Dominique Batraville, 5 Questions pour Île en île


Écrivain (poète, nouvelliste, romancier), journaliste et comédien, Dominique Batraville répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 48 minutes réalisé à Pétion-Ville le 18 janvier 2009 par Thomas C. Spear.
Caméra : Kendy Vérilus.

Notes de transcription (ci-dessous) : Fred Edson Lafortune.

Dossier présentant l’auteur sur Île en île : Dominique Batraville.

début – Mes influences
10:53 – Mon quartier
14:01 – Mon enfance
32:36 – Mon oeuvre
40:36 – Le comédien
45:26 – L’insularité ?


Mes influences

Au sens propre, je ne crois pas en ce qu’on appelle généralement l’inspiration. Je travaille sur des réminiscences. Comme un sportif, je dois être dans un état de conditionnement. Je crois surtout à l’échauffement. Je dois marcher, méditer, feuilleter des ouvrages et des revues. Je dois aller voir des expositions, faire une aventure, ramasser des images au cours de mes promenades quotidiennes, m’exiler et faire des voyages. Le voyage constitue l’une des principales sources de mon inspiration. Je voyage à travers des bouquins, dans les rues, à travers une île et dans des régions différentes. Ça me permet de ramasser des images et de pouvoir produire, c’est ce que j’appelle l’inspiration.

Il est aussi des choses qui se rattachent à mon enfance, à une évocation de ma mère, d’une tante, d’un parent, d’un ami, des pépins qui me sont arrivés en classe ou à l’université, des souffrances que je porte, un camarade qui est accidenté. Toutes ces choses-là me programment. L’inspiration en tant que telle, je n’y crois pas. Je produis un texte, un poème, une nouvelle, un scénario en fonction de ce que j’ai emmagasiné. Je crois au ramassage d’images et d’émotions. Je ne crois pas en quelque chose qu’on appelle l’inspiration.

Comme dit Paul Éluard, les vrais poètes ne sont pas inspirés. Les vrais poètes, ce sont ceux qui inspirent. Je pense que je suis plutôt là pour inspirer les autres. Tout jeune, il y a des auteurs qui m’ont fasciné. Le tout premier est Jacques-Stephen Alexis. J’ai lu, très jeune, Compère Général Soleil, L’Espace d’un cillement, Les Arbres musiciens et Romancéro aux étoiles. Je voulais être un auteur au style d’écriture de Jacques-Stephen Alexis avec la flamboyance de ses phrases, mais je n’y arrive pas jusqu’à présent.

Jacques Roumain m’a aussi fasciné, mais je préfère Alexis. Roumain évoque plutôt le monde paysan, mais moi, je suis élevé pendant douze ou treize ans dans un village. Il y avait une distanciation entre moi et mon village. Je peux comprendre maintenant l’évolution de mon enfance à travers mon village. Adolescent, je préférais surtout des romans urbains comme ceux de Jacques-Stephen Alexis. J’aime beaucoup L’Espace d’un cillement qui évoque les bordels et les aventures qu’on peut y avoir. Adolescent, je fréquentais toutes les boîtes de nuit de Port-au-Prince. J’avais beaucoup d’aventures avec les prostituées. Je me considérais comme un personnage alexisien dans mes aventures à Carrefour et à Martissant. Je dépensais 30 ou 40% de mon argent de poche chez les prostituées à Carrefour et à Martissant. J’étais très proche d’Alexis.

J’ai connu aussi Dany Laferrière alors qu’il écrivait ses premiers romans. Il m’a fait lire un manuscrit qui s’inspirait de L’Espace d’un cillement qui s’appelait Paradis bordel ou Paradis lupanar. J’avais une très forte jouissance en lisant ce manuscrit que Dany Laferrière avait égaré dans un métro de Montréal. Laferrière me somme toujours de reconstituer ce récit. Le texte parlait de quelqu’un qui arrive dans un lupanar et qui ne fait que vivre de fortes émotions avec les prostituées. [NDLR: Confirmé par Dany Laferrière, le manuscrit de Paradis bordel a été égaré.]

