Emmelie Prophète, 5 Questions pour Île en île


L’écrivaine port-au-princienne Emmelie Prophète répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 36 minutes réalisé le 18 janvier 2009 à Pétion-Ville par Thomas C. Spear.
Caméra : Kendy Vérilus.

Notes de transcription (ci-dessous) : Linda Brindeau.

Dossier présentant l’auteure sur Île en île : Emmelie Prophète.

début – Mes influences
03:02 – Mon quartier
05:17 – Mon enfance
15:52 – La Direction Nationale du Livre
23:27 – Mon oeuvre
33:03 – L’insularité


Mes influences

Ma rencontre avec la littérature s’est faite à travers d’autres personnes, des écrivains comme René Philoctète et Jean-Claude Fignolé. En fait, j’ai quasiment grandi avec ces gens-là. J’ai découvert García Márquez très tôt, grâce à eux.

Et puis, ce fut Jean-Paul Sartre et Octavio Paz. Mais ceux qui m’ont inspiré réellement, ce furent les poètes, parce que j’ai commencé à écrire de la poésie. Je lisais Paul Éluard, Octavio Paz et aussi les poètes haïtiens, comme Yanick Jean et Georges Castera.

Et puis Gabriel García Márquez. À l’époque où j’ai vraiment commencé à découvrir la littérature et à lire des romans (autre chose que des livres de la bibliothèque rose et des livres de la bibliothèque verte), ce fut García Márquez et Les Cent ans de solitude.

Ce fut aussi la prose du Transsibérien. C’était comme une grande mode. Comme on lisait tous de la littérature avec Philoctète, Fignolé et autres, on devait connaître la prose du Transsibérien, et Blaise Cendrars a été pour moi un auteur de départ.

Ce furent Cendrars, García Márquez et Éluard. Pendant longtemps, j’ai cru qu’il n’existait que ces gens-là comme de véritables poètes, comme de vrais écrivains. Après, j’ai fait la connaissance d’autres écrivains haïtiens et d’autres auteurs étrangers. Jusqu’à présent, je lis beaucoup plus d’auteurs étrangers que d’auteurs haïtiens. Ce n’est pas un choix voulu, mais le choix est plus vaste « de l’autre côté », même si nous avons en Haïti une production littéraire conséquente.

Comme auteur haïtien, ce fut Marie Chauvet pour des raisons féminines et aussi pour la qualité de sa littérature. Parmi les femmes modernes, c’est Yanick Lahens, Évelyne Trouillot et Kettly Mars. Les auteurs haïtiens, les hommes, je lis tout ce qui sort de Castera, et bien sûr je lis Jean-Euphèle Milcé. [NDLR: le mari de l’auteure.] Il y a un grand partage entre nous.

Mon quartier

Je suis fondamentalement citadine et port-au-princienne. Dans mon premier recueil déjà, Des Marges à remplir (2000), je parle des trottoirs et de la ville. Ce fut le cas aussi dans mon deuxième recueil (Sur parure d’ombre). Dans mon récit, Le Testament des solitudes, je parle beaucoup du quartier dans lequel j’ai grandi, qui était une sorte de bombe : on avait l’impression qu’il pouvait sauter à n’importe quel moment. Il y avait beaucoup de déménagements, énormément de voisins et des gens qui se chamaillaient (surtout des femmes). Il y avait des problèmes d’eau et d’électricité…

Non seulement je préfère la ville à la campagne, mais je suis né à Port-au-Prince et j’aime Port-au-Prince. J’adore en parler avec toute sa diversité, les quartiers populaires et les quartiers résidentiels (comme on les appelle ici mais ils côtoient toujours les quartiers populaires des gens pauvres, et il y a beaucoup de béton et de maladresse dans les constructions).

« La ville, c’est mon lieu, c’est la ville qui m’inspire. »

J’aime beaucoup être dans la ville, dans cette ville de blackouts, cette ville toujours trop sale, cette ville de misère, mais que j’accepte et que j’aime, malgré tout. Je me plais à dire que les villes qui me fascinent sont Port-au-Prince d’abord, New York, ensuite Paris.

