Édris Saint-Amand, Le vent de janvier et Bon Dieu rit


extraits lus par l’auteur

Édris Saint-Amand lit des extraits de ses romans Le vent de janvier et Bon Dieu rit.

Filmé à Port-au-Prince en 1992, l’une des vidéos d’auteurs haïtiens de Jean-François Chalut.

Dossier présentant l’auteur sur Île en île : Édris Saint-Amand (1918-2004).

Vidéo de 18 minutes, disponible avec des sous-titres (pendant la lecture, cliquer CC).


Le vent de janvier

(extrait)

Introduction: l’action se passe en 1945 sous le régime dictatorial d’Élie Lescot. Lysias, un policier corrompu qui vit dans un bidonville de la capitale, invite chez lui un député. Pendant la scène de danse décrite, on voit Lucien Barjeot, bourgeois voisin du quartier misérable, un personnage qui lutte avec ses voisins contre le régime dictatorial.

Depuis qu’était arrivé le Député, depuis surtout ses dollars, l’orchestre était pris d’une exaltation extraordinaire. Vraiment il se dépassait. Tout en dansant et en se trémoussant, Lysias, plus heureux que si Saint-Pierre venait de l’accueillir au Paradis, riait largement, de son petit museau qui d’ordinaire faisait plutôt peur. Et sa grosse bague plaquée or, faisait parfois mal à sa partenaire, tant il l’enveloppait et la pressait contre lui. Maintenant sous des doigts vainqueurs, le tambour ne battait pas, mille choses il racontait. Mario, le guitariste, avait un goitre immense, et il chantait d’une large voix douce et berceuse. Il chante, Mario, et ses yeux brûlent comme des tisons. Il est debout, et son corps est parcouru de frissons. Il regarde devant lui ; il tourne à gauche, à droite, la tête, où semble s’accumuler une puissance d’éléments. Non, ce n’est pas un homme avec une guitare, Mario. C’est un être nouveau, homme-guitare. Elle est à lui sa guitare, bien à lui, comme sa bouche frémissante, ses doigts, ou son coeur. On ne peut croire qu’il se soit jamais séparé d’elle, sa guitare, tant elle est docile entre ses mains, chantante aphrodite. Et lui, aussi, Calixtène, qui exerçait plutôt le métier de docker, était merveilleux avec ses « tchatchas ». Il chantait d’ailleurs, parfois lui aussi. L’orchestre toujours se déchaînait. « Messieurs-Dames, lança Lysias, nous dansons ! Nous dansons !… C’est ce que je voulais, le député est content. Regardez comme il danse !… Il est content de mon petit bal, de ma réception !… Mais on dirait que Barjeot ne sait pas danser !… Il ne se donne pas du mouvement !… Je ne savais pas qu’il était si timide !… » Au fait, de timidité, il n’y en avait point du tout chez Lucien Barjeot. Mais en mission plutôt ici, il se forçait, tentait de danser à l’unisson de tous, et n’y parvenait pas…

C’est juste à ce moment-là que des pierres, de lourdes pierres, s’abattirent sur le toit. Des pierres et des pierres encore !… Est-ce que ça n’allait pas enfin choir dans la salle de danse même ? Tout le monde, sauf Lucien qui, pour cause ne s’étonnait pas, – car c’était bien ses amis et lui qui avaient préparé le coup – et Philippe Jean-Marie, le Capitaine de voilier, qui n’aurait pas voulu démentir les jolies fables le donnant pour invulnérable, s’aplatit contre le parquet. Lysias lui-même, étendu de tout son long sous une table, avait sorti son révolver, mais pas moins que les filles, il tremblait. L’avalanche, qui avait dû persister cinq longues minutes cessa enfin.

     – Tout le monde debout ! commanda alors fièrement Lysias. Il brandissait son révolver. Les yeux exorbités, rageur, bavant, il fulminait maintenant contre ces capons qui n’avaient pas osé venir l’attaquer face à face, et avaient plutôt choisi la nuit pour lancer des pierres contre sa maison. Et puis c’était des gens sans éducation qui avaient choisi pour faire ça le jour où il recevait le Député. « Ah ! ces salauds ! Je les tuerais, je les étriperais s’ils me tombaient entre les mains ! Mais je les trouverai bien, et alors je leur ferai savoir qui je suis, moi Lysias ! Allez ! Allez l’orchestre ! c’est maintenant que nous allons danser !… »

Bon Dieu rit

(extrait)

Introduction: la scène se déroule à Saint-Michel de l’Attalaye, petit bourg au Plateau Central, une scène de marché, pour montrer la misère du paysan haïtien avec ces lignes.

