Emmelie Prophète, Le temps qui reste (interview)

Interview avec Emmelie Prophète

Réalisé par Ghila Sroka

Journaliste à Radio-Haïti, la narratrice apprend la mort de son mentor Jean Dominique, porte-parole tonitruant, qui a l’art de se faire autant d’amis que d’ennemis. Le gardien de la radio, Jean-Claude, a aussi perdu la vie. Ce double assassinat est le point de départ de ce roman-histoire d’une catastrophe annoncée, le règne de l’impunité et de la violence, exacerbée par l’exclusion et la misère.

La perte de Jean était de ces douleurs qui n’admettent pas la solitude. Son assassinat concernait des millions de personnes. Il fallait permettre à ces anonymes qui l’écoutaient tous les matins de prendre part à ses funérailles, comme mon vieil ami Jean-Baptiste, que j’appelais le vieux libraire, qui vendait des livres d’occasion au centre-ville, près de la Banque Nationale, et comme ceux qui venaient vers lui pour lui demander d’être leur voix. C’était légitime.

Si la romancière évite la tentation biographique, le portrait de Jean Dominique oscille entre l’admiration et le détachement. On écoute et regarde vivre, dans ce roman, un homme de parole. Un passionné de la radio. Un militant astucieux qui sait interpeller le pouvoir et qui refuse les compromis. Il n’a pas la langue dans sa poche. Ses exigences, ses contradictions et ses flamboyantes réparties sont des armes redoutables.

Qu’est-ce qui a pu les rassembler, Jean et la narratrice, en dehors de la radio? Tout les sépare en effet, sauf l’art. Dans le couloir de la radio, entre deux émissions ou deux rendez-vous, leurs yeux se croisent et, ensemble, ils récitent des vers de Hugo, évoquent la prose de Proust ou murmurent un air de Callas. Autour de ces deux trajectoires, la vie se construit. Quelques silhouettes attachantes, tel ce vieux bouquiniste, qui, tout en sachant à peine lire, est conscient de son noble métier de passeur.

Rencontre avec une femme d’exception

Ghila Sroka: Lorsqu’on a un nom de famille comme celui de prophète, est-ce qu’on s’invente plus facilement un avenir?

Emmelie Prophète: Oui, on s’invente un avenir, on invente beaucoup de mots aussi. Et on invente des histories qui parlent d’avenir aussi.

Être écrivaine port-au-princière, le mot princière évoque le rêve, l’opulence, est-ce que vous vous sentez une princesse à Port-au-Prince ?

Pas du tout, je suis le commun des Haïtiens, la plus commune des femmes qui marche, qui souffre, qui aime sa ville. J’aime beaucoup Port-au-Prince et j’en parle dans tous mes écrits. J’aime cette ville, j’y suis née, je suis partie mais pour mieux revenir. Le meilleur moment de mes voyages est toujours le retour. Je ne pars que pour des intervalles très courts, comme le Salon du livre de Montréal.

Vous êtes directrice de la Direction Nationale du Livre en Haïti. Il y a un fort taux d’analphabètes dans votre pays. Pourtant, Haïti a produit plusieurs des grands écrivains du 20e siècle.

C’est très étonnant, il y a quasiment 65% des gens qui ne savent pas lire en Haïti. Les autres manifestent toujours un grand engouement pour l’art en général, pour la littérature. Beaucoup de conférenciers viennent en Haïti et sont toujours étonnés du nombre de jeunes de toutes origines sociales qui viennent les écouter. Les gens ont envie de savoir lire, de savoir écrire, de prendre et de donner. C’est vrai qu’il y a beaucoup d’analphabètes et c’est là le contraste, le paradoxe. Haïti est un pays ouvert au savoir, il y a une soif de connaissance, et des efforts sont faits pour la démocratisation du livre.

À quel âge avez-vous commencé à écrire ?

Très tôt, dès l’âge de 8-9 ans, j’écrivais des poèmes de mauvaise qualité certes. Je lisais beaucoup aussi. Dans les marchés publics, les marchands emballent leurs produits dans des papiers de journaux. J’attendais toujours le retour de ma mère pour m’enquérir de ces pages de journaux et les lire avec bonheur. Comme tous les jeunes du pays, je n’avais pas accès aux bibliothèques publiques, donc je lisais tout ce qui me passait sous la main. Dans mon quartier, on s’échangeait les livres. Mon grand frère m’a donné accès à beaucoup de bandes dessinées pour garçons. J’ai aussi lu toute la bibliothèque de mon père, faite de livres de droit et de comptabilité.

Très tôt, vous étiez une grande lectrice, mais maintenant que vous êtes écrivaine, quels sont les écrivains qui vous ont le plus influencé dans votre démarche d’écriture ?

