le fait passer de l’oral à l’écrit. Bon, passe encore. Mais le missionnaire qui, imbu de ses valeurs, détruit tout et interdit tout ce qui n’est pas lui, j’ai pour lui une détestation profonde. En revanche, l’ethnologie religieuse me fascine. Ce que nous livrent les religions des complexités humaines: le Dieu chrétien qui aime son fils et le laisse crucifier. Savez-vous qu’il y avait quelque chose comme cela chez Oro, la crucifixion et le Christ en moins? Et cette contradiction, Oro à la fois Dieu de la guerre et Dieu des artistes, du combat mortel et de la fertilité du renouveau, quelles richesses d’interprétation!

L. Devenel: Je vous parlais d’âge d’or, on voit toutefois dans votre roman que vous cherchez à peindre objectivement une époque; ainsi, vous n’hésitez pas à montrer les travers de cette société maohi avide de guerre et de hiérarchie.

Vairaumati: Oui mais je vous ai dit aussi combien, tout en voulant respecter l’Histoire, j’ai voulu que l’intrigue du roman n’en soit pas appesantie. Ainsi pour éviter que l’Histoire ne prenne trop le pas sur le roman – quoiqu’elle lui soit absolument nécessaire, j’ai essayé d’éloigner les personnages de cette préoccupation. Tout à leur passion personnelle, aucun d’eux ne parvient à faire réellement attention à ce qui se passe autour de lui; de plus Maimiti et Vahinetua sont géographiquement éloignées des lieux où se fait l’Histoire puisque Maimiti, pour réaliser sa vengeance (enlaidir Vahinetua et la jeter en pâture aux mépris de Te-Vai et de Teriimaroura) entraîne sa proie sur le Temehani.

L. Devenel: Te-Vai, lui, connaît mieux son époque.

Vairaumati: Quoique je ne précise pas son âge, il est évident qu’il est plus vieux que ses élèves. Mais, je vous l’ ai dit, je ne voulais pas que l’Histoire l’emporte sur l’histoire. C’est pourquoi je voulais rester sur une sorte de fil du rasoir. La connaissance historique doit demeurer floue, comme elle devait l’être à une époque où aucun moyen de communication ne permettait d’éclairer plus ou moins rapidement une situation. Il me semble que je devais rester dans le vague d’autant plus que nous savons tout tellement mieux que les personnages! C’est pourquoi, même si Pomare tient fortement un rôle central dans le déroulement des faits, puisque tout de la société va basculer par sa volonté, il me paraissait nécessaire de le laisser dans l’implicite. Ce qui l’amène à s’exiler à Moorea, à se convertir, à réclamer l’appui des missionnaires, à remporter grâce aux armes données par eux, la bataille de «Fei-Pi» en 1815. Rien de cela, nous ne le saurons par mon petit livre. Puisse-t-il plaire assez au lecteur pour que celui-ci cherche à en savoir plus dans les livres d’Histoire justement. Cela me plairait beaucoup. Ici, j’ai voulu une intrigue, filtrée à travers une époque. Et ce n’est que Te-Vai, le plus vieux et le plus savant qui arrive à la comprendre un peu.

L. Devenel: Il est votre personnage préféré?

Vairaumati: En effet. Homme de l’art et de la liberté. Vous savez que les Arioi avaient le pouvoir de se moquer des puissants; c’était peut-être une sorte d’exutoire pour cette société.

L. Devenel: Liberté, dites-vous, mais que les Ari’i leur faisaient chèrement payer. Voilà où Histoire et histoire se rencontrent. Mais pour ce qui est des caractéristiques habituelles du roman – description, narration –, on dirait que vous vous êtes souvent bridée.

Vairaumati: En effet. J’aurais, par exemple, adoré me laisser aller à de longues descriptions, à des portraits détaillés. Mais, parce que dans notre monde l’image est prépondérante, j’ai essayé d’être le plus neutre possible pour que chaque lecteur s’invente des personnages à son goût.

L. Devenel: Mais la couverture?

Vairaumati: Je la trouve très belle. Mais ce n’est pas moi qui l’ai voulue. Je me suis posé la question: portrait ou pas. C’était très tentant. Le Révérend Ellis, lui-même, tout révérend missionnaire qu’il fût, s’est laissé troubler; voyez par exemple ce qu’il écrit d’un artiste d’Hawaï dans À la recherche de la Polynésie d’autrefois:

«Ses cheveux noirs comme le jais pendaient en boucles souples et gracieuses; son collier était fait d’un grand nombre de cordelettes de cheveux humains joliment tressés; un ornement fait de dents de cachalots pendait sur sa poitrine. Ses poignets étaient ornés de bracelets de dents de porc polies et, à ses chevilles, venaient se lacer les lanières souples de ses cothurnes, agrémentées de dents de chien, dont le cliquetis, pendant la danse, rythmait la musique des tambours de calebasse. Un beau tapa jaune, arrangé avec goût autour de ses reins, lui tombait aux genoux».

