Édouard J. Maunick, « Nous guetteurs » et « Géographie d’un exil »


À Jérôme Boulle, fier fils de débardeur,
ex-Lord, Maire de Port-Louis, Maurice

… hier :

ce qu’en nous vivait
comme en tout être vivant/
ce qu’en nous pillé/nié/dénié/
nous pioches/nous faucilles/
nous hook/nous sacs guni/
nous coutil/nous moleskine/
nous casseurs de macadam/
nous charrettes/nous porteurs/
nous boutures/nous manioc/
nous terre/nous coupe/nous !
nous lamorés/nous languti/
nous sirop canne/nous fangurin/
nous larak/nous ti lambik/
nous palabre-grande-gueule :
héritage bien ou mal accentué
mais fiers/nous mémoire têtue

Ce qu’il nous en a fallu pour ne pas céder /
ne pas jeter nos vies par-dessus bord

… aujourd’hui :

nous voici main tendue/pleine :
rouge liberté/bleu océan/
jaune soleil/vert jardin/
nous guetteurs du millénaire mille :
pour vie et pour survie/
avec monnaie du petit peuple
mais qui n’est pas monnaie de singe :
nous sommes le demain du monde
au nom de nos enfants aux jeux fertiles/
ils apprennent déjà l’alphabet planétaire :
ce qu’en nous vivait vif/en eux perdure :
le refus de l’ombre/la place au soleil !

Géographie d’un exil

À Patrick Finet & Marc Raffray

Lieu 1

Ce que les jours te cachent/
ce que les nuits ignorent/
préméditent ton exil
pour le compte du hasard
qui ne mande ni n’accorde/
tout étant temps qui passe
sans savoir où tu es/
sans savoir où tu vas/
n’ayant pour seule boussole
que ton sang vagabond/
il coule de quatre sources*
et jamais ne sommeille/
il irrigue les terres de
ton grand arbre ancestral/
il ensemence les mers
de tes plus fous départs/
ton nom vrai est Métis :
nous ne sommes de nulle part
arrivés de partout
avec ou sans passeport

Lieu 2

L’ÎLE était quelque part/
débris de Gondwana
ou bris de Lémurie/
terre non appartenue
baptisée sans baptême
de noms de traversée
arabo-swahili
Dina Moraze ou
Dina Mashriq/
échos emportés par vents d’Est
depuis près de dix siècles/
comme Cirné ou Cerné/
mais suivront d’autres noces/
préludes incantatoires
d’un creuset trinitaire
afroasiaeuro
de Stella clavisque
maris indici (sic) :
rumeur avant-coureuse
d’une saga insulaire

Lieu 3

Aux portes de la parole/
une solitude-ébène/
une paresse-dodo/
l’ébénier abattu
pour coque imputrescible :
assurance hollandaise
de naviguer indemne
pour la gloire de Nassau/
le dodo effacé
de la mémoire de drontes
à grands coups de pagaie/
vengeance folle de marins
d’un relâche dans un port
sans tavernes ni bordels/
crime d’autant plus gratuit
que sa chair d’oiseau mort
s’inscrivait interdite
aux nuits déjà frugales
de matelots empêchés
de tirer une bordée

Lieu 4

À quelles portes frapper/
quel vocable emprunter
pour le baptême fortuit
d’une terre sans terroir/
de rivières innommées/
d’eau coulée venue d’où/
chutes/labyrinthes liquides
de quelle nappe inconnue/
ou alors de quelle fuite
sauvage et débridée/
à quel saint se vouer
pour que telle île s’appelle
et jaillisse du passé
– souveraine sans diadème –
de quoi forcer le sort
de quelque folle flibuste
que seule la mer gouverne
pour moins de solitude :
voilà un point d’aiguade
qui entre dans l’Histoire !


Ces deux poèmes, « Nous guetteurs » et « Géographie d’un exil », ouvrent le recueil de poésie d’Édouard J. Maunick, Brûler à vivre / Brûler à survivre (Sarcelles: Le Carbet / Maison de l’Outre-Mer, 2004, pages 10-15). Disant ces deux poèmes, l’auteur est enregistré le 14 janvier 2006 à Tamarin (Île Maurice). La musique de fond est celle de l’orchestre Clifford Boncœur, jouant ce soir-là à l’hôtel Tamarin.

© 2004 Édouard J. Maunick ; © 2007 Édouard J. Maunick et Île en île pour l’enregistrement audio (6:03 minutes)
Enregistré à Tamarin (Maurice), le 14 janvier 2006


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mis en ligne : 6 juin 2007 ; mis à jour : 27 décembre 2020