Édouard J. Maunick, « La Mer prodigue de solitudes »

prosodire

À Jean-Pierre Chaumard. émotion oblige…

« La terre est vieille de cette histoire de la nier / les mois les poitrails assistent toujours au même destin / mais les poètes ont leurs apocryphes / livres interdits aux malins du feu / incendiaires de la mer / ils n’ont consumé la mémoire / qu’aux plages des résonances »
E.J.M. (Les manèges de la mer, 1964)

 

Soudain, un matin…

Il pleut… Il pleut sur la nier. malgré le soleil, comme en embuscade. Pluie et soleil : une contradiction que l’Île, jamais dédaigneuse du moindre accès de superstition, interprète dare-dare : la pli soleye sé ki biyab pé mariyé so tifi anba éne pyé pima (pluie et soleil, c’est que le diable marie sa fille sous un pied de piment). Le plus souvent, le phénomène s’accompagne de l’apparition de l’arc-en-ciel. Pas cette fois…

Ce matin, le Royal Palm de Grand Baie, moins fréquenté début mars, m’accueille en invité, me gratifiant d’un toit de chaume et d’un confort tranquille. Mais dans le ciel pas la moindre trace d’arc-en-ciel. Seulement une pluie fine, insidieuse. Une étrange impression de déjà vécu…

Leitmotiv au présent

Il pleut ailleurs, sur la mer sur la Mer des Antilles, dans le port de Caracas. Je revis la circonstance : blessure tenace que rien n’atténue malgré les années. Blessure tatouée de bruine salée. Elle s’ouvre, se creuse chaque fois qu’il pleut sur la mer diseuse de départ. J’ai beau lutter, essayant de me convaincre qu’avec le temps les choses finiraient par o’estomper d’elles mêmes. Que depuis plus de trente ans j’ai eu d’autres rendez-vous, volontaires ou pas, entrepris d’autres voyages de nature bien plus accaparante. Rien n’y fait. C’est une pluie commencée la veille, vers la fin du jour de notre escale de Caracas.

L’absence de Neige

Trois jours plus tôt. j’avais embarqué dans la baie de Castries sur un navire de la Grimaldi-Sioisa Line vers la France. Je suis parti en colère et déçu. Ma fugitive aventure de Directeur de Radio Caraïbe internationale à Sainte-Lucie était terminée. J’avais pourtant retrouvé dans cette île du Vent, un peu de Maurice : un parler créole de même source, une même allure un rien balanss balansé sakuye sakuyé(cadencée) d’insulaire mâle, un même débit chantoyant à « raconter » les nouvelles, en particulier chez ces dames. Parmi une foule d’autres analogies, une cuisine pimentée et un naturel superstitieux quasi-général bien que camouflé. Tout cela qui m’a diverti d’une certaine solitude : je vivais loin de Neige, en proie à l’incertitude. Mes rêves chaque soir en lambeaux. La trentaine passée, le besoin de me réconcilier avec moi-même était vif. Dans l’avion d’Orly à Pointe-à-Pitre, dernière étape avant l’aéroport de Castries/Sainte-Lucie, je n’ai pas cessé de penser à Elle. Essayant de recomposer son visage dans la fuite des nuages. Je l’avais rencontrée dans un Paris de Vendredi Saint : il n’y a pas de jour pour l’inattendu. Il ne s’apprête ni ne se combine, il surgit! En Orient ça s’appelle tagdir (sort, destinée ou fortune) En silence, je redisais son nom de femme ; puis, sur l’ardoise grise d’un ciel d’hiver, entre Torquemada et Lisboa, j’ai lentement écrit absence de Neige :

je suis mort avant toi      avant le signe du dedans de nous      J’avais contre la peau la preuve du printemps      Mais qu’ai-je fait de vivre       Sinon aborder la larme exacte      Et l’exacte présence      Qu’est donc sinon solitude…

Lignes de fou langage, pour une fois nées hors-mer, en plein ciel. Lignes de même anté-mémoire, signes en Elle en moi du dedans de Nous…

