Émile Ollivier, Hommage à Anthony Phelps

Comment rendre hommage à un créateur vivant sans pour autant lui dresser une stèle, lui ériger un tombeau qui scellerait le foisonnement d’une créativité en acte? Comment rendre hommage à Anthony Phelps, à l’homme, à l’écrivain, à l’ami, au rassembleur, au meneur de jeux? Le métier de la Parole, disait la Bruyère, ressemble à celui de la guerre: il y a plus de risque qu’ailleurs. Le risque, il est conforme à la nature même de cet exercice périlleux qu’est l’hommage. Ceux qui s’y hasardent ou bien inclinent à céder à la tentation du discours panégyrique mais, la boursouflure de style, l’emphase qu’implique une telle entreprise, surtout pour parler d’un ami qu’on aime, serait le comble du ridicule; ou bien ils s’en tiennent sèchement aux faits et aux réalisations chiffrées, et ce serait nettement insuffisant, surtout pour parler d’un homme et d’une oeuvre marqués du sceau de tous les risques. J’ai eu le privilège de croiser Anthony Phelps au moment où j’émergeais d’une adolescence faite de bruits et de fureurs. Mais je ne céderai pas non plus à cette autre tentation qui accompagne souvent l’hommage: une ellipse pour parler de soi.

Comment avoir le ton juste?

Une idée, qui n’allégera pas cependant ma tâche, s’impose à moi. Pour prendre conscience de la valeur d’une oeuvre, dit-on souvent, il faudrait imaginer un instant qu’elle n’existe pas. Que se serait-il passé dans la poésie haïtienne si Anthony Phelps n’avait pas écrit et publié? En quoi consiste la contribution d’Anthony Phelps à la littérature? Que se serait-il passé dans la vie de quelques écrivains de cette époque s’ils n’avaient rencontré cet homme qui, aujourd’hui, vivant loin des sirènes de la vaine gloire, mais sans retrait hautain, a produit l’une des oeuvres les plus connues, les plus populaires de la littérature haïtienne?

Depuis 1960, année où parut son premier recueil, Été, Anthony Phelps a écrit une douzaine de recueils de poésie dont le célèbre Mon pays que voici, trois romans, une quinzaine de pièces radiophoniques, des contes pour enfant, réalisé des vidéos. Pour une plus large diffusion de la poésie, il a créé une maison de production de disques au nom évocateur Caliban et prête sa voix à l’interprétation de textes: Pierrot le noir, Mon pays que voici, Quatre poètes d’Haïti, Terre Québec. Cette simple énumération suffit à illustrer l’abondance, la fécondité d’une oeuvre pluridimensionnelle et la simple déclinaison des dates de réalisation attesterait, s’il en était besoin, d’une créativité régulière.

Mais, livres, vidéos et disques ne représentent que la partie visible de son oeuvre et les dénombrer ne saurait suffire pour faire l’éloge de Anthony Phelps car, cela ne rendrait pas honneur à l’homme et à son talent de rassembleur. Cela ne parlerait pas de sa civilité, de son respect des autres et surtout de son souci civique. Prudent, mais pas de la prudence qui aménage des chausse-trappes. Il n’est pas de ceux qui vous voient venir et vous donnent ce qu’il croit que vous attendez d’eux. Pas de salamalecs. La poignée de main broie la distance. Complexe comme tous les êtres humains, il est à la fois ancré et aérien avec, dans le regard, quelque chose de céleste, un regard que traverse parfois des lueurs de malice. Anthony Phelps, c’est la chaleur de l’amitié. Je me souviens des riches soirées chez lui, au tout début de l’exil et du désarroi, quand Hélène Valiquette, «sa compagne de haute lice», nous accueillait avec une hospitalité sans fausse note et aménageait des passerelles entre les intellectuels québécois et nous. Anthony avait déjà séjourné à Montréal, et avait rapporté à son retour en Haïti, dans ses bagages, quelques textes, des romans dont le fameux Agaguk de Yves Thériault et des recueils, oeuvres de poètes exemplaires de la Modernité littéraire québécoise.