J’aime vraiment la ville et particulièrement Port-au-Prince avec tout ce qu’elle comporte à refaire : les trottoirs, les problèmes d’ordures à ramasser et les problèmes d’urbanisme. Mais c’est ma ville, je me sens vraiment très bien dans Port-au-Prince. Je suis une vraie Port-au-princienne.

Mon enfance

Mes souvenirs d’enfance ? Je me rappelle que je pleurais beaucoup ; je ne voulais pas rester à l’école. L’école, à l’époque, était deux fois par jour. Il fallait aller très tôt dans la journée et à midi ou à 11h, on rentrait à la maison pour revenir vers 14h.

Je pleurais particulièrement dans l’après-midi. J’avais toujours l’impression d’être piquée par des fourmis. Est-ce qu’il y avait réellement des fourmis à l’école ? Je ne le sais pas. C’est un souvenir très désagréable que je garde de l’école.

Je devais avoir 5 ou 6 ans. Je salissais toujours avec l’encre, parce qu’il y avait un encrier où il fallait tremper sa plume, et je n’y arrivais jamais.

« Je pense que le stylo a été une véritable révolution [sans laquelle] peut-être que je n’aurais jamais pu écrire. »

Je me rappelle aussi qu’on exigeait que chaque enfant ait un mouchoir à l’école. Quand on arrivait le matin, la maîtresse regardait les ongles pour voir si tout était propre. À un certain moment, elle disait : « les mouchoirs ! ». Il fallait que tout le monde agite son mouchoir ; sauf que moi, tous les jours je perdais un mouchoir, au grand désespoir de ma maman.

Je ne sais pas pourquoi, ce sont des souvenirs qui me restent de l’école : les fourmis, l’encrier et les mouchoirs.

Un autre souvenir d’enfance est avec mon grand frère. On a une année et neuf jours de différence. On allait à l’école ensemble ; on était comme des jumeaux. Je me rappelle qu’il avait beaucoup de mal à s’adapter à l’école et que mon père souvent le battait. Il ne pleurait pas ; c’est moi qui pleurais.

Ce sont ces souvenirs-là que j’ai de mon enfance. Je me rappelle aussi qu’on ne voulait pas trop que je sorte. Mon grand frère, lui, il pouvait sortir. Il y a plein de choses qu’il pouvait faire comme garçon : jouer au ballon dans la rue, aller jouer au cerf-volant et aux billes. Et moi, je restais à la maison. Je n’avais pas le droit de sortir, je n’avais même pas le droit de rester devant la barrière parce que les filles devaient rester à la maison. Je crois que c’est ça aussi qui m’a amené vers le livre.

Je lisais n’importe quoi, je lisais tout.

À la maison, il y avait des livres de comptabilité, des livres de droit et des dictionnaires : pas forcément de la lecture pour enfants, ou pas vraiment de la lecture. Je lisais les anciens livres de classe de mon père qu’il avait fièrement gardés, et aussi les livres de ses sœurs. J’ai lu le « Lagarde et Michard », j’ai lu le dictionnaire, des livres de droit civil, des livres de droit pénal. Au fil des jours et des mois, la lecture est devenue une sorte de passion où je cherchais à lire, n’importe quoi : comme les vieux journaux qui enveloppaient le riz ou les pois (on les mettait dans des sachets, et c’était des sachets qui étaient fabriqués avec de la colle et des vieux journaux). J’étais toujours l’affût, près de la cuisine pour pouvoir récupérer le petit sachet pour pouvoir lire le morceau de journal.

Ma mère avait une jeune sœur qui lisait des romans-photos. Mais à mon âge, je n’avais pas le droit aux romans-photos quoiqu’il n’y ait rien d’indécent dedans, mais les romans-photos étaient pour les jeunes filles. Il fallait avoir 18 ans, 20 ans pour les lire. Je les dérobais et les lisais très, très vite, quand les autres n’étaient pas là. J’ai lu pas mal de romans-photos dans ma vie. On les appelait des « nous-deux ».