Une passion nommée Radio

À Paris, je survivais. Âprement. Sainte-Lucie à été l’aubaine à ne pas rater. J’allais pouvoir gagner ma vie en faisant un métier qui me collait à la peau depuis la toute première fois où j’ai tenu un micro : la radio ! C’était au pays, à Port-Louis, au kiosque du Jardin de la Compagnie des Indes, où des amis inconditionnels, les Frères Damoo, assuraient un service audio professionnel (son et musique) de toutes les tendances. Avec eux j’ai créé la première audition musicale publique de l’Île…. Un grand merci à l’oralité : koze dan radiyo (parler à la radio) m’est, jusqu’à ce jour, une vraie jouissance. À la radio plus qu’à la télévision, je partage tout, l’information comme le culturel. L’événement comme l’émotion. Sans maquillage ni clins d’œil : « la voix humaine », (vive Cocteau), ah « la voix humaine ! »… À Sainte-Lucie, j’allais donc tenter de rebondir. C’est vrai, apprendre à diminuer l’épreuve de mon isolement aux Antilles grâce à la fréquante évocation d’une parenté culturelle mascaraigne. Troc fécond entre îles drageons de même plante. Occasion d’une heureuse nostalgie qui assiège l’âme sans la saccager. Dommage pour la nette tristesse du reste de mon séjour aux Caraïbes. Séjour piteusement marqué par un retour prématuré sur un paquebot italien vers la France.

Les manèges de la mer

L’Exil est une histoire pleine de surprises. Les unes bonnes, les autres moins. Certaines carrément tragiques. À des degrés divers, je les ai toutes connues. Mes deux premières années à Paris de mes rêves les plus têtus hélas en ruines, je n’ai vécu (!) que cauchemars et galère. Froid, faim et pénurie. Un Paris hostile, rien ou si peu à voir avec mon Paris de francophone inconditionnel. Une mauvaise leçon certes, dont je suis le premier responsable. J’avais de plein gré choisi de partir. Personne ne m’y forçait. Rien ne m’y contraignait. Mais perdurait en moi la fascination du voyage et de l’ailleurs. Le dévorant besoin desauter les brisants, pour aller voir, vérifier si tout ce que j’avais appris et lu dans les livres n’était pas que fable. Que l’horizon n’était pas l’unique limite de mon regard. Que la mer serait un chemin dont le bon Monsieur Arékien, féru de géographie, capable d’égrener de mémoire sans le moindre accroc, les 10 provinces du Canada avec Manitoba et Saskatchewan, des noms compliqués de volcans tels Chimborazu ou Popocatépetl et bien davantage, nous avait tant de fois dessiné le cours. Un long chemin semé de rades, de ports, de pays et de peuples autres que le mien. Encore enfant et bientôt aux jours de l’adolescence, mille questions me hantaient. Me fouissaient l’esprit et les tripes jusqu’à réduire mon sommeil. La nuit, peur de manquer ne fut-ce que le commencement d’une réponse à ma voracité de savoir, je pratiquais, sans en avoir du métier, une sorte de demi-sommeil. Je veillais. C’est de ce longtemps que date la vraisemblance de mes rêves. Pour autant, j’étais loin de prévoir l’étrange rencontre qui m’attendait à la Guaira…

L’escale de Caracas. Acte I.

Les rites d’accostage à peine terminés, des passagers se bousculent vers l’unique passerelle, pressés de débarquer après les étapes en trombe de Castries – Fort-de-France – Caracas. Debout, un peu en retrait, je me demande si je vais ou pas faire comme tout le monde et descendre. Le jour baissait. Une visite précipitée, de nuit, des abords grouillants de la capitale sud-américaine dans le tintamarre des klaxons de taxis lancés à fond la caisse : je me tâte… Nous n’aurons que quelques heures avant de remonter à bord et repartir très tôt, le lendemain malin, pour une nouvelle escale à Pointe-à-Pitre cette fois, avant d’entreprendre la longue traversée de l’Atlantique jusqu’à Nice. De quoi s’interroger. Mais voilà qu’un homme de petite taille, gesticulant et interpellant à tue-tête, posté à un endroit moins encombré du débarcadère, retient mon attention. Il semble s’adresser à moi en personne. Dans un jargon d’exorciste, il me crie son invite à monter dans son taxi. Le personnage a quelque chose à la fois de comique et de pathétique. Je m’approche du pont. Il veut qu’on aille faire un tour de la ville. Caracas by night ! Pour pas cher, qu’il dit. Sans trop faire attention, deux autres passagers du bateau ont glissé vers moi, proposant qu’on partage la course. Le contact avec eux n’est pas difficile – ils m’ont reconnu sur la photo en circulation parmi les auditeurs de Radio Caraïbes Internationale. Flatté (pôvre de moi !). je me laisse prendre au jeu. Et nous voilà tous fourrés dans le taxi, mes deux compagnons à l’arrière, moi assis à côté du chauffeur lancé dans un bruyant baragouin. On finit par comprendre qu’il n’est pas pressé. Qu’on paierait ensuite. Plus tard…

L’escale de Caracas. Acte II.