J’ai voulu plus d’imprécision.

L. Devenel: Et alors?

Vairaumati: J’adore, mais je n’ai pas voulu cela.

L. Devenel: Et votre démarche a été identique pour les descriptions de lieux?

Vairaumati: Oui.

L. Devenel: Pourtant, on peut suivre le chemin de vos personnages. Vous avez veillé à l’authenticité?

Vairaumati: Le sérieux est total. Pour vous le prouver: j’ai pris par deux fois un petit avion à l’Aéro-Club de Raiatea pour constater s’il était objectivement possible à Maimiti de descendre du plateau du Temehani à Opoa par l’intérieur.

L. Devenel: Et alors?

Vairaumati: J’ai décidé que oui.

L. Devenel: Mais vous vous êtes modérée, cependant, dites-vous pour les descriptions.

Vairaumati: J’en ai eu des tentations! Quand vous savez par exemple que Tetiaroa était un lieu où les Arioi aimaient prendre leur quartier d’hiver, si j’ose dire, en attendant le retour de la saison d’abondance et la reprise de leur vagabondage culturel, vous vous rendez compte de la tentation!

L. Devenel: Mais pourquoi ne pas y avoir cédé? Beaucoup de romans historiques s’épaississent considérablement de cette aubaine.

Vairaumati: Justement, je voulais quelque chose de court, tout tendu entre quelques passions. Autrement, j’aurais pu utiliser un grand nombre d’anecdotes livrées avec beaucoup d’authenticité, semble-t-il, par missionnaires et voyageurs.

L. Devenel: Je me souviens dans Arioi du Roi Tamatoa qui aimait tant faire sa sieste en silence que ses serviteurs recouvraient les brisants de palmes pour assourdir le bruit de l’Océan.

Vairaumati: J’aurais voulu répéter mille anecdotes glanées de ci, de là. Mais en même temps, je ne le voulais pas. Pour ce livre en tous cas.

L. Devenel: N’y en aurait-il pas une dont vous vous souvenez?

Vairaumati: Celle-ci, à la fois pathétique et cocasse que j’ai lue dans le Journal de James Morrisson, maître à bord de la Bounty (document 16 de la Société des Océanistes). Il parle alors des hommes qui étaient condamnés au sacrifice. Quand un pauvre diable se trouvait dans cette situation, il avait encore une chance de s’en sortir: s’il réussissait à se faire mordre par une femme et que le sang se mette à couler. Car il devenait ainsi impropre au sacrifice parce qu’il était à jamais assimilé à de la nourriture pour femmes. Bien sûr, il ne pouvait plus jamais participer à une cérémonie religieuse… Mais dans le premier cas, non plus! Rien qu’avec cette anecdote, il y aurait de quoi faire une nouvelle. J’adore ce que les peuples de tous temps sont capables de s’inventer pour contourner eux-mêmes les lois les plus folles qu’ils se sont également inventées.

L. Devenel: C’est vrai que c’est délicieux. Vous n’en auriez pas encore une dernière?

Vairaumati: Me vient à l’idée quelque chose qui n’est pas à proprement parler une anecdote. Une sorte de loi. Elle est contraire à nos habituels stéréotypes sur le passé. Teuira Henri écrit dans Tahiti aux Temps anciens (la première publication de la Société des Océanistes), que lorsqu’un roi despote finissait par être détesté de ses sujets, les dignitaires et les prêtres, après avoir tenu conseil, se rendaient chez le souverain, flétrissaient sa cruauté et ses mauvaises actions et prononçaient le verdict suivant: «Haere a anu I te huha pua’a, anoi hia I tè tutae! Ua iriti to varovaro, ua tu’ ua’ oe I raro ei taa-hi one e haere noa ei ta’ ata ino». («Va manger de l’épaule de cochon assaisonnée d’excréments! La royauté t’est enlevée, tu es déposé pour marcher dans le sable comme les hommes ordinaires».)

