Entretien avec Mme Louise Peltzer

propos recueillis par Kévin Dupont (Première partie) et
Poerava Wong Yen (Seconde partie)
Tahiti, 1er octobre 2001

Première partie:

Kévin Dupont: Tahiti est au coeur de votre oeuvre littéraire. Qu’il s’agisse de poésie ou bien de roman, la Polynésie semble être la source de votre écriture. Le titre de votre recueil de poésie,Hymnes à mon île, ou votre engagement au poste de ministre de la culture au sein du gouvernement de la Polynésie Française montrent votre attachement au sol natal, au fenua (la terre polynésienne). Peut-on parler de nationalisme, de patriotisme, ou de passion?

Louise Peltzer: Je dirais plutôt qu’il s’agit de passion.

KD: En tant qu’enfant de Polynésie, ou même en tant qu’étudiante, vous avez dû lire de nombreuses oeuvres concernant votre sol natal. Cet environnement vous a-t-il influencé ou votre style émane-t-il d’auteurs finalement étrangers à la Polynésie? Quelles sont vos influences littéraires?

LP: C’est vrai quand on va à l’école, on lit de nombreux livres, personnellement j’avais un intérêt plus marqué pour les livres d’histoire. D’ailleurs, le fonds de mon livre est historique et tous les événements cités ont bien eu lieu. Tout cela est la résultante d’une soif de connaissance car lorsque nous étions jeunes nous n’avions pas de réelles connaissances sur l’histoire de notre pays et encore moins sur celle de nos îles. Cette connaissance je l’ai acquise bien plus tard par les livres envers lesquels j’ai une passion. En fait, mon livre a un caractère historique parce que j’ai voulu faire vivre mes personnages à travers mon propre vécu, mes souvenirs de petite fille. Etant originaire des îles, dans mon enfance, la manière de vivre au quotidien pouvait être considérée comme proche de ce qui se faisait autrefois: la pêche, le « fa’apu » (l’agriculture), le cercle familial…., bref! des choses qui apparaissent banales mais qui sont pourtant encore maintenant le quotidien des populations de nos îles dites « éloignées » (avec la télévision en plus). Voilà les raisons qui m’ont poussé à donner cette double coloration à mon écriture et à cet ouvrage en particulier. Il est difficile d’être autre chose que ce que la vie a fait de vous, avec son contexte, son environnement et les passions qu’elle y a introduit à votre attention.

KD: Chaque écrivain a sa propre méthode de réflexion et de rédaction. Comment travaillez-vous, sachant par ailleurs que vous occupez le poste de ministre qui doit prendre une grande place dans votre quotidien?

LP: C’est très difficile. A l’époque où j’écrivais, j’étais étudiante, puis je suis devenue enseignante à l’Université. En dehors du temps consacré aux cours et à la recherche, je disposais de temps libre et j’en ai profité pour me lancer dans cette aventure. Désormais, mes actuelles responsabilités ministérielles et celles qui m’attachent à l’université en qualité de professeur remplissent déjà très largement mes journées. Ma passion de l’écriture doit pour l’instant rester en sommeil tout comme les deux autres parties de la trilogie que constitue « Lettre à Poutaveri ». Mais l’envie est toujours là et c’est aussi pourquoi j’ai conservé mon poste d’enseignant. Il était important pour moi de garder un œil vigilant sur l’enseignement des langues polynésiennes dont la mise en oeuvre n’a pas été facile. Le DEUG, la licence, la maîtrise que l’on vient d’ouvrir depuis l’an dernier et le CAPES correspondent à une véritable « lutte » sur plusieurs années. De plus, cet « ouvrage »-là est loin lui aussi d’être terminé. Maintenant que le CAPES a été mis en place, le volet de la recherche doit être abordé et ce dans tous les domaines, histoire, littérature,… etc.  La poésie est un bon exemple car si on connaît les différentes formes poétiques, aucune étude n’a été réalisée sur leurs fonctionnements, leurs règles. Bref! le champ d’investigation est donc vaste et les journées de 24h trop courtes. Mais j’ai confiance dans la nouvelle génération ainsi formée, c’est elle qui doit désormais prendre les rennes.

KD: Vous maîtrisez très bien à la fois le tahitien et le français. Quelle langue privilégiez-vous pour réfléchir et écrire vos œuvres?