C’était un vendredi. À Saint-Michel, ce jour-là, le marché chantait par mille voix. De loin, cela semblait un grand bourdonnement d’abeilles. Les gens étaient venus de bonne heure, à pied ou trottinant sur les ânes, des hameaux d’alentour et même de villages assez lointains : Batt’sault, Lhermitte, Diguaran, Latalaye, Lacidras, Platana, Biarou, Marmelade, etc. Ils amenaient la volaille et les produits du sol. Quelques-uns, même, étaient arrivés depuis la veille sur le tard, pour ne pas perdre un brin de la vente. Ceux-là avaient passé la nuit sur les galeries, parmi les bagages et leurs denrées. Ils avaient chargé, autant qu’ils avaient pu, leurs « macoutes » et leurs « haleforts ».* Les plus pauvres étaient venus avec de gros paniers sur leur tête, qui leur faisaient rentrer le cou. Un jour de marché, quel horizon merveilleux ! Quelle fête ! Il y en a qui retourneront avec une robe, un pantalon, un chapeau, une chemise, une paire de savates ! N’est-ce pas qu’on avait consciencieusement bûché ? Le coeur et les bras obstinés ont fécondé la terre. La fleur a éclaté, puis le fruit mûr est né de l’arbre docile, comme l’enfant du sein nourricier, et aujourd’hui l’homme dit : « C’est juste, je veux le pain de ma sueur. »

Les gens ne s’empilent pas à leur gré. Chacun a sa place. Il y a des rangs d’après la nature de la marchandise, le rang des vendeurs de charbon, celui des vendeurs d’herbes, d’aliments, de toile, de quincaillerie, le rang des bouchers…

Le marché s’arrange presque suivant un cercle, en plein milieu du bourg, et le ferment des quatre côtés boutiques et magasins. Quelques vieilles tonnelles regardent vaguement, comme surprises : on eût dit des vestiges sauvés d’un grand désastre. Et dès que le soleil flambe haut, voici, parmi tous ces gens qui viennent, qui vont, crient, se disputent, se battent, sourient, rient à pleine gorge, parlent hurlent, souffrent, s’injurient, voici, hurlantes, de grandes troupes de poussière qui assaillent les yeux, et qui parfois s’envolent droit dans l’air avec un chapeau. Le tourbillon surtout est terrible ! Car le tourbillon, a-t-on appris depuis toujours, ce n’est pas du vent, ce sont deux « esprits » qui se rencontrent et qui se battent. Parfois un âne brait, la tête au ciel…

Le jour était maintenant dans sa puissance. Le soleil dardait au ras des têtes, et les hommes rendaient tout leur jus de sueur. Asséfie, assise sur sa « macoute » tendue à même le sol, débite ses oeufs, ses épices, sa canne à sucre et ses pois. Mille autres petites marchandes comme elle ont étalé leurs produits sur de grands mouchoirs, des morceaux de toile et des tapis de latanier. Se frayer un chemin est difficile parmi cette abondance d’oeufs, d’oranges, de citrons, de cannes, de bananes, de viande, de balais, de pois, de riz, de charbon, d’acheteurs, de vendeurs, de quincaillerie, de poules, de chants de coqs, de mendiants. Aux tonnelles pendaient des quartiers de boeufs où les mouches venaient en bourdonnant déposer leurs microbes.

     Pas très loin, deux marchandes causaient :

     – En vérité, commère, la vente n’est pas bonne du tout aujourd’hui ! Je n’ai encore rien vendu ! À vrai dire, je viens d’arriver. Je faisais un remède pour un de mes enfants qui est malade. Je ne sais même pas si le Bon Dieu me fera vendre quelque chose ! D’ailleurs, nos denrées ne font pas de prix maintenant, alors qu’au magasin tout coûte plus cher chaque semaine ! En vérité, c’est pour rien que nous nous tuons à travailler, nous les « habitants ».

     Pendant que l’une parlait, l’autre, avec dégoût, hochait la tête et confirmait :

     – Ce que vous avez dit là, c’est vrai, ma commère ! Il n’y a pas d’argent dans le pays ! On dirait que le Bon Dieu nous a tourné le dos et que nous sommes oubliés !…

     Arriva un percepteur :

     – Madame, où est votre carte ?… Montrez-la-moi !

     Alors la malheureuse, timide et sage comme un enfant, suppliante même :

     – Monsieur, je ne puis pas payer maintenant. Il n’y a qu’un moment depuis que je suis arrivée ! Je n’ai rien vendu encore ! Maintenant même, c’est ça que je disais à cette femme. En vérité, Dieux…

     Le percepteur plissant le front ; il était atteint dans sa dignité :

     – Madame, je n’ai pas de temps à perdre, ce matin. Je ne suis pas ici pour plaisanter ! Payez-moi, ou bien je saisis vos bananes.

     – Je vous dis que je n’ai rien vendu encore, monsieur ! Il faut que je vende avant de vous payer. Autrement, où est-ce que je devrais prendre l’argent ?

     – Tonnerre de Dieu ! Payez-moi pour que je m’en aille.

     La femme se souleva ; elle implorait :

     – Eh bien ! monsieur, si vous croyez que c’est par mauvaise foi et que j’ai de l’argent, fouillez-moi !