Il démarre sur les chapeaux de roue, prend une suite de rues et ruelles pour brusquement s’arrêter au coeur d’un quartier mal éclairé. Il quitte la voiture, nous fait comprendre qu’il n’a pas pour longtemps et nous laisse avec un grand sourire, emportant la clé après avoir vite verrouillé les quatre portières. On en est resté coi… Une attente commence qui va durer près d’une heure où nous passons de la crainte à la peur. En plein désarroi, mes deux compagnons parlent de leur situation de maris ayant quitté en catimini leurs femmes à bord, du risque qu’ils n’auraient pas dû prendre, me pressant de mille questions. Je n’ose pas leur avancer que je aussi inquiet qu’eux. Leur angoisse décuplerait la mienne. Qui au juste est cet homme bavard et mal accoutré ? Pourquoi donc nous avoir conduits dans cet endroit bizarre ? Pourquoi n’avoir pas fixé au départ le montant de notre escapade dans la capitale ? Et, plus grave, pourquoi avoir fermé sa guimbarde en emportant la clé ? Les interrogations nous semblent durer une noire éternité, lorsque notre guide reparaît soudain, courant presque vers nous. Il reprend le volant tout en nous expliquant dans un jargon hispano-anglais de tous les diables ponctués de grands gestes, qu’il était parti chez lui manger un bout et se changer. En effet, l’air tout requinqué, il a troqué sa tenue pour le moins douteuse de tout à l’heure contre une chemise et un pantalon kaki d’un blanc parfait. En prime, une forte odeur d’eau de Cologne envahit maintenant la voiture. Et nous voilà repartis en trombe. Centre ville, il ralentit pour nous permettre d’admirer les monuments et bâtiments de marque incendiés de lumière. Nous roulons au point mort. Tout à coup, sans faire exprès, sa jambe gauche heurte la mienne. Je sens quelque chose de dur. Très dur. Il éclate de rire, se penche et remonte sa jambe de pantalon. D’un fourreau fixé le long de son mollet, il sort un revolver qu’il brandit à travers la portière en hurlant « Por el presidente de la republica ! Por el presidente de la Republica ! » Pire, il se met à tirer en l’air plusieurs fois, sans que personne s’en émeuve des deux côtés de l’avenue. Comme si c’était une farce. Dans la voiture nous sommes restés cloués sur place, les fesses serrées à ne pas laisser passer même une lame de rasoir, dirait-on à Maurice. Pour sa part, une fois le flingue replongé dans son fourreau, toujours hilare, il nous annonce qu’on fera un léger crochet avant de remonter à bord. Selon lui, un « golden stop, yunik in ze vorrd, maravilloso ! ! ! » Le crochet de La Guaira…