LP : Les deux, tout dépend de mon envie du moment. Si j’ai envie d’écrire en tahitien j’écris en tahitien de même pour le français. Mais j’ai d’abord commencé à écrire en tahitien. Mon livre a été aussi écrit en tahitien parce que c’était le règlement imposé pour participer au concours de l’Académie. Cependant, je me suis aperçue que très peu de gens lisent en tahitien, à part la Bible, le livre sacré. En revanche, si on veut être, non pas connu en tant qu’écrivain, mais tout simplement lu, on a tout intérêt à utiliser une langue qui est compréhensible pour un grand nombre de lecteurs, c’est aussi pour cela que j’écris en français. Faire passer ses émotions ou tout autre message, c’est le but recherché par toute personne qui un jour se décide à combattre la fameuse page blanche.Et puis, je fais par la même occasion la promotion de la langue française puisque nous avons été éduqués en langue française.

KD: La toile de fonds de votre roman, Lettre à Poutaveri, est la Polynésie du XVIIIe siècle. Vous décrivez avec précision les relations entre les missionnaires anglais arrivés sur l’île et les Polynésiens. Que représente pour vous cette époque historique de Tahiti?

LP: C’est une époque importante, non seulement parce que c’est le moment du premier contact avec « l’autre » mais aussi parce qu’elle marque l’arrivée des missionnaires qui nous ont christianisés. C’est un pan de notre culture. Une nouvelle religion, c’est un vrai chamboulement de notre société. Oui, c’est une époque très importante.

KD: Votre roman s’ouvre par une fausse dédicace. Vous rendez en effet hommage au missionnaire Davies (1772-1855) pour vous avoir enseigné votre langue maternelle, le « reo maohi » (la langue tahitienne). Que symbolise pour vous cette célébration?

LP: Tout d’abord, Davies est mon missionnaire préféré. Il était instituteur. Il était gallois et on sentait qu’il devait comprendre la difficulté qui était la nôtre lors de ce contact. En effet, il était déjà bilingue: il parlait anglais et gallois. Il avait vécu cette difficulté pour passer à une autre langue. Je lui ai rendu hommage parce qu’il a réalisé notre premier dictionnaire. Les premiers textes écrits viennent de lui et de Nott. Notre premier abécédaire, c’est-à-dire la première transcription en alphabet latin de notre langue, est son oeuvre. Certes, il ne nous a pas appris à parler en tant que tel mais il nous a fait un merveilleux cadeau, celui de nous avoir appris à lire et à écrire. C’était important pour moi de lui rendre cet hommage quelque peu particulier.

KD: Il y a un passage, dans votre roman, où les Tahitiens de Matavai ne comprennent pas l’utilité des mots sur le papier et se moquent des missionnaires. L’oralité semble toujours prédominer sur l’écriture dans la culture polynésienne. Peu de Polynésiens se lancent en effet dans l’écriture. Comment expliquez vous ce manque d’engouement?

LP: C’est vrai que c’est difficile. Même pour moi. Mon premier livre était un recueil de légendes que j’avais transcrites d’après ce que j’avais entendu raconter. Une fois les transcriptions faites, quand j’ai lu ce que j’avais fait, c’était une catastrophe! Il a fallu que je reprenne tout le texte et que je « rentre » dans le code de l’écriture. Je ne mets pas en opposition l’oral et l’écrit, les deux ont leur importance et leur place. Mais chacun a son code, il faut respecter leurs règles et c’est là que réside toute la difficulté. Il y a dans notre pays un grand nombre de personne qui sont des conteurs nés, accrochant et passionnant leur auditoire de manière extraordinaire, mais si le rythme de la voix, sa sonorité, les répétitions des mots, la gestuelle… et cetera sont fondamentaux pour ce type d’expression, aucun d’entre eux en revanche n’a ce pouvoir au niveau de l’écrit qui, pour procurer les mêmes sensations, doit respecter d’autres règles. Le conteur et l’écrivain eux ne dépendent pas du même monde, même s’ils ont un pont qui les relie, la créativité. Le passage de l’un à l’autre est contraignant et semé de déception. J’ai moi même vécu ce malaise et j’appréhende encore de le revivre. Il est vrai que peu de Polynésiens se sont lancés dans cette « aventure ». Nous avons organisé un concours littéraire l’année dernière et il n’y avait eu que sept candidats. Pour cette année, le nombre de candidats est équivalent. Pourtant, il y a certainement des talents. Faut-il encore que le premier pas soit franchi et que le premier essai, même non transformé, ne soit pas ressenti comme une trop grande déception. On ne naît pas écrivain on le devient.

KD: Cela fait peu de temps que le « reo maohi » et la défense de cette langue sont devenus une priorité. Depuis votre nomination au poste de Ministre de la Culture, l’on voit se multiplier les concours littéraires, la restauration des « marae » (lieux de culte). On a l’impression d’assister à une course pour la revalorisation de la culture polynésienne. Le « reo maohi » était-il en crise et peut-on dire plus généralement que la culture polynésienne était en danger?