Mon écriture est très métissée, mais avec des périodes. J’ai eu la période Gabriel García Márquez, la période Jorge Sabato, et puis bien sûr j’ai lu les auteurs haïtiens qui m’ont beaucoup influencé comme Marie Chauvet, ou Jacques-Stephen Alexis. J’ai lu beaucoup d’auteurs étrangers, dont les auteurs russes à 15-16 ans. Récemment, j’ai eu ma période Mario Vargas Llosa et Romain Gary. Marcel Proust est un autre écrivain qui a traversé ma vie. J’ai fait des études littéraires, à l’école normale supérieure, pour devenir professeur de lettres. J’ai aussi suivi des cours de droit, et des cours de communication aux États-Unis. Je me sens écrivaine beaucoup plus que juriste.

On parlait tout à l’heure de vos lectures, avez-vous lu Dany Laferrière ?

Certainement, j’ai lu très tôt Dany Laferrière. J’ai beaucoup aimé L’odeur du café. Yannick Lahens était mon professeur de littérature et elle enseignait l’œuvre de Dany Laferrière. J’ai lu tout Dany Laferrière. Récemment, j’ai terminé L’énigme du retour. Dany était déjà sur la liste de plusieurs prix en France quand le livre n’était pas encore sorti en Haïti. J’ai donc eu de la difficulté à me le procurer. Quand je l’ai lu, j’ai trouvé que c’était un très bon livre, bien écrit, avec une sérénité, une douceur. J’ai aimé le style, l’écriture. Je trouve son prix Médicis très mérité. Il a mis en lumière tous les autres écrivains haïtiens, qui ont également reçu des prix en 2009.

Dany est l’écrivain le plus apprécié en Haïti, à la fois par ses collègues écrivains, mais aussi par la population. C’est une personne très généreuse, qui a beaucoup d’humour, et nous sommes très fiers qu’un Haïtien puisse faire parler du pays.

En tout cas, Dany est un excellent ambassadeur pour Haïti…

Oui, il a fait parler d’Haïti dans toutes les salles de nouvelles, et pour une fois on parlait en bien de nous. Je suis très émue et très fière à chaque fois que je parle de Dany.

Vous êtes une citadine et vous aimez votre quartier. Aujourd’hui, après le tremblement de terre, qu’en reste-t-il ?

Il ne reste rien de mon quartier. C’est le quartier où j’ai grandi et où se trouve la maison de ma mère. Depuis le 12 janvier, je suis toujours surprise, on dirait que mon quartier a été bombardé. Seulement une maison et demi est restée debout. J’ai perdu du même coup tous mes repères.

Est-ce que vous êtes toujours journaliste à Radio Haïti ?

Je le fus à l’époque de Jean Dominique. Radio Haïti est fermée depuis février 2003 (un an après l’assassinat de Jean Dominique), après une tentative d’assassinat contre Michèle Montas, la directrice de l’Information (où son garde de corps a trouvé la mort).

J’y animais une émission de jazz, et le dimanche je lisais le bulletin de nouvelles. J’ai développé des affinités avec Jean Dominique, nous parlions souvent au téléphone, et nous avions beaucoup de points en commun. On aimait la peinture, la musique, Proust…C’était une forme spéciale d’amitié, à l’intérieur de la radio.

« Avril 2000, le tonitruant journaliste Jean Dominique est assassiné. Dix ans plus tard, l’enquête piétine. Une jeune femme évoque ce matin d’horreur et de sang. Elle reconstitue l’image de cet homme engagé. Entre elle et lui s’est scellé un pacte, celui de la beauté et de la complicité, exalté par Hugo, Proust, Callas… C’est dans une ville assiégée par la faim, la haine et l’exclusion que Jean Dominique a trouvé la mort ainsi que Jean-Claude, le gardien de la radio. Le roman Le reste du temps raconte également l’histoire de Jean-Baptiste, ce vieux libraire qui, bien que sachant à peine lire, tient avec élégance sa boutique de livres. »

Avec Le reste du temps, j’ai voulu rendre hommage à Jean Dominique. On a beaucoup parlé du politique qu’il fut.

C’est un roman de fiction, où se mélangent vérité et fantaisie. La semaine dernière, une lectrice m’a confié que grâce à mon livre, elle avait l’impression de se promener à nouveau dans le Port-au-Prince d’antan, disparu à cause du tremblement de terre.

En dehors d’un film qui a été réalisé sur Jean Dominique, y a-t-il d’autres livres que le vôtre qui lui sont consacrés ?

Je crois que c’est le premier livre sur Jean Dominique, et c’est un roman qui marque le 10e anniversaire de sa mort.

Où en est aujourd’hui l’enquête sur l’assassinat de Jean Dominique ?

Je n’en ai aucune idée, on n’en a pas parlé du tout. Cependant, je pense qu’à l’occasion du 10e anniversaire de sa mort, c’eût été le bon moment d’en parler, de titiller un peu les responsables, la justice pour relancer l’enquête. Mais malheureusement, avec le tremblement de terre du 12 janvier, toutes les institutions républicaines sont tombées et les dossiers ont disparu. Aujourd’hui, on ne sait toujours pas qui a assassiné Jean Dominique.

Vous qui avez côtoyé Jean Dominique, que pouvez-vous nous dire de personnel sur lui ?