L’escale de Caracas. III

Par degrés, sur une assez longue distance, la route se resserre et les lampadaires se font plus rares. Près d’une demi-heure après, nous bifurquons pour déboucher en pleine lumière sur une bâtisse en ciment, toute en longueur, percée de larges fenêtres ouvertes d’où fuse bossa-nova et samba. Le moteur sitôt éteint, notre guide s’empresse de nous inviter à pénétrer l’établissement. Excités, mes deux amis, les yeux écarquillés, le précèdent. Je suis… Aucune chaise à la ronde. Tout de monde est debout ou sur la piste. Sauf quelques femmes n’ayant pas encore trouvé de partenaires et de rares mâles accoudés au bar, un verre à la main, la mine égrillarde, à l’affût. Une faune hétéroclite que j’observe en douce. Longuement. Je compte près d’une trentaine de femmes, toutes nationalités, couleurs et tailles confondues. Ces dames, la plupart peinturlurées à l’outrance, jupes maxi-mini, jambes nues et seins au balcon, affichent une bonne humeur trop criarde pour être vraie. Peu importe, leurs assauts de professionnelles rompues à un accostage bien rodée rapportent. Mes deux compagnons ne tardent pas à y succomber. Ils dansent. De mon côté, je décline gentiment tout alcool que m’offre notre guide. À la place, je veux bien accepter un grand coca-cola bien glacé. Et nous bavardons. Il m’avoue être un familier de l’endroit. Que le serveur en chef est son buen amigo, mais se garde de me montrer qui c’est parmi la bonne dizaine de garçons de service ce soir-là. Je pousse un peu plus loin ma curiosité à propos d’un singulier manège. J’avais remarqué que de temps à autre, un couple, au bout de deux ou trois danses, s’interrompait pour se diriger vers le fond de la salle, – j’ai pensé aux toilettes. Mais leur absence se prolonge. Je reviens à mon interlocuteur pour lui demander si certains couples peuvent ainsi choisir de quitter les lieux pour ailleurs, « Nada ! », et de m’apprendre, sur un ton vulgaire, qu’ils partent faire l’amour (dans mon créole faire malice). Et il m’apprend, à sa manière, qu’au fond de la salle, côté bar où je le vois disparaître, le couple s’arrête d’abord à un guichet où la femme se fait remettre une petite clé qui ouvre une des cabines cadenassées, organisées en une longue rangée dans la cour. « La passe coûte dix dollars américains », me précise-t-il, triomphal… Un peu plus tard, quand viendra mon tour, mais dans une toute autre circonstance, je me ferai confirmer ces détails…

Un orchestre complice

Notre guide, content de m’avoir renseigné, persuadé que je vais maintenant me débrouiller pour trouver la partenaire de mon goût. part chercher son deuxième whisky. J’en profite pour gagner l’autre bout de la salle, côté musiciens. Ils sont cinq à évoluer sur une estrade faisant corps avec le mur du fond : un pianiste de bastringue, un guitariste/violoniste, un jouer de batterie, un autre maniant tour à tour bongo, maracas ou triangle et un trompettiste tenant aussi le rôle de chef d’orchestre. Tous de même génération, la trentaine passée, pas de beaucoup. Un groupe dynamique. Leur répertoire est un mélange de grands tubes latino ponctué de hits du moment venus des États-Unis et d’Europe. Le guitariste qui est aussi chanteur, interprète avec un égal talent, rocks endiablés et slows suaves. La salle apprécie. Moi de même. Je reste assis sur la dernière marche de l’estrade, captif d’une musique tantôt follement rythmée, tantôt languide. J’écoule et la mer emplit mes yeux. La mer de là-bas, vague après vague, du côte de Pointe-aux-Sables, au Golden Moon Night-Club – disparu depuis -, que j’animais les samedis soirs, micro en main. Quand c’était le Typhoon Band qui jouait, je me mettais également au bongo ou croonais à loisir. Souvenirs, souvenirs !, tangage et mi-vertige. Mémoire ultramarine!, le bordel de La Guaira changeait d’aspect…

À la pause, un magnétocassette ayant remplacé l’orchestre, le charme est momentanément rompu… Le joueur de bongo visiblement conquis par mon grand intérêt pour la musique, descend à ma rencontre. Dans un américain parfait, il me demande si je joue d’un instrument. Je lui réponds qu’il m’arrive de taper du bongo en amateur, mais qu’en revanche, j’étais assez bon crooner. Amusé, il me promet qu’à la reprise il s’arrangerait avec le chef pour me laisser le micro le temps d’une chanson. En échange, il aimerait bien un demi bien frais. Je hèle le premier serveur disponible et la bière est vite là… Bientôt l’orchestre reprend.

Une cruelle confidence

Après deux morceaux, le chef me fait signe de monter. Notre conciliabule est très bref : je choisis d’interpréter Les feuilles mortes, style Gréco/Montand, que j’enchaîne avec Autumn Leaves, style Nat King Cole… Vers la fin du premier couplet en français, parmi la faune sur la piste de danse, je remarque une jeune femme qui s’approche seule vers l’estrade, les yeux comme pleins de surprise. Je file les deux versions de Kosma sans tout à fait l’ignorer. Mon numéro se termine avec l’accolade enthousiaste du trompettiste et les bravos du reste de l’orchestre. La jeune femme m’attend au bas des marches. Alors commence un curieux dialogue :

– Félicitations !… Je suis française…

– Ah !…

– Et vous ?

– De l’île Maurice. Vous connaissez ?

– Non… Touriste ?