LP: Il faut que les gens sachent bien que pendant plus d’un siècle, notre langue a été interdite. Ce n’est pas si vieux quand on y pense. Moi-même quand j’étais jeune, il était interdit de parler tahitien à l’école. L’histoire de notre pays n’était pas enseignée et on ne la connaissait pas. En revanche, on connaissait par cœur la géographie de la France et son histoire. Je ne le regrette pas, mais cette situation est un simple constat. C’est pour cette raison certainement que j’ai eu une véritable boulimie de notre histoire et quand j’étais en métropole, je passais mon temps à la bibliothèque, j’ai acheté des centaines livres, je voulais savoir. Pour la langue, le processus a été le même. Elle a été interdite pendant plus d’un siècle et il est légitime de vouloir agir pour la conserver et la valoriser. Elle constitue notre patrimoine, mais elle a aussi son importance pour la France. En tant que langue régionale, elle fait partie de la diversité culturelle et linguistique de la France. La métropole doit être fière de ces différences là. Valoriser et protéger les langues, c’est valoriser et protéger notre patrimoine commun que je ne limiterai pas au seul espace républicain français mais bien à celui dans lequel nous vivons tous, la terre.

KD: Quels sont vos projets en tant que ministre pour prolonger le développement de la culture polynésienne, au sein de la Polynésie, mais aussi à l’étranger?

LP:  Oh, j’en ai beaucoup. Avant d’être ministre, je faisais déjà des tournées dans le Pacifique. J’allais enseigner le tahitien à l’université de Hawaï et je n’ai pas attendu d’être au gouvernement pour faire ces choses-là. Mais cette question mérite plus de temps que vous ne pouvez m’en accorder aujourd’hui.

KD: La littérature insulaire semble être en pleine émergence. On peut voir en effet de nombreux salons ou conférences s’intéressant à cette littérature, notamment le salon du livre insulaire de Ouessant (Bretagne) où vous vous êtes rendue et où la Polynésie occupe une place prestigieuse. Quelle est la place, selon vous, de la littérature polynésienne au sein de la francophonie?

LP:  Je crois qu’elle y a sa place et que celle-ci sera de plus en plus importante. C’est une littérature qui émerge. La littérature « antillaise » existe déjà depuis plus d’un siècle, la littérature malgache aussi. J’ai voulu participer à ce salon de Ouessant parce qu’on avait demandé à la Polynésie de le présider et que le cadre de la littérature insulaire m’intéressait énormément. Etaient présents les Corses, les Bretons, etc. Même si chacun d’entre nous nous défendons avec force nos propres langues, notre point commun est tout de même la langue française. Cette rencontre était riche et j’espère que ce salon va perdurer car l’ouverture aux autres est une chose essentielle surtout quant on est îlien. J’ai toujours prôné cette ouverture, aller voir ce qui se passe ailleurs est un tel enrichissement.

KD: Qu’est-ce qui caractérise justement la littérature polynésienne? Quelle est sa spécificité?

LP: Une grande partie de cette littérature est axée sur la recherche de notre histoire. C’est une littérature tournée vers le passé. On en revient encore à cette soif de connaissances et je pense que c’est tout à fait normal. Dans un second temps, elle tournera ce regard pour aller de l’avant et aborder la sphère de la créativité avec sérénité. Il faut encourager ce mouvement. Cette même situation se retrouve aussi quelque peu au niveau de l’Art, bien que dans ce domaine la création a déjà pris sa place. Il y a par contre un secteur très difficile à aborder c’est le cinéma. S’il existe un cinéma sur la Polynésie il n’y a pas de cinéma polynésien, comme on peut le voir en Nouvelle Zélande. C’est sur nos jeunes qu’il faut compter, il faut les pousser et surtout encourager leurs initiatives.

KD: En tant qu’ambassadrice de la Polynésie, vous travaillez à son développement et à son rayonnement culturel à travers le monde. Le programme est donc finalement très chargé. Avez-vous encore le temps de vous occuper de littérature? Avez-vous des projets littéraires?

LP: C’est mon grand regret bien sûr. Je m’impose la rédaction de deux à trois articles scientifiques par an dans mon domaine qu’est la linguistique et je tente de préparer un autre livre d’histoire avec les éléments qui ont servi de base à mon roman. Dès que j’ai une minute à moi, je prends rendez-vous avec mon ordinateur mais ce n’est pas facile. Pour l’instant, je donne la priorité à la recherche et j’essaie de participer à des conférences, d’être disponible en répondant favorablement aux demandes d’articles qui me sont faites. Je m’efforce de toujours trouver un petit moment pour faire ça.


Seconde partie:

Poerava Wong Yen: Pour certains écrivains Polynésiens, notamment Flora Devatine, le passage à l’acte, le passage de l’oralité à l’écriture fut très difficile et source de tourments. Comment vivez-vous l’écriture? Vivez-vous l’écriture poétique comme un phénomène naturel?

