Élie Stephenson, La bouteille ne peut contenir une dame-jeanne (entretien)

entretien réalisé par Kathleen Gyssels

Élie Stephenson, photo © Kathleen Gyssels Cayenne, le 10 avril 2002

photo © Kathleen Gyssels
Cayenne, le 10 avril 2002

Kathleen Gyssels: Élie Stephenson, lors du discours sur la Place des Palmistes samedi soir (le 6 avril), de la candidate aux élections présidentielles, Madame Christiane Taubira a promis de combattre le pessimisme en Guyane. Partagez-vous ce pessimisme sur la Guyane que j’ai pu constater lors de mon bref passage ici à Cayenne?

Élie Stephenson: Je ne suis pas pessimiste, mais par contre je crois que la Guyane doit jouer son rôle de «petit pays», et que ses objectifs de croissance doivent par contre être des objectifs à sa taille, des objectifs réalistes. Je crois dans une globalisation des pays Sud-Sud.

J’ai moi-même lancé l’idée, depuis 1972, d’une fédération des trois Guyanes: ensemble avec le pays limitrophe, le Suriname, et avec Guyana, il faudrait pouvoir renouer la dynamique. Or, la guerre civile au Suriname a rendu impossible cette commune des trois Guyanes. Mais je crois toujours qu’il nous faut décloisonner le mental et désenclaver la Guyane. «Une bouteille ne peut pas contenir une dame-jeanne», c’est-à-dire que la Caraïbe ne peut prétendre englober l’Amérique du Sud. Mais d’autre part, il faut un désenclavement qui permettra à la Guyane et à l’Amérique latine que les frontières entre pays du Sud tombent. Je vois une contiguïté entre pays lusophones, hispanophones, francophones sur le continent latino-américain.

Qu’en est-il de l’appartenance à l’Union Européenne?

Pour l’instant, il est important que nous profitions de l’Union Européenne, mais il faut progressivement réduire cette dépendance. Il faut surtout que nous développions en Guyane une croissance autonome et endogène. La Caraïbe cessera d’exister en tant qu’économie rattachée à l’U.E. Il faut que la Guyane entre dans le continent du Sud. Avec sa superficie, trois fois la Belgique (91 000 km2), il est logique qu’elle entre dans l’Amérique latine.

Mais qu’arrivera-t-il à sa culture, à sa langue?

Qu’est-ce qu’une grande culture? Cela ne se mesure pas au nombre de livres publiés; j’ai pas peur pour la guyanité, je pense même que le français en tant que langue de la Guyane pourrait disparaître, qu’il pourrait devenir comme le néerlandais au Suriname (où l’anglais domine et supplante de plus en plus la langue de l’ex-colonisateur hollandais), une langue qui aura du plus en plus du mal à se maintenir. Mais ce choix de la langue est de l’ordre de l’accidentel. Je pourrais même envisager d’écrire en espagnol, si je le maîtrisais suffisamment bien. D’autre part, cela permettra de poser un certain nombre de questions qui n’ont pas encore été posées. Où sont passés les Noirs en Argentine? Car, rappelez-vous, le mot «tango» provient de «shango». On n’a pas étudié la présence noire dans ce vaste pays.

Maintenant, quant à l’antillanité de Glissant, son idée de métissage est pour moi plutôt une mode littéraire, qui par ailleurs sert bien l’idée du néo-libéralisme et la disparition des frontières. Je suis sceptique envers le métissage. Glissant pense à un métissage culturel, or, nulle part au monde, il n’a montré une vertu particulière. Quelle vertu possède-t-il? Les Chinois et les Indiens sont des peuples métissés, mais leur culture est restée «pure». Elle n’est pas dégénérée, que je sache. Qu’est-ce une culture métissée?

Quel commentaire avez-vous sur le chemin de «combattante» de Christiane Taubira?

C’est symbolique, son engagement est tout à fait symbolique. Même si elle a peu de chances à côté des autres candidats aux présidentielles. Cette femme a fait un geste mémorable et inoubliable pour les Guyanais et pour notre pays.

Comment expliquez-vous la relative méconnaissance de la littérature guyanaise au sein des francopolyphonies?