Dans les souvenirs d’enfance, mon frère est toujours là, parce qu’on a grandi ensemble. On imaginait des tas de choses, on voulait laisser la maison, on voulait partir. Notre père était détestable et détesté, alors on se disait : « une fois, on va prendre nos affaires, on va partir, on va laisser la maison ». C’était aussi parce qu’on regardait beaucoup de films à la télévision parce qu’ici c’est comme ailleurs dans les grandes villes où deux enfants peuvent faire du stop etc. Ici, les enfants, jusqu’à présent, subissent beaucoup les parents parce qu’il y a énormément de méchanceté qui sont faites aux enfants et ils ne peuvent pas réagir.

Le premier gros livre que j’aie lu, je devais avoir peut-être neuf ans, et il manquait les deux premières pages du livre. J’ai commencé à lire ce livre à la troisième page. Je me rappelle que c’était un policier qui s’appelait Elle avait trop de mémoire. Je ne sais pas comment ce livre avait atterri à la maison. J’ai souvent fait cette expérience, puisque l’accès au livre était plutôt compliqué. Il m’est arrivé de trouver des livres auxquels ils manquaient les premières pages, mais que j’ai lus quand même. Pour moi, ça reste un bon souvenir. Lire un livre en commençant à la dixième page. Peu importe, je lisais !

Je qualifie souvent mon enfance d’enfance très difficile parce que j’avais vraiment accès à très peu de choses. C’est vrai, on mangeait à la maison, mais mes parents ne pensaient pas que c’était utile que l’on ait des livres à la maison. Pour eux, il fallait seulement avoir les livres d’école dans lesquels on devait étudier. Et les leçons s’apprenaient par cœur. (En Haïti, cela existe encore d’apprendre les leçons par cœur.) Le soir avant d’aller dormir, mon père nous faisait réciter. Il ne fallait pas rater un mot, il fallait connaître toute la leçon. C’était l’histoire, la géographie, l’instruction civique et morale, les dictées, les devoirs d’arithmétique, il fallait tout, tout connaître sinon on n’allait pas dormir.

La ville était aussi bien différente de celle que nous avons là, maintenant. C’était un Port-au-Prince très différent, un Port-au-Prince dans lequel les enfants allaient à l’école à pied. On était toute une bande. À cinq ou six ans, on allait à l’école à pied et l’école était relativement loin. On ne se souciait pas de kidnapping, c’était normal que tout le monde aille à l’école à pied. C’était un Port-au-Prince assez propre ; il n’y avait pas d’ordures dans les rues, il y avait beaucoup moins de voitures et moins de monde. Tous les enfants allaient à l’école à pied, sauf les enfants très, très privilégiés : on les déposait en voiture. On regardait ces gosses de riches avec respect, un peu étonné. Sinon, il n’y avait aucun souci de sécurité. On avait même droit, pendant la fin de l’année, à des promenades sur le Champ-de-Mars. À l’époque, le carnaval commençait à deux heures de l’après-midi, on allait voir passer les chars. Ce sont des choses qui n’existent plus.

« Je suis une sorte d’ancienne Port-au-princienne qui parfois regrette que cette ville soit si mal changée, si mal évoluée. »

La Direction Nationale du Livre

La Direction Nationale du Livre (DNL) est une institution d’État, créée en 2007 par décret. Elle a commencé à opérer en janvier 2007 avec très peu de moyens. Je crois que l’État n’a pas encore pris la dimension du livre en général, mais c’est un bon départ. La DNL est chargée de la mise en œuvre d’une politique nationale du livre et de lectures publiques. La lecture publique est envisagée avec l’implantation de bibliothèques dans les communes reculées du pays, avec des structures comportant une salle d’animation, une bibliothèque, et peut-être dans le nouveau réseau que nous devons inaugurer à la fin de 2009, un cyber-centre. La bibliothèque doit permettre aux jeunes et à tous les gens de la communauté de pouvoir venir lire et la salle d’animation pour les représentations théâtrales, la diffusion de films, les réunions aussi parce que ces structures souvent sont les seules qui existent dans ces coins reculés. On a en dix actuellement que nous appelons des centres de lecture et d’animation culturelle. L’expérience est absolument extraordinaire : depuis huit ans que ces centres sont implantés, on s’est rendu compte que les résultats au niveau scolaire étaient meilleurs dans ces zones où les enfants avaient accès au livre. Malheureusement, dans beaucoup trop de zones dans ce pays, il y a des gens de vingt ou de trente ans qui n’ont jamais vu un livre de leur vie. Même s’ils sont allés à l’école, ils n’ont jamais vu autre chose que leurs livres scolaires. Pendant l’année 2009, on va en implanter douze autres centres (dans le Sud et dans le Sud-est) pour permettre aux gens d’avoir accès au livre et d’avoir accès aux moyens de communication en général.