– Non, je suis passager sur un navire italien qui fait escale à Caracas… Nous repartons demain matin pour Paris via Nice.

– Vous dansez ?

– Non, ça ne m’intéresse pas, mais j’aime beaucoup l’orchestre.

– Faites-moi plaisir, venez danser, j’y tiens…

– Inutile, vous perdez votre temps, je ne suis pas client…

– Attention, on nous surveille… Allez, prenez mon bras, je vous en prie.

– Je veux bien, mais je vous préviens que je suis au courant du manège de la clé, notre guide m’a tout déballé…

– D’accord, …mais vous verrez, c’est différent… on nous regarde, merci de faire comme si…

– C’est beaucoup de mystère, mais j’accepte. Toutefois…

– Allons, venez !…

Nous voilà maintenant sur l’aire de danse, traçant un tango. Elle feignant la joie d’avoir piégé le client roucouleur et moi jouant le ballot satisfait d’avoir fait une belle touche.

Les choses se sont ensuite précipitées. En un rien de temps, notre couple une fois bien affranchi, passe de la piste au guichet, du guichet à l’arrière de la grande salle. Au passage, je croise notre guide aux bras d’une black. Il me fait un petit signe entendu. Notre couple s’arrête au numéro 9 de la rangée de cabines. La petite dé étant le sésame, le cadenas cède. Nous entrons. Une fois la porte boudée en poussant une épaisse targelle, la jeune femme m’enjoint gentiment de baisser la voix… Il fait chaud. Elle ôte son châle ronge vif et j’enlève ma veste de sport. Nous restons debout, manifestement embarrassés. Puis, notre dialogue interrompu pour plus de discrétion, s’anime.

– Vous ne réalisez pas la situation, pas drôle pour un sou, dans laquelle nous nous trouvons…

– Ne vous fâchez pas. Il m’est arrivé quelque chose de tragique. Et je ne vous raconte pas d’histoires. Ne vous en faites pas. je paierai moi-même les dix dollars pour cette passe… Tout à l’heure, quand vous avez chanté en français comme vous l’avez fait, mon cœur a bondi…

– C’est très flatteur, mais encore ?

– Il y a un moment, vous avez parlé de Paris…

– Oui. J’y ai vécu pendant deux ans, presque… Elle me coupe pour me faire, d’une voix triste, entremêlée de sanglots étouffés, la terrible confidence que je livre ici, de mémoire, à ma manière, lui laissant la parole :

« Trois ans de cela, j’avais-pris l’habitude d’aller taire ses emplettes rue Chaussée d’Antin, dans un magasin spécialise eu sous-vêtements féminins. Toujours le même. Le patron, un monsieur, la cinquantaine passée, était accueillant et drôle. Les gags qu’il inventait m’amusaient. J’avais à peine trente ans. Il lui arrivait de me faire des prix intéressants sur certains articles de choix… « Pour vous récompenser de votre fidélité » ; qu’il disait. Confiant, je lui avais auparavant avoué qu’avec mon salaire d’aide-soignante, avant de pouvoir obtenir mon certificat d’infirmière confirmée, je ne gagnais pas assez pour me payer des articles de luxe. Cependant, parfois ma mère s’arrangeait pour me gratifier d’un petit bonus. De santé fragile, la firme pour laquelle elle avait longtemps travaillé, lui avait proposé une retraite anticipée appréciable et j’étais sa fille unique… « Vous avez un amoureux ? », qu’il m’a demandé un jour, sur un ton badin. Non, je n’avais personne, et je veillais constamment sur la santé de ma mère. Je l’adorais et serais malheureuse si jamais quelque chose de mauvais lui arrivait… J’ai ainsi, pendant près de six mois, entretenu une forme de bonne amitié avec ce patron de magasin. Deux ou trois fois, il m’a même invité à petit-déjeuner avec lui. le samedi, avant l’ouverture de sa boutique. Toujours correct, jamais le moindre geste équivoque. Il me parlait volontiers de sa femme morte avant la Libération, de son service en Indochine où il a passé près de quatre ans. De retour à Paris, il s’était mis à son compte… « Vous n’aimeriez pas travailler pour moi ? Prendre la responsabilité du magasin ? », m’a-t-il) lancé, un après-midi où j’étais venue lui acheter une nuisette. La proposition m’a prise de court. Je ne m’y attendais pas. Embarrassée… sans le brusquer, je lui ai redit mon ambition d’infirmière, ajoutant que ma mère se faisait déjà à cette idée… Il n’a pas insisté tout en regrettant mon refus. « Je vous voyais pourtant bien en responsable de ce magasin. Vous avez du goût. Je suis sûr que vous auriez bien réussi auprès de la clientèle… Mais je m’en voudrais d’insister… Vous paraissez tant tenir à votre avenir d’infirmière. Tant pis pour moi !… ». Il me parlait sans aucun ressentiment, et a terminé en m’invitant à partager son prochain petit déjeuner du samedi matin. Nous étions mercredi, je lui ai dit oui sans discuter. »