Anthony Phelps c’est ce que j’appelle un écrivain dans l’Histoire. Pour expliciter ma pensée, je prendrai un ton plus personnel, le ton de l’amitié. J’ai rencontré Anthony Phelps à la fin des années cinquante au lendemain de l’arrivée de François Duvalier au pouvoir, en janvier 1958, je crois. Je parle d’un temps que ceux qui sont nés après 1960 n’ont pas connu. Le temps de mes vingt ans. Le temps d’Haïti littéraire. Le temps où les pays de l’autre bord de l’eau émergeaient de mon imaginaire par la seule magie des mots qui permettaient de vaincre l’enfermement de l’île. Je n’avais pas encore arpenté le vaste monde et, dans mes rêves les plus fous, je n’imaginais pas que je passerais la majeure partie de ma vie à marcher inlassablement jusqu’à avoir aujourd’hui les pieds constamment poudrés de la poussière de l’errance. Je voyageais déjà loin, loin, très loin, en compagnie d’Anthony Phelps, de Serge Legagneur, de Davertige, de Roland Morisseau, de René Philoctète, de Frankétienne qui n’avait encore rien écrit et quelques temps après, de Jean Richard Laforest, qui nous rapporta, de retour de Moscou, la lumière de Vladimir Maïakovski. Je découvrais ainsi les vastes contrées de la poésie.

Guidés par St-John Perse, nous parcourions les routes triomphales d’Anabase et d’Exil; nourris d’espérance, nous brûlions les enclos avec René Char; nous laissant porter par la fumée de nos cigarettes, nous entretenions le ferme espoir de pouvoir, au bout de nos périples, offrir des perles de pluie venues, comme dit Jacques Brel de pays où il ne pleut pas. Nous dessinions toute une géographie du roman. Nous nous perdions dans les Labyrinthes de Jorge Luis Borges. Nous dérivions tous les week-ends, à Bahia avec Jorge Amado avant de nous consumer dans les bras de Nedjma, dans l’Algérie brûlée de Kateb Yacine. Nous avions palpé les veines ouvertes de l’Amérique latine et bouclions nos randonnées en compagnie de Alejo Carpentier, tout en chantant avec Louis Aragon les cantiques d’Elsa; nous déclamions les vers duChant Général de Pablo Neruda ou de Minerai noir de René Depestre. Tant et tant d’écrivains nous ont aidé à devenir ce que nous sommes aujourd’hui. Je me souviens d’interminables discussions sur l’esthétique de Jacques Stéphen Alexis, sur le génie de Samuel Beckett, sur les propositions de Robbe-Grillet Pour un nouveau roman et j’en passe.

Déjà, à cette époque, je dessinais ma topographie intérieure. Et j’avais même planté une première borne: Au tuyau de l’oreille, un recueil de poèmes que je dédiais à Marie-Josée et qu’Anthony Phelps devait préfacer s’il ne s’était mis à couler un fleuve de larmes et de sang qui emporta nombre d’entre nous vers les rivages de la mort, de la prison ou de l’exil. C’était le temps de Radio-Cacique. Chaque dimanche, avec Wooley Henriquez, la lumière de la camaraderie, avec Gigi Mevs aux yeux de villages incendiés, nous interprétions, dans le cadre d’une émission de radio-théâtre, un texte tout chaud au bas duquel Anthony Phelps, à chaque fois, venait de déposer un point final… Et sourd la nuit de mes vingt ans dans sa sombre beauté. Port-au-Prince, mon Atlantide, ma ville d’Ys.

Une foule de souvenirs auxquels Anthony Phelps est associé remontent en moi dans un plissement de paupières. Une cohorte de visages, tel un film patiné par le temps défilent. Dodelinant doucement sur sa chaise berçante, la mère Thoby. Elle habitait cette ancienne demeure de pains d’épices devant Radio-Cacique, notre point de ralliement. Elle semblait être sur cette galerie entourée d’une balustrade de bois ouvragée, de toute éternité; elle attendait la fin d’un monde pour lequel elle disait prier le ciel qui dans toute sa bonté devait nous débarrasser de ce «cochon mal gratté». Ainsi nommait-elle François Duvalier qui, malgré ses prières, n’allait pas tarder à s’auto-proclamer «Président à vie» et, devant notre refus de collaborer, terroriser nos nuits, saccager nos consciences. Le long de la pierraille de l’errance, tous ces visages, tous ces souvenirs ne m’ont jamais quitté comme s’ils étaient épinglés sur le mur de ma mémoire. Mémoire d’un temps en-allé mais irradié de tant de lumières et de tant d’espérances.