L. Devenel: Vous revenez avec délectation à tous ces textes.

Vairaumati: Mais oui, il faut lire tous ceux qui, comme la reine Marau Taaroa, dernière reine de Tahiti avec sa fille la princesse Takau Pomare ont voulu arrêter le temps et fixer les souvenirs. Si des livres ont créé des stéréotypes, d’autres les détruisent; je repense au Journal de James Morrisson; il dit que chez les Maohis, les jeunes gens célibataires avaient une grande pudeur; même au bain, il était honteux d’exposer sa nudité.. À la page 187 de son Journal, regardez ce qu’il écrit: «Lorsqu’ils sont au bain, ils cachent leur corps beaucoup plus que certains Européens, utilisant toujours de grandes feuilles pour rentrer et sortir du bain et les femmes ne découvriront leurs seins qu’à cette occasion…».

L. Devenel: C’est pourquoi vous avez tenu à ce que vos Arioi soient d’une grande pudeur.

Vairaumati: Exactement. Ainsi la boucle se referme. Par le roman, par la fiction, je souhaitais rendre une vérité à l’Histoire.

L. Devenel: Votre livre est engagé alors en quelque sorte?

Vairaumati: En quelque sorte, oui. Et j’aime beaucoup la notion de l’engagement de l’écriture pour la défense d’une cause. Ce n’est pas à la mode actuellement en littérature.

L. Devenel: A propos de littérature, vous avez dit: roman. Est-ce un roman ou un conte?

Vairaumati: Si on prend les définitions classiques, roman. Mais peut-être dites-vous cela à cause d’une certaine ambiance toute empreinte de rêve. J’aime la notion de rêve. Quand j’ai lu que les Arioi disaient que le songe était leur passe-temps, te moe te heiva, je me suis sentie encore plus proche d’eux.

L. Devenel: Vous parlez de tout cela avec une sorte de gourmandise. Ne vaudrait-il pas mieux la mettre dans une oeuvre d’actualité qui montrerait la Polynésie aujourd’hui avec ses problèmes entre lagons et montagnes, toutes ses zones d’ombre?

Vairaumati: Ce n’est pas incompatible. J’aimerais écrire un livre noir et lucide. Et aussi un «Chair de Poule» lagonaire qui plairait aux jeunes. Il suffit d’arrêter de rêver et de se mettre au travail. Ce qui n’est pas une mince affaire…

L. Devenel: Une heure préférée? La plume? L’ordinateur?

Vairaumati: Aucun principe sinon l’obligation de travailler!

L. Devenel: Revenons au point de départ. Pourquoi l’anonymat?

Vairaumati: Qu’importe. Une série de hasards que je ne peux dévoiler m’a amenée à Vairaumati. Ne croyez à nulle présomption, même si c’était la femme de Oro. C’est là un hasard. Etrange, certes. Mais un hasard. Car comment aurais-je alors osé! La légende parle de sa grande beauté bien sûr. Elle était originaire de Bora Bora. On avait bien cherché pour Oro une épouse à Raiatea. Mais dans cette île, les femmes avaient paru vulgaires pour Oro!!!…

Et puis n’y a-t-il pas la coutume maohi de changer de nom suivant les circonstances? Je l’honore tout simplement.

L. Devenel: Une dernière question, Vairaumati. Si vous aviez un seul vœu concernant votre livre. Lequel serait-il? Qu’il devienne un film pour la télé dans le cadre de cette Raiatea que vous aimez tant?

Vairaumati: Qu’il soit traduit en Reo Maohi…

– Lilas Devenel
entretien réalisé à Raiatea, février 2002

Eléments bibliographiques:

  • Babadzan, Alain. Les dépouilles des dieux, essai sur la religion tahitienne à l’époque de la découverte. Paris: Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1993.
  • Ellis, William. À la recherche de la Polynésie d’autrefois. Paris: Société des Océanistes, 2 volumes, 1972.
  • Morrisson, James. Journal (1792). Papeete: Société des Etudes Océaniennes, 1996.
  • Teuira, Henry. Tahiti aux temps anciens. (traduction de l’anglais par B. Jaunez; édition de 1928). Paris: Musée de l’Homme, Publications de la Société des Océanistes, n°1, 1962.
  • Segalen, Victor. Oeuvres complètes . Éd. Henry Bouillier. Tome 1, Cycle Polynésien, pp.100-523. Paris: Laffont, 1995.

Cet entretien de Mireille Nicolas, par Lilas Devenel, est publié pour la première fois sur Île en île pour la première fois.

© 2011 Lilas Devenel


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mis en ligne : 8 juin 2002 ; mis à jour : 21 octobre 2020