La Direction Nationale du Livre est chargée de faire un cadre légal pour le livre en Haïti. Comment le livre doit-il circuler ? Comment les maisons d’édition doivent-elles travailler ? Depuis deux ans, nous faisons aussi des activités autour du livre pour inscrire le livre dans le vécu des Haïtiens. Mais on n’a jamais été doté d’un budget convenable pour pouvoir réellement remplir notre mission à faire des activités autour du livre et à faire ce cadre légal pour le livre et la mise en réseau des différentes bibliothèques du pays.

L’État a des bibliothèques, certes, mais il y a aussi des organisations non-gouvernementales qui en ont. Des particuliers ont des bibliothèques ouvertes au public. Ce que nous devons donc faire, c’est de mettre en réseau ces bibliothèques et proposer le cadre légal de leur fonctionnement. Nous voulons faire cela pendant l’année 2009. En attendant, nous faisons énormément de choses à la Direction Nationale du Livre. À la fin de l’année [2008], nous avons pu faire une foire du livre pour demander aux gens d’offrir des livres pendant l’année, pendant la fin de l’année, pendant la Noël de façon à inscrire le livre au centre des préoccupations des cadeaux de fin d’année. Cela a bien marché. Pendant ces deux ans, nous avons pu atteindre l’un de nos objectifs prioritaires : faire découvrir aux gens ce que c’est que la Direction Nationale du Livre, quelle est sa mission, mais aussi de pouvoir dire : « voilà ce que nous allons pouvoir faire, voilà ce que nous allons pouvoir offrir en termes de lectures publiques, et de livres, voilà comment nous allons permettre au marché du livre de se développer dans quelques années ». Je crois que le message est passé, c’était important de le faire, nous avons pu le faire.

Cette année [2009], nous allons faire des choses beaucoup plus structurantes, déjà avec le réseau de douze bibliothèques dans le sud et dans le sud-est, la réhabilitation de l’ancien réseau qui a quand même huit ans et qui commence à demander d’être réhabilité, d’autant que ces bibliothèques ont été souvent faites dans des maisons ou des endroits peu appropriés. C’est la commune, la mairie qui donnait le local et on intervenait sur le bâtiment, mais de façon très sommaire pour faire une salle d’animation, une bibliothèque. Nous sommes en train de réhabiliter l’ancien réseau et de travailler pour que, à la fin de l’année 2009, nous puissions avoir un nouveau réseau de douze bibliothèques.

La DNL est devenue aussi un peu la « maison des écrivains » : ils y viennent et y font des lectures et des ventes-signatures. La DNL est entrée dans la vie de la communauté et dans la vie des écrivains. Haïti est doté d’une direction nationale du livre ; le livre est devenu quelque chose de prioritaire pour l’État. [M. René Préval,] Le président de la République lui-même qui a demandé au président Diouf (le secrétaire général de l’Organisation internationale de la francophonie) – qui a accepté – d’accompagner ce projet en Haïti pour qu’il y ait, dans chaque commune haïtienne, un centre de lecture et d’animation culturelle.

Ça va venir. Dans les cinq prochaines années, on espère avoir ce grand réseau de bibliothèques. Ce projet est également implanté dans des pays du Proche-Orient et de l’Afrique ; Haïti en est le seul pays impliqué de la Caraïbe. Haïti a eu des résultats qui dépassaient les attentes : par la fréquentation de ces centres et leur gestion, il s’est révélé que les centres haïtiens avaient des résultats plus performants que ceux qui se trouvaient en Afrique, au Proche-Orient et dans l’Océan Indien. C’est ce qui nous voudra les nouveaux réseaux, les nouveaux centres de lecture et d’animation culturelle.