On chemine rarement seul en littérature et l’on n’avance jamais sur un terrain brûlé. Je ne connais pas d’écrivain qui ne revendique d’avoir eu des maîtres et même s’ils se flattent d’avoir appris tout seul, ils disent avoir appris avec eux. Il y a aussi en littérature des familles, des cousinages, de la parentèle étendue. C’est ce qu’exprime avec justesse Claude Lévi-Strauss quand il écrit: «En se voulant solitaire, l’artiste se berce d’une illusion peut-être féconde, mais le privilège qu’il s’accorde n’a rien de réel. Quand il croit s’exprimer de façon spontanée, faire oeuvre originale, il réplique à d’autres créateurs passés ou présents, actuels ou virtuels. Qu’on le sache ou qu’on l’ignore, on ne chemine jamais seul sur le sentier de la création».

Quand je me réfère à l’expérience d’Haïti littéraire, ce que je retiens d’abord, c’est la façon dont s’est opérée chez les écrivains en herbe de ce collectif, la mise en cohérence de cette relation contradictoire entre reconnaissance des maîtres et volonté d’affirmation personnelle. De ma fréquentation des écrivains regroupés sous la bannière d’Haïti littéraire, je retiens surtout la capacité qu’ils ont eu, très tôt, d’évoquer dans d’interminables rencontres jubilatoires, largement arrosées d’alcool de canne, embrumées dans la nuit caraïbéenne de la fumée des cigarettes, les plus grands noms de la littérature, ceux qui écrivaient en français ou dont les oeuvres avaient été traduites. Ils les convoquaient, ils voulaient les rendre dicibles et les revendiquaient comme maîtres et modèles à égaler. Ainsi Roland Morisseau vouait une admiration sans borne à Eluard; Davertige, à Dylan Thomas, à Rainer Maria Rilke, à Rimbaud, allant même jusqu’à épouser les grandes lignes du destin de ce dernier. C’est avec dévotion que Legagneur parlait de Magloire Saint-Aude, d’André Breton et des surréalistes, que René Philoctète défendait Émile Roumer et les poètes de la Résistance française. Je ne sais si Jean Richard Laforest se revendique comme membre à part entière d’Haïti littéraire, mais c’est au sein de cette communauté de camarades que je l’ai rencontré. Revenant d’un séjour d’études à Moscou, il avait ramené dans ses bagages les oeuvres des poètes russes contemporains. On raconte qu’au chef de la police qui l’interrogeait sur ce voyage – c’était un crime à l’époque de visiter, même en touriste les pays de l’autre côté du «rideau de fer» pour reprendre l’expression propre à ces temps de guerre froide et d’anti-communisme obsessionnel – il avait répondu sans broncher: «Je reviens de la patrie de Lénine et de Maïakovski». – Quant à Anthony Phelps, il avait érigé en modèles de pratique d’écriture, Claudel, Supervielle, Ponge, Perse et Char, poètes dont les oeuvres traînaient sempiternellement sur sa table de travail. Maintenant qu’il a coulé beaucoup d’eau sous les ponts, je m’aperçois que, en articulant la solitude de l’écriture avec l’aspiration à l’universalité littéraire, la référence récurrente à un choix d’écrivains tenait lieu de compromis nécessaire entre l’exigence de singularité d’une oeuvre et l’établissement d’une communauté d’écrivains affichée sous la signature d’Haïti littéraire.

Il ne va pas de soi d’être plusieurs quand on est singulier, de former une communauté lorsqu’on est en émulation. Cette phalange d’écrivains qui se réunissaient régulièrement chez Anthony Phelps aurait pu ne pas constituer un groupe, car souvent le groupe fait obstacle au travail de singularisation propre à une authentique création. Mais, il y avait Anthony et son talent de rassembleur. Outre qu’ils se voyaient régulièrement, se lisaient à haute voix leurs textes, développaient une amitié empreinte de générosité, ils avaient en commun un ensemble de revendications: respect des droits humains, de la démocratie (même si le mot n’était pas à la mode), changement radical des rapports sociaux. Ils partageaient aussi un certain nombre de refus, tant du point de vue du contenu que des formes littéraires: refus de l’indigénisme dans lequel s’était enlisée la littérature haïtienne; refus de la poésie mécanique (la prose découpée aux ciseaux) et d’une écriture sans âme; refus de la littérature pompier (la poésie n’est en aucun cas un pas de grenadier montant à l’assaut). Cet ensemble de refus représentait le noyau dur d’un programme qui les a menés à un déplacement du centre de gravité de la littérature haïtienne, pour se tourner vers des auteurs pivots de la modernité. Les poètes d’Haïti littéraire opéraient ainsi une sorte de «rupture épistémologique». Car au fond, c’est bien de cela qu’il s’agissait. Il fallait rompre avec la langue triviale du quotidien, avec la langue fasciste du pouvoir quitte à renouer avec le langage des manifestes: la revue Semences, quoique éphémère, fit quelques avancées en ce sens. Haïti littéraire développa des liens avec les jeunes peintres et musiciens de l’époque, ceux de la Galerie Brochette, de Kalfou. La poésie sortit des salons et des clubs mondains pour se mêler à la vraie vie: le groupe organisa, à Port-au-Prince et en province, des récitals de poésie et au coeur même de la dictature, il fit la promotion de la poésie dissidente et subversive. Je me souviens encore de cette soirée d’hommage à Karl Bouard et d’autres soirées de récital à l’Institut français d’Haïti. De plus, pour la première fois dans l’histoire de la littérature haïtienne, on ne nommait plus les villes de façon naïve, folklorique; loin des clichés de pacotille, leur réalité s’exprimait avec une sensibilité nouvelle: Jérémie, Pétion-Ville, et plus particulièrement Port-au-Prince, ville grouillante et dévorante, cité grandiose de saleté et de détresse humaine, ville insomniaque qui sombre sans sommation.