     Le monsieur, un gros, courtaud, avec des yeux comme deux boules de sang, bondit sur le maïs et les bananes, pour les confisquer. Alors, comme la femme ne voulait pas, s’agrippait à sa marchandise, l’autre la bouscula si fort qu’il l’envoya sur le derrière. Il s’était rapidement fait un attroupement. Les gens criaient : « Retenez l’homme ! Retenez l’homme ! Il tuera la femme ! » On cherchait à écarter les lutteurs. La malheureuse, le nez en sang, se battait toujours pour sa marchandise. Le percepteur lui décocha un coup de poing. Alors, elle enfonça ses dents dans la nuque du représentant de la loi. Un autre coup de poing l’envoya rouler.

     Survint un garde. Il empoigna brutalement la malheureuse dont le visage était en sang.

     – Arrêtez-la ! Arrêtez-la ! cria le percepteur.

     Il voulut frapper encore la paysanne, mais le garde l’en empêcha. La femme avait des mots de douleur, de colère, de désespoir et des sanglots. On la conduisit, elle et ses provisions, au bureau de police. Le juge de paix prononça, quelques jours plus tard, la condamnation : sept gourdes cinquante d’amende et un mois d’emprisonnement.

     Asséfie, elle, était restée tranquillement à sa place. Craignant une bousculade, elle n’avait pas voulu, étant donné sa grossesse, se mêler à la cohue pour aller regarder la bataille. Elle devait rester longtemps encore au marché. Vers le milieu de l’après-midi, elle avait presque tout débité, il ne lui restait que quelques morceaux de canne et des pois. Bonne journée ! Elle avait déjà vendu pour plus de cinq gourdes ! Mais, bien que le dur soleil de septembre l’incommodât énormément, elle était décidée à ne point partir avant écoulement complet de ses denrées. Et le marché poursuivait toujours sa même vie bourdonnante. Le marché est véritablement une ruche humaine. Paisiblement assises, des vendeuses prenaient leur déjeuner de cassave, de maïs ou de canne à sucre. Des gens sortaient, d’autres arrivaient. Un jeune manchot vint, comme chaque fois qu’il la découvrait, tendre le « coui » à Madan Prévilien. Il reçut une patate. Asséfie le connaissait bien. C’était Altéus, un jeune homme de Diguaran, qui, dans l’impossibilité de travailler, ayant laissé un bras au moulin de M. Octave Cyrille, avait dû émigrer à Saint-Michel pour y mendier sa subsistance.

     Soudain, Mme Prévilien ressentit des tiraillements au ventre et l’idée la prit qu’elle allait peut-être accoucher. Elle n’eut que le temps de pousser un cri et s’écroula, renversée par la douleur abominable. On accourt. On s’attroupe. Une femme dispose une « macoute » sous la tête d’Asséfie. La foule arrivait maintenant comme un fleuve. Madan Prévilien poussait des gémissements. Elle fit un effort pour dire qu’elle allait accoucher. Ce ne fut pas long. Elle rendit toute seule l’enfant, un gros petit garçon. On le recueillit dans une vieille natte et des haillons. Des gardes arrivèrent, mais ayant constaté que tout était dans l’ordre, se contentèrent, eux aussi, de regarder. Avec une machette de boucherie, rouge encore du sang de la bête, on trancha le cordon ombilical… Délivrée ! Maintenant tout était fini. L’accouchée se releva. Les mêmes haillons lui servirent pour qu’elle ne perdît pas tout son sang. Une marchande prêta un vieux jupon dont on enveloppa le petit. La foule se défaisait, mais arrivaient encore des retardataires. Et la vie reprenait déjà, la vie, cette grande force. Quelqu’un qui connaissait la mule de Madan Prévilien courut la chercher au parc communal. On arrangea dans la « macoute » ce qui restait des denrées : quelques morceaux de canne et des pois. Un bambin profita du remue-ménage pour voler quelques bouts de canne et s’en fut en courant et en riant avec des mots orduriers. L’accouchée enfourcha la mule. On lui mit l’enfant entre les bras. Puis, après un grand merci, dit à tous de sa plus tendre voix, elle fouetta la bête, qui démarra au petit trot…

* Note. Halefort : sorte de balluchon en latanier.


Édris Saint-Amand

Édris Saint-Amand

Édris Saint-Amand. Le vent de janvier et Bon Dieu rit, extraits des romans lus par l’auteur.
Port-au-Prince (1992). Vidéo de 18 minutes. Île en île.
Mise en ligne d’abord sur Dailymotion en 2010 ; sur YouTube depuis le 18 mai 2013.
Caméra : Jean-François Chalut.

Extrait des romans :
Le vent de janvier (Pétion-Ville: E. St-Amand, 1985, pages 141-142)
et
Bon Dieu rit (publié pour la première fois en 1952,
lu de l’édition parisienne chez Hatier, 1988, pages 132-136).

© 2010 Île en île


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mis en ligne : 7 avril 2010 ; mis à jour : 26 octobre 2020