Je suis la première directrice de la Direction Nationale du Livre, la première personne nommée à ce poste où j’ai un mandat de cinq ans, renouvelable.

Mon œuvre

Mon dernier texte, Le Testament des solitudes, est une sorte de dette que j’ai payée après avoir vécu très loin de certains événements où et il m’a semblé être quelque part une actrice, même si j’étais en plein dedans. Je les ai vécues dans une sorte de distance.

« À un certain moment de ma vie, ces choses se sont imposées à moi. Il a fallu que je raconte, il a fallu de que je parle, il a fallu que je dise et que je me libère de toutes ces choses. C’est toute une histoire familiale. »

En revenant de Floride en 2001 (je revenais des funérailles d’une tante qui est décédée dans un accident de voiture), après les attentats du 11 septembre, je me suis rendu compte que toute cette histoire du 11 septembre était la conclusion d’une histoire terrible, mais que je n’avais jamais pris le temps de regarder ou de vivre. J’étais toujours dans une sorte de bulle. Je me suis dit : « cette histoire, elle est en train de me tarauder sans que je ne me rende compte, il faut vraiment que j’en parle, il faut vraiment que je me libère ».

C’était l’histoire de ma famille, mais c’était aussi l’histoire de beaucoup de gens dans ce pays [Haïti]. Des gens qui quittent le pays parce qu’ils sont trop pauvres, sans moyen de vivre et ne pouvant rester sur cette île où ils vont crever, où l’on crève tous les jours.

« Je me suis rendu compte que ces gens n’ont fait que choisir leur mort. »

Ne pas crever ici, mais aller crever là-bas. Souvent ils sont partis dans des embarcations de fortune ou avec un simple visa ; ils arrivent, décident de rester et font de petits boulots au noir, ou boulots qui sont légaux aux États-Unis. En Floride, il y qui a du travail dans les champs (tomates, oranges…) que les Américains refusent. Il n’y a que des immigrés et des gens très pauvres pour travailler entre seize à dix-huit heures pour très peu d’argent. On n’a pas besoin d’avoir des papiers en règle pour travailler dans les champs. Je me suis rendu compte que ces gens-là ont choisi leur vie : ils choisissaient leur mort. Effectivement, ils mouraient.

Je revenais des funérailles de la jeune sœur de ma mère qui était partie pour revenir et finalement, a décidé que la misère de là-bas était une misère beaucoup plus sympathique et mieux rémunérée que la misère d’ici, qui est une misère brutale. Elle a décidé de rester là-bas et a vécu quelque chose que j’ai regardé de loin comme une horreur, jusqu’à ce qu’elle meure sur une route de Floride. J’ai décidé de raconter la vie de ces femmes, plus ou moins proches, nées à Gros Marin, près de Cavaillon (dans le Sud). Elles sont nées à la fin des années 1940, après la Deuxième Guerre mondiale qui avait affecté Haïti comme elle avait affecté le monde. Ce sont des histoires que j’écoutais quand j’étais toute jeune : comment elles faisaient des kilomètres à pied pour aller à l’école, les corvées après, et l’idée d’aller à Port-au-Prince parce que Port-au-Prince était encore une capitale qui incarnait pour les provinciaux une vie meilleure, ou du moins différente. Mais Port-au-Prince s’est révélé aussi un mouroir, un lieu de grande misère. Ainsi, elles ont regardé plus loin, vers la Floride, vers New York, et elles ont trouvé le moyen de partir.