Ces refus et ces ruptures libéraient de nouvelles possibilités: d’abord une relecture de la littérature haïtienne qui les ont amenés à revendiquer comme leurs, Jacques Roumain et Jacques Stephen Alexis, assurément, mais aussi Magloire Saint-Aude, René Bélance, Marie Chauvet, René Depestre et en faisant un pas de côté, le Price-Mars d’Ainsi parla l’oncle contre René Piquion, François Duvalier, Lorimer Denis etc. Refus et rupture conduisaient à une prise de conscience qu’il était nécessaire, sans abandonner la défense d’une identité collective et d’une souveraineté nationale, que la littérature, oeuvre de création, par définition, ne soit inféodée à aucune idéologie, ne rende compte à aucun pouvoir et certainement pas au pouvoir duvaliériste. Cette prise de conscience était d’autant plus nécessaire qu’on arrivait, comme le dit Jean-Richard Laforest: «à une époque de fin de tension de la littérature de l’engagement [que] les voix les plus fécondes du mouvement de la Négritude s’étaient tues… [et que] ce que nous appelions Haïti ne pouvait surgir que comme expérience intérieure». Nous en étions là, quand l’exil s’imposa à nous; mais on retiendra de cette époque une pratique et une vision de la littérature placées sous le signe de la plus haute exigence.

Pour caractériser cette exigence chez Anthony Phelps, le mot qui me vient à l’esprit est: honnêteté. Anthony Phelps est d’une scrupuleuse honnêteté. Pas de tricherie, pas de subterfuge, pas d’assertion péremptoire. S’il a tendance à se mêler peu des affaires du monde, cela ne signifie pas pour autant qu’il est un être centré sur son ego comme le sont souvent les créateurs. Au pays, nous pataugeons dans la boue jusqu’aux épaules. Tout se passe comme si l’oeuvre de Phelps, parfois malgré lui, nous indique le chemin des étoiles. J’en veux pour preuve les malentendus mainte fois vérifiés entre l’intention du poète et l’interprétation critique…

Nous voilà donc face à une oeuvre possédant des strates de signification. L’écrivain, même s’il a au point de départ des coups d’éclairs, ce que d’autres appellent inspiration, talent ou don, ne parvient à ce résultat que par le travail. Il sait que rien n’est donné, qu’il faut travailler sans relâche. La poésie, fondamentalement, est une représentation du monde et en même temps celle de l’envers du monde; c’est vraiment l’art de faire coexister les contraires. Écrire, c’est jour après jour chercher un point lumineux dans une sorte d’immense obscurité. Je dis point mais il faudrait dire une ligne, car le point, négation de la ligne est une figure de mort. Cette ligne lumineuse, l’écrivain ne l’aperçoit que par instant. Est-ce cela qu’on identifie quand on dit que le poète est visité par la grâce? Mais on sait aujourd’hui ce qu’il faut faire, le contraire du point, tracer des lignes, toujours avancer, toujours écrire. C’est l’une des leçons que j’ai apprises dans la fréquentation de Anthony Phelps. Écrire, toujours écrire avec une régularité d’horloge.