D’abord, elle s’explique par le fait que nous sommes très peu nombreux, et encore, que les écrivains portent aussi d’autres casquettes. Moi-même, je suis un économiste qui fait de la politique et qui mélange les genres dans son écriture: mon théâtre est poétique et je ne sais pas trop si je suis avant tout poète ou dramaturge. Mais ce retard s’explique aussi par la confusion du terme «littérature antillo-guyanaise»: nous sommes sur le continent, nous ne sommes pas des insulaires; nous sommes en Amérique latine, à côté du Brésil avec qui nous avons déjà pu conclure des accords pour lever des taxes sur des produits importés, tels le textile et les vêtements. Dans cette optique, je vous signale que je dirige la CAASSID (le Centre d’Analyse Amérique Sud Spatiale Internationale des Dynamiques de Développement). Ce centre a pour but de couvrir le champ de l’économique et œuvrera à un développement durable tout en respectant l’écologie sud-américaine.

Parlez-moi de votre «grand frère», de celui que vous avez si bien connu, de Léon-Gontran Damas.

Damas, c’est le rebelle perpétuel, inclassable, celui qu’on n’a jamais pu assimiler. Il est celui qui échappe sans cesse aux cadres où l’on tente de l’enfermer. Ses recueils Névralgies et Pigments sont en avance sur à la fois la négritude et la créolité. Black-Label (1956) nous le montre bien. En avance pour son époque, Damas n’est pas un «poète français» comme le sont Senghor et Césaire. Dans mon parcours d’écrivain, Damas est l’instigateur. C’est lui qui m’a poussé à publier. Lorsque j’étais étudiant à Paris, il m’encourageait à publier mes poèmes et mon théâtre; il abordait même l’éventualité que je l’accompagne aux États-Unis.

Que cela aurait-il changé pour votre carrière d’écrivain et d’homme engagé?

Je pense qu’effectivement cela aurait beaucoup changé. À Paris, je flirtais avec les «Black Panthers»; j’ai rencontré Stokey Carmichael lors de son passage à Paris. J’ai même eu une amie noire américaine avec qui j’ai partagé beaucoup de points de vue sur l’Afrique et les Antilles. Bref, cela aurait sans doute changé ma perception sur toutes les questions brûlantes pour nous autres, Guyanais. Je trouve notamment que les Africains-Américains – j’aime James Baldwin, Langston Hughes, LeRoi Jones – ont un regard plus juste sur le devenir de l’Afrique et la Caraïbe.

Parlons de La nouvelle légende de D’Chimbo. Votre «nègre marron» Chimbo, renommé Kalimbo, est très différent de celui de Serge Patient dans Le nègre du gouverneur.

Oui, Patient a voulu un «nègre blanchi», quelqu’un qui apprend à leurrer le Blanc, à ruser. Moi, je suis resté fidèle à la légende. C’est d’ailleurs dans cet esprit que je prépare une nouvelle pièce de théâtre qui s’intitulera probablement Boni, d’après le chef marron d’une communauté boni*. Cette nouvelle pièce s’inscrira tout à fait dans la même veine. La troupe avec qui j’avais monté La nouvelle légende et O Mayoripourrait peut-être la mettre sur pied. Un nouveau recueil de poésie sur le conflit au Proche-Orient, intitulé Hasta siempre, Ismée ou les oiseaux de lumière, doit sortir aux éditions New Legend à Paris et sera traduit en arabe. J’y exprime ma solidarité avec le peuple palestinien, bafoué et colonisé par l’état israélien. Quant à mon recueil Terres mêlées, épuisé, les éditions Silex-Nouvelles du Sud pensent à une réédition.

– Kathleen Gyssels
Cayenne (l’Université des Antilles et de la Guyane), le 8 avril 2002

Note

* Les Bonis sont les marrons qui vivent le long du fleuve le Maroni dans la forêt amazonienne, qui a son delta à Saint-Laurent de Maroni. Du néerlandais: Bosnegers, littéralement «nègres du bois», appelés ici Bushiningé. Par ce terme générique on désigne les Saramaka, les Djuka, les Aloukous.


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mis en ligne : 3 septembre 2003 ; mis à jour : 22 octobre 2020