Quand on part d’ici, c’est un privilège, on est bien vu. Mais quand on arrive là-bas, qu’on doit travailler 18 heures par jour quand n n’a pas de papiers ; on doit vivre dans des conditions extrêmement précaires pour finir par en mourir dans un accident quelconque en anonyme total, parce qu’on est ce qu’on est : vulgaire immigré faisant de petits boulots. Quand son père ou sa mère meurt en Haïti, l’immigré(e) ne peut même pas venir aux funérailles ; quand on n’a pas de papiers, on ne voyage pas. Cela peut être relativement facile de revenir chez soi, mais si vous revenez avec un passeport haïtien, il n’y a aucun moyen de retourner là-bas. C’était des choix extrêmement héroïques.

Quand j’ai vu comment ces gens ont vécu leur vie et ont accepté leur misère pour vivre, pour faire vivre des enfants et des parents en Haïti, et quand son enfant meurt et qu’on ne peut même pas venir aux funérailles, c’est abominable. Il a fallu que je raconte, que je parle de cette misère-là, du choix de ces femmes, du choix de ces hommes. J’ai décidé d’en rendre compte. C’est une histoire à la fois personnelle et celle de beaucoup de persnnnes de ce pays.

« On me dit souvent que c’est un livre, très dur, très difficile, mais ce n’est rien d’autre que la vie des gens de ce pays, ce n’est rien d’autre que la misère des gens de ce pays, ce n’est rien d’autre que ma vie, la vie de mes proches, la vie d’un peu tout le monde. »

Mon prochain texte s’appelle L’Exercice de la douleur (si je ne change pas de titre). L’exercice de la douleur sera également une histoire de la vie d’une femme, d’un couple dans ce Port-au-Prince avec ce quotidien qui reste le même, mais qui se dégrade, et des rêves qui sont permis ici. Est-ce qu’on peut encore rêver dans ce désastre ? qu’est-ce qu’on peut encore changer ? J’espère finir en septembre, du moins c’est ce que j’ai promis à mon éditeur. Ce ne sera pas une histoire de morts, une histoire de vie difficile comme ce fut le cas dans Le Testament des solitudes, ça va être une histoire de vie simple. La vie dans un pays qu’un couple a décidé de ne pas laisser. Quelle vie peut-on se faire ici, quels sont les rêves qui sont permis ? C’est le passage en revue des rêves, de la vie, de la possibilité de vivre ici, la possibilité de vivre tout court.

L’Insularité

Je ne pense pas à l’île, je vis sans penser que je suis dans une île. Je vis tout court. J’avais vingt ans quand j’ai quitté ce pays pour la première fois.

« Je ne vis pas avec l’idée que je suis sur une île ».

Souvent il m’arrive d’y penser ces dernières années, parce que j’ai beaucoup d’amis qui sont partis, émigrés le plus souvent au Québec. C’est dur d’être une sur une île et de ne pas pouvoir partir, c’est clair. Mais, dans ma vie quotidienne, l’idée d’île est très loin de moi. J’ai aussi vécu en Suisse, il n’y avait pas de différence. Pour moi, il n’y avait aucune différence de vivre dans un pays totalement enclavé (la Suisse est totalement enclavée avec des frontières avec la France, l’Italie, etc). Je ne me suis jamais sentie chez moi en Suisse, alors qu’ici, c’est chez moi. Mais entre l’enclavement et l’insularité, je n’ai pas réellement sentie de différence. La différence dans ce cas-là, c’était surtout les gens et la température… Mais je ne vis pas ici avec l’idée que je suis dans une ile. Je me questionne souvent à savoir comment ce serait si j’habitais dans un pays où il y avait une frontière, s’il y avait trois, quatre frontières avec d’autres pays, ou si j’étais sur un continent, comment cela se passerait. Mais je ne vis pas avec l’idée je suis une insulaire, que j’ai de l’eau à proximité.

« Je suis une insulaire qui ne pense pas à l’île ».


Emmelie Prophète

Prophète, Emmelie. « 5 Questions pour Île en île ».
Entretien, Pétion-Ville (2009). 36 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube le 25 mai 2013.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, du 7 février 2010 jusqu’au 13 octobre 2018.)
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Caméra : Kendy Vérilus.
Notes de transcription : Linda Brindeau.

© 2010 Île en île


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mis en ligne : 7 février 2010 ; mis à jour : 26 octobre 2020