Elle a prononcé ces derniers mots en redoublant de sanglots, puis s’est carrément effondrée sur le lit en prenant son visage dans ses mains. Secouée elle s’efforce de lutter contre son chagrin. Je ne sais plus ni quoi taire ni quoi dire… Je n’ose pas la toucher, les mots de notre guide traînaient encore dans ma tête… Et pourtant il faudrait qu’elle soit une fieffée comédienne pour mentir à ce point… Les minutes passent, et je suis là comme un con sur la Place de la Concorde, pour citer Nougaro… Une expression créole me brûle la langue : pli cuyon ki toa malin (plus couillon que toi est malin, pour dire la crème de la bêtise). Sans trop réfléchir, rien que pour dire quelque chose, je lui demande son nom… Elle lève la tête, s’essuie les yeux et murmure : Colette… « Mais qu’est-ce qui vous est donc arrivé pour vous retrouver ici, à La Guaira ? », affectant n’avoir pas commencé à deviner le reste.

Là, dans un débit sourd et accéléré, comme pour se hâter de cracher une bouchée empoisonnée, elle poursuit son effroyable histoire :

« Ce samedi-là, je suis allée le rejoindre à son magasin. Il m’attendait à la porte et m’a expliqué qu’il devait d’abord vite entrer prendre un bikini à remettre à une des serveuses du café que nous fréquentions d’habitude. Cette dernière avait fixé son choix depuis le lundi, tard en fin de journée et promis qu’elle réglerait le samedi matin, sitôt sa paye reçue. Nous sommes entrés. Seule la vitrine extérieure était restée éclairée. À un moment, il m’a interpellée du milieu de la pièce pour voir si le bikini en question, qu’il s’apprêtait à envelopper, me plaisait. J’ai entendu un bruit de papier et quand je me suis retournée, sans un mot, il m’a brutalement plaqué sur le nez et la bouche un épais chiffon froid imbibé de je ne sais quel liquide… »

Elle s’interrompt de nouveau, la voix cassée, à bout de souffle. Elle pleure… Je suis atterré. Tout cela semble relever du roman policier de quatre sous, n’était-ce la douleur de cette jeune femme. Je sens, je sais maintenant qu’elle ne ment pas. Son désespoir est réel. D’instinct, je m’assieds à côté d’elle, la serre dans mes bras, pour l’apaiser. Au bout d’un certain temps, elle se calme. Puis, le regard vague derrière ce qui lui reste de larmes, elle poursuit :

« Impossible, jusqu’aujourd’hui, de vous raconter la suite. Tout ce que je sais, c’est qu’on m’a d’abord assommée de drogue en me faisant piqûres sur piqûres aux deux bras. On m’a changé de vêtement pour une longue robe en toile de coton, sans manches. Quand je ne dormais pas, on profitait pour me forcer à avaler de la nourriture et de l’eau sucrée. Enfermée, ne sachant pas au juste où je me trouvais, à demi-inconsciente, je restais couchée pendant des heures… Au bout d’un certain temps, j’ai soudain réalisé que je n’étais plus dans une chambre mais dans une cabine de bateau. J’ai eu beau me débattre, essayé d’appeler, me révolter sans aucun effet. Au contraire, mon gardien m’a menacé de pires sévices, allant jusqu’à la dose d’acide qu’on me jetterait au visage. J’étais désespérée. Je pensais sans cesse à ma mère, à sa santé, aux conséquences de l’enlèvement de sa fille. Comme pour tout le reste, j’étais dans une totale ignorance de ce qui allait m’arriver… Au bout d’une assez longue période, on m’a obligée de me rhabiller, en me jetant la robe que je portais lors de ma disparition, et une partie de mes affaires. Après de nouvelles injections, on me serre un bandeau sur les yeux. Je suppose qu’on m’a emmenée, car je me suis retrouvée dans une cabine du genre de celle que nous occupons maintenant… Je vous laisse deviner le reste ! »