Louise Peltzer: Comme je vous l’ai dit, j’ai connu les mêmes difficultés que Flora Devatine. Passer de l’oralité à l’écriture n’est pas un acte aussi naturel que l’on pourrait le croire. Cela n’a pas été facile pour moi non plus. J’ai eu beaucoup de déboires mais maintenant, l’acte d’écriture est presque devenu un acte de détente, notamment en poésie. Mes poèmes ressemblent à des romans parce que je n’ai pas le temps d’écrire de romans. J’ai par exemple fait un poème sur un chef de Huahine, qui a connu tous les évènements qui ont bouleversé la société polynésienne, qui a vu arriver les premiers explorateurs. Quand il est devenu roi de son île, il a vu son peuple se convertir au christianisme. Il a vu les changements de sa propre communauté. Si je voulais écrire un livre sur cet homme, il me faudrait 300 ou 400 pages mais, comme je n’ai pas le temps, j’ai préféré raconter son histoire sous forme de poème, avec des petites scènes.

PWY: En 1993, vous avez d’ailleurs traité de ce sujet (De l’oralité à l’écriture) à l’occasion du Forum de l’Ecriture qui s’était tenu au Centre Territorial de Recherche et de Documentation Pédagogique de Papeete. Quelle en était la problématique?

LP:  C’était toujours la même chose: la difficulté du Polynésien face à l’écriture. C’est pour cela qu’on m’avait demandé d’organiser ce colloque sur le problème de l’écriture. Aujourd’hui, on demande beaucoup aux gens d’écrire en langue tahitienne. Il y a bien sûr des poètes qui écrivent mais on a du mal à passer à l’acte d’écriture.

PWY: Par ailleurs, pensez-vous que ce sujet soit toujours d’actualité? En effet, vous avez dû remarquer que la majorité des étudiants de l’Université de la Polynésie Française ne maîtrisait pas le « reo maohi » leur langue d’origine, à l’oral comme à l’écrit. Or, parmi eux, quelques uns se lanceront très certainement dans l’écriture. À votre avis, de quoi débattront-ils?

LP:  Je ne peux pas me mettre à leur place mais j’espère qu’ils aborderont tous les sujets. En tout cas, je sais que beaucoup se mettront à écrire, en langue française probablement. Pour moi ce n’est pas un problème, s’ils ont envie d’écrire en français, pourquoi pas? Au contraire, je les force à le faire. Il faut pousser les jeunes à écrire, peu importe dans quelle langue, pourvu qu’ils la maîtrisent pour pouvoir prendre du plaisir dans l’écriture. Il ne faut jamais mettre les langues en situation conflictuelle. Les langues polynésiennes sont nos racines et le français est notre langue d’ouverture, nous sommes Français et nous défendons les deux langues avec la même foi. Dans cet environnement géographique plutôt anglophone qu’est le Pacifique, nous avons le devoir de défendre la francophonie. Si des jeunes ne maîtrisent plus leur langue maternelle, il est de notre devoir de leur apporter le soutien et les moyens de l’aborder sans complexe et d’aller de plus en plus loin. C’est pour ça qu’il est important pour moi d’enseigner les langues polynésiennes. Sans cette transmission, il y aura disparition.

PWY: Lorsqu’on visite le site internet du Ministère de la Culture de la Polynésie française, on découvre que vous avez donné de nombreuses conférences dans la plupart des institutions politiques et religieuses tahitiennes mais également à l’étranger. De ce point de vue, vous semblez privilégier le discours à l’écriture. En tant que femme politique, ne pensez vous pas que l’oralité reste le meilleur moyen d’atteindre les consciences humaines, notamment lorsqu’on sait que la Polynésie compte peu de lecteurs assidus?

LP: Comme je venais de le dire, il ne faut pas mettre les deux systèmes en opposition. D’ailleurs, lorsque je fais des conférences, j’écris mes interventions avant de les prononcer parce que je les publie bien souvent, par la suite. Mais il est aussi important de conserver l’oralité. Certains Polynésiens aiment entendre leur langue plutôt que de la lire. Moi-même, pendant très longtemps; je ne pouvais pas lire le tahitien silencieusement. J’avais besoin de lire mon texte à voix haute, de m’entendre parler. Je me souviens que mon mari me demandait toujours de me taire parce qu’il ne comprenait pas qu’on puisse lire à voix haute pour soi-même. La musicalité de la langue, c’est extraordinaire. Désormais, j’arrive à lire en silence, même si cela m’a pris beaucoup de temps.

Dossier réalisé par Kévin Dupont avec la collaboration de Poerava Wong Yen (Tahiti, décembre 2001).


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mis en ligne : 9 janvier 2002 ; mis à jour : 21 octobre 2020