Au cours de mon parcours universitaire court-circuité en Europe (Belgique, France), j’avais fait la connaissance du premier roman d’Émile Ollivier, Mère-Solitude. J’étais tombé amoureux de son écriture et je sentais en lui la continuité de l’œuvre d’Alexis. Je me suis attaché depuis lors au phrasé d’Émile Ollivier.

J’étais fasciné aussi par Le Mât de Cocagne, le premier roman de René Depestre.

J’ai été fasciné par les fables de La Fontaine quand j’avais douze ou seize ans, ensuite par les pièces de Molière. J’aime le rire et le comique de Molière. En classe je faisais rire mes camarades. Je suis quelqu’un de très comique et de très amusant. Je me sentais assez bien dans Le Malade imaginaire de Molière. Tout ce qu’il y a comme tics dans Les Femmes savantes m’avaient rappelé des personnes que je rencontrais à longueur de journée en Haïti. La bourgeoisie haïtienne a toujours tendance à parler comme des Français ; en ratant une phrase, ça devient grotesque. C’est comique quand un Haïtien veut parler comme un Français, alors que nous avons une façon propre de parler le français qui n’est pas le parler parisien, québécois, belge ou suisse. Ça devient comique quand [les Haïtiens] veulent parler ainsi [comme les Français].

Au fond, ma fascination est pour les auteurs engagés. Les auteurs qu’on a appelés dans le temps des réalistes socialistes et des auteurs latino-américains. J’ai été littéralement absorbé par Julio Cortázar, le romancier argentin, et ensuite par García Márquez pour les Cent ans de solitude. Miguel Angel Asturias, un autre auteur d’Amérique Centrale, m’a beaucoup fasciné par l’un de ses romans intitulé Monsieur le président. Asturias a écrit une série de romans sur les grands mythes guatémaltèques et sur les mythes latino-américains. Il a écrit par exemple L’Ouragan qui est une métaphore anti-américaine et anti-impérialiste. Cette métaphore m’a fasciné parce qu’elle m’a rappelé la grande figure mythique et omniprésente dans certains romans d’Alexis : le Vieux Vent Caraïbe qui accompagne sa révolte. Le grand rêve d’Alexis est le Vieux Vent Caraïbe alors que chez Asturias, ce vent devient Ouragan, un dieu de la mythologie amérindienne. Asturias a utilisé une sorte d’astuce littéraire pour faire souffler le vent qui, en soufflant très fort, a détruit l’industrie bananière des USA. À cette époque, les USA s’étaient implantés au Guatemala.

Je suis fasciné par les auteurs américains de la génération perdue, dont Faulkner, Hemingway et le reste. Voilà un peu la palette d’écrivains dont je me suis inspiré pour construire mes premiers textes, si je peux parler ainsi. Il y a eu également Flaubert. Les Trois contes de Gustave Flaubert, je pense que c’est un guide pour tout nouveau romancier et pour tout jeune auteur.

Mon quartier

Je vis à Delmas, l’un des quartiers de Port-au-Prince élevé au rang de communes, il y a plus de vingt ans. À Delmas, il n’y a que des maisons en béton armé. On dit souvent qu’il n’y a pas à Delmas d’architecture agréable au sens propre. Elles étaient pour la plupart construites par des Duvaliéristes ou des Magloiristes, mais quand même je m’y sens bien. En Haïti, quand on est un nouveau riche et qu’on n’est pas de la bourgeoisie traditionnelle, on n’a pas la même conception de l’architecture. J’habitais aussi à la ruelle Romain et à Turgeau. Il y a dans ces quartiers des maisons construites par des architectes ou par des ingénieurs qui prenaient des modèles de maisons dans des catalogues venus de l’étranger. Mais, à Delmas, il n’y a que des boîtes en béton. Finalement, j’arrive à m’adapter à cette forme d’architecture qu’on appelle des boîtes en béton. Il y a maintenant de