J’ai relu récemment quelques textes de Phelps. Ses poèmes demandent du temps. Ils en contiennent également. Ils sont pour qui veut bien jouer le jeu, de formidables vecteurs de réflexion. J’ai relu Phelps et je me suis aperçu qu’il y a dans son oeuvre des motifs récurrents: la femme, l’amour, la mémoire, la fuite du temps, le paysage marin, l’enfance mais aussi la torture, la violence. J’ai été mis sur cette piste par le critique italien Sergio Zoppi qui dans sa préface au dernier recueil Immobile voyageur de Picas retrace d’un ouvrage à l’autre, l’enlacement des motifs et figures qui tissent tout un réseau apte à éclairer la richesse de la parole de Phelps. Oeuvre plurielle, mais aussi une oeuvre ancrée et enracinée.

Je crois que ce qui intéresse Anthony Phelps, c’est le moment où l’histoire personnelle bascule dans l’histoire collective. Léon-François Hoffmann voit clair quand il souligne avec justesse que «Et même si le nom d’Haïti est passé sous silence, si François Duvalier ou les tontons macoutes, ou les profiteurs du régime, ou ceux qu’il a exilés, emprisonné, torturés, exécutés n’apparaissent pas nommément dans le texte de Phelps, leur présence reste obsédante dans les résonances du vers». En exemple, il cite quelques vers tirés de La bélière caraïbe :

Colporteur d’indicible
sans trône ni béquilles
le rire laqué
l’oeil affiche
j’habite la nuit primaire
[…]
Pensionnaire d’oubliettes
et levain de bûcher
les bras pleins d’yeux
forain des pas magiques
je nomme ma route dans le vent veuf
Poète
Païen
en toute saison
Anthony Phelps, militant de la littérature, créateur et animateur de revue, défenseur inlassable et combatif d’une «action poétique» que j’estime essentielle au déchiffrement des secrets et de l’énigme du Monde, indispensable pour élever contre l’horreur et l’abjection la part d’humanité en nous. Le Monde n’est-il pas au risque? Phelps n’est pas de ceux dont la morale est à l’épargne. Il a beaucoup risqué pour la littérature.

De toutes les qualités qui signalent la contribution d’un écrivain, la plus frappante est sans doute son aptitude à faire entendre une musique singulière. On peut maîtriser l’art d’arranger les mots, celui de raconter une histoire et même à l’occasion, la manière de façonner quelques jolies phrases, quelques formules en coup de poing, mais le texte ne produit aucun son véritable. Les livres ne sont que sons étouffés, monocordes, sans voix.

Anthony Phelps ne pratique pas la poésie comme un instrument d’auto-contemplation de soi, dans une langue intelligible seulement à quelques initiés. Tout en creusant un écart avec la langue commune, la poésie de Phelps demeure intelligible. Le poète parle, on l’écoute, on l’entend. La langue est intelligible, sans facilité. Phelps se méfie d’une certaine transparence de la langue qui porterait à croire à une égale transparence de la réalité. De là des vers qui énoncent l’opacité, le mystère, la violence et la folie d’une Haïti tragique au point qu’il «est venu le temps de se parler par signes»; de là des vers qui ramassent le sens sous des «éclats de silence». Loin de lui de faire joli, ornement ou breloque, la langue, chez Phelps, est ce qui rend la maison des êtres humains encore habitable. Des textes comme Mon pays que voici, La bélière caraïbe ou des romans comme Moins l’infini ou Mémoire en colin-maillard sont des traces précieuses d’une expérience humaine pleine, riche, où tout lecteur, vivant sous quelque latitude que ce soit, peut se retrouver et se reconnaître. Au moment de clore cet hommage, si j’avais un souhait à faire, c’est que dans le chaos tonitruant du désordre actuel, on continue à entendre le souffle de cette présence considérable, la musique d’Anthony Phelps.

– Émile Ollivier


Ce texte, « Hommage à Anthony Phelps », a été écrit par Émile Ollivier pour la soirée-hommage à Anthony Phelps qui a eu lieu à Montréal le 2 février 2001 à la Bibliothèque Nationale du Québec.  Publié @ « île en île » avec la permission de l’auteur, le texte a également paru dans Chemins critiques (revue haïtiano-caraibéenne) 5.1 (janvier 2001) : 210-218.
La soirée-hommage faisait partie du forum « Encre noire » (Littératures et communautés noires) qui a eu lieu à Montréal le 1er et le 2 février 2001, forum organisé à l’Université du Québec à Montréal (UQÀM) par Images interculturelles et CIDIHCA.

© 2001 Émile Ollivier;  © 2001 Île en île


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mis en ligne : 9 mars 2001 ; mis à jour : 21 octobre 2020