C’était un homme qui aimait être seul, il aimait donner ses opinions et les imposer. Il pensait souvent avoir raison. C’était un grand lecteur, un amateur de musique, il aimait beaucoup Maria Callas, il aimait sa pipe, s’habiller en blanc, il était un sapeur. Il était sûr de lui et de ses choix politiques. Il aimait se battre, il aimait les joutes verbales, les débats contradictoires, en un mot il aimait la vie.

Vous avez choisi d’être éditée chez Mémoire d’encrier, une maison d’édition québécoise d’origine haïtienne. Avez-vous proposé votre texte à Rodney ?

Avant Mémoire d’encrier, Rodney avait une maison d’édition à Port-au-Prince qui s’appelait Mémoire. Mes deux premiers recueils de poésie ont été édités en Haïti chez Mémoire et donc naturellement, j’ai proposé à Rodney de continuer notre collaboration quand il s’est installé à Montréal. Je dois dire qu’en 2007, Mémoire d’encrier a publié Le testament des solitudes, un roman qui a connu un grand succès auprès des lecteurs.

Emmelie Prophète, Le reste du temps (couverture)

Comment présenteriez-vous votre dernier roman, Le reste du temps ?

Ce n’est pas un roman historique. C’est une fiction qui part d’un fait réel. La narratrice parle d’un ami, de sa ville, et d’un vieux libraire qui tient son étal au centre-ville, qui sait à peine lire. Comme beaucoup d’Haïtiens, il est très généreux, il a ses rêves, mélangés avec d’autres rêves, et qui sont très loin du pays.

Suite au séisme, le Québec a été très généreux envers Haïti. Beaucoup d’argent a été promis pour la reconstruction. Un an plus tard, la situation ne semble guère améliorée, surtout que d’autres catastrophes naturelles ont frappé le pays. Comment faites-vous pour vous lever tous les matins et vous tenir debout ? Quel est votre secret ?

Nous n’avons pas le choix. Nous sommes tous persuadés qu’il n’y que nous qui pouvons faire quelque chose pour nous. Il n’y aucun exemple de pays qui se soit modernisé avec l’aide internationale. C’est vrai qu’il y a eu un gros élan de générosité, beaucoup de gens même très pauvres ont donné de l’argent.

Cet argent a été reçu par les ONG, et malheureusement on ne sait pas toujours ce qui en est advenu.

On le sait, ce n’est pas un secret de polichinelle, les ONG ont réparti l’argent, qui était destiné uniquement à Haïti, en l’employant dans d’autres pays, sans contrat.

Pour votre information, lorsque moi je donne de l’argent pour Haïti, je veux que mon argent ne serve qu’Haïti, et sachez que tous les Québécois ont la même position que moi.

Malheureusement, les ONG ne gèrent pas toujours bien leur argent, et c’est regrettable. Haïti est vulnérable dans tous les sens du terme, et il n’y a que nous qui pouvons faire quelque chose pour nous.

Maintenant et sans vouloir stigmatiser, il y a le choléra qui est arrivé et qui fait partie lui aussi de cette aide internationale, parce que nous sommes dans un monde globalisé.

Au moment où l’on se parle, nous sommes au Salon du Livre de Montréal, qui rend hommage aux écrivains venus d’Haïti grâce à Mémoire d’encrier qui a organisé cette rencontre sur le thème Haïti solidarité, dont le président est Dany Laferrière. Votre stand a été parmi les plus populaires, les Québécois ont manifesté massivement leur solidarité.

En rentrant en Haïti, quels souvenirs rapportez-vous ?

Je suis très émue par cet accueil des Québécois qui sont venus en masse nous voir, parler, acheter des livres. Cette solidarité me touche profondément, je n’en espérais pas tant, mais je sais qu’Haïti a une place très spéciale dans le cœur des Québécois. Beaucoup d’Haïtiens vivent au Québec, il y a une proximité. Je déplorais récemment que les écrivains québécois ne soient pas connus en Haïti. Je pense que j’ai un nouveau combat, c’est de promouvoir la littérature québécoise en Haïti, en créant un salon du livre québécois en Haïti. D’abord il serait souhaitable de créer une librairie québécoise parce qu’il y une énorme production de livres et d’auteurs de qualité.

Avec mon ami Georges Anglade nous avions imaginé ce projet. Nous nous sommes parlé une demi-heure avant le tremblement de terre, mais vous le savez, Georges et Mireille sont morts dès les premières secondes du tremblement de terre.

Je sais qu’il adorerait voir réalisé ce projet.


Réalisé au Salon du livre de Montréal en novembre 2010 par Ghila Sroka, cet entretien avec Emmelie Prophète a été publié pour la première fois dans La Tribune Juive (février 2011), pages 43-45.

Légèrement modifié, il est republié sur Île en île avec la permission de Ghila Sroka et La Tribune Juive.

© 2011 Ghila Sroka et La Tribune Juive


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mis en ligne : 1 avril 2011 ; mis à jour : 2 novembre 2020