Lui imposer après cela d’autres questions, l’obliger à revivre les infâmes traitements qu’elle a dû subir, me répugne. J’hésite entre compassion et révolte. Je préfère la laisser à elle-même plutôt que de me confondre en d’inutiles apitoiements. Les yeux cloués au sol, elle semble ne pas vouloir en savoir ni moins ni davantage. Je l’aide à se remettre debout. Elle va vers le lavabo, se regarde dans le miroir, secoue plusieurs fois sa tête comme pour dire non à une affreuse réalité. Sa honte… Machinalement, elle sort sa trousse à maquillage, répare comme elle peut les dégâts. Lentement, revient vers moi:

« Quand je vous ai entendu chanter comme vous l’avez fait, j’ai tout de suite pensé que vous pourriez m’aider. C’est pourquoi j’ai insisté à ce que nous dansions. Vous m’excusez de vous avoir abordé en client, nous sommes toutes sévèrement surveillées. La moindre imprudence coûte cher. Très cher… J’ai été cent fois tenté de m’adresser à d’autres clients susceptibles de m’aider, mais aucun ne m’a jusqu’ici paru assez sûr… Déjà, deux filles, pour des raisons restées inconnues, ont été « défigurées, battues à mort et balancées à la mer », ne cesse de nous prévenir une équipe de souteneurs visiblement capable du pire. Sans pitié… Tout est extrêmement contrôlé, même la passe ne doit pas durer trop longtemps. Aussi, je vais vite vous donner le nom de ma mère et son adresse rue de Picpus. Je suis sûre que vous saurez quoi lui dire. Faites-le, je vous en supplie ! »… Elle répète les détails pour s’assurer que j’ai tout bien noté (de mémoire) « N’écrivez surtout rien, c’est trop risqué… ». Elle a coupé court pour ne pas se remettre à pleurer. J’ai repris ma veste, elle a ramassé son châle. Et nous sommes sortis…

La Guaira – Paris : l’Épilogue

Jamais la mer ne m’a parue si refusante. Remonté à bord après avoir donné au taxi ce qu’il réclamait, je tiens à rester seul. Mes deux compagnons n’ont pas compris mon mutisme sur le chemin de retour. Leurs commentaires plus crus et salés qu’amusés sur l’arrêt-bordel prolongé au-delà de minuit, m’ont laissé indifférent. De même les derniers calembours tricotés de la langue d’un guide sensiblement cuit… Colette me hante. Son visage est dans mes yeux, j’entends encore ses mots. Sa déchéance, son immense désespoir, creusent en moi toute une suite d’entailles. Son secret me scarifie l’âme en profondeur. Rien n’est plus pareil. Jusqu’à la mer. En enfilade, l’Atlantique, les eaux de Gibraltar et la Méditerranée ne sont plus de jour comme de nuit qu’un immense miroir liquide dans lequel apparaît et disparaît, brutale, l’image disloquée d’une femme. Chaque bribe en perdition. Jamais la mer ne m’a parue plus meurtrière…

Neige est venue m’accueillir à Nice. Je l’enlace, plus fragile que jamais, puis la libère pour la regarder longuement. Elle n’a rien de Colette, sinon le même corps élancé. La voix, l’allure, les gestes sont différents. Mais pourquoi donc ce besoin de comparaison? On dirait un écho qui se prolonge et qui fait mal. À La Guaira, je n’ai pris cette femme par la taille que le temps d’une danse; puis dans cette cabine sordide, je l’ai vue éperdue, si accablée, que je l’ai serrée dans mes bras l’espace d’un élan. Pour la consoler. Et me voilà, de nouveau pris de vertige. Moi-même en morceaux. Je partage son naufrage…

À peine revenu à Paris, je n’ai de cesse que me précipiter rue de Picpus, dans le 12ème. Un matin, le taxi me laisse au numéro que m’a donné Colette et que j’ai enterré depuis. Je sonne, la concierge me répond, me demandant ce que je veux. Sa voix semble venir du fond d’une cour. En effet, une fois le seuil franchi, je me trouve dans un couloir flanqué de deux rangées parallèles d’immeubles de deux étages. La concierge a entrouvert sa porte et me jette un regard plutôt méfiant. Nous sommes en pleine Guerre d’Algérie : j’ai une gueule de bicot. Je la salue poliment et mon accent la rassure. Je lui dis que j’aimerais voir Mme F… …. L’air consterné, elle s’enquiert si je suis un proche. Je fais signe que oui, ajoutant que je que je viens de loin… Elle baisse les yeux, sa voix s’enroue, elle bredouille presque : « Je ne sais comment vous dire… Mme F… … est décédée depuis deux ans déjà. Après la disparition subite de Colette, sa fille unique, elle est tombée sérieusement malade. Je les aimais beaucoup toutes les deux. Mais la santé de Mme F… .. n’était déjà pas très bonne. Son état n’a pas cessé de se dégrader malgré les médecins… Jusqu’au bout, ils ont lutté pour trouver la vraie cause de la maladie qui la rongeait. Sans réussir… Je pense qu’elle est surtout morte de chagrin. Croyez-moi, le drame nous a tous bouleversés… Certains journaux de l’époque ont vaguement parlé d’un lieu, dans les environs des Grands Magasins, où l’on avait constaté de mystérieuses disparitions… Je ne peux pas vous en dire plus ». Je la comprends…

Quarante ans ont passé. La course des jours et des nuits continue semée de malheurs et de miracles. Elle me dépouille et me comble. Je n’ai jamais su mesurer ni la lumière ni l’ombre : je subis seulement leur tyrannie commune. Oui! comme la mer, le temps qui passe m’expose à la violence du vivre. Comme la mer, je porte le double signe du salut et du naufrage. Ma rencontre avec une fragile jeune femme dans un bordel en terre sud-américaine n’a pas d’âge. Elle perdure. Comme perdure la troublante absence de l’arc-en-ciel quand qu’il pleut sur la mer…

Grand Baie / Pretoria / Paris, 2004
Edouard J. Maunick


Post-scriptum

Je tiens à préciser ceci me concernant : la présente nouvelle, de même que celle que toutes celles que j’ai déjà publiées ou celles encore inédites – c’est bien de cette forme de prose qu’il s’agit, malgré les mille et une interprétations qu’on prête à la nouvelle – relèvent toutes, à quelques minces détails près, de la réalité plus que de la fiction, eu égard à cette dernière… Comme je l’ai ailleurs souvent souligné, s’agissant de mes poèmes cette fois, l’oralité est ma discipline majeure d’auteur – je crée en paroles, j’écris en parlant, je me dicte viva ou mezza voce : j’articule, je scande, je prononce et, finalement, ai recours à l’écriture pour sauvegarder ce qui risque d’être effacé de la mémoire. L’écriture est donc un alibi-témoin-fidèle à qui je dois, depuis plus d’un demi-siècle, ma mémoire du mémorable, c’est-à-dire l’exercice du don de création (instinctive) qui me gouverne… D’où, toujours bon compte tenu de l’oralité, ma liberté dans la disposition du texte, les répétitions et les intrusions lyriques, les dires jusqu’à bout de souffle et les fractures soudaines du récit, bref, les pouvoirs que seule la parole détient. « Un écrivain, c’est quelqu’un qui, plus au près du réel, crée son propre espace, son propre temps, son propre langage, ses propres images. Son univer s», écrit François Maspcro, et j’applaudis. Ainsi donc, impénitent, je redis que j’écris en donnant préséance à la parole, ce que je qualifie de prosodire, un mot qui m’est venu d’instinct, un soir nous dînions dans les parages de la Sorbonne, Antoine Gallimard, Jean-Noël Schifano et moi-même. Mes deux amis ont acquiescé… Bref, je raconte ! E.J.M.


Cette nouvelle, « La Mer prodigue de solitudes » (prosodire), par Édouard J. Maunick, a été publiée pour la première fois dans la collection de nouvelles, Lor lamer : zistwar / At sea : short stories / En mer : nouvelles de la Collection « Maurice » dirigée par Rama Poonoosamy et Barlen Pyamootoo (Port-Louis: Publication Immedia), octobre 2004, pages 125-139. Elle est reproduite sur Île en île avec la permission de l’auteur.

© 2004 Édouard J. Maunick


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mis en ligne : 6 juin 2007 ; mis à jour : 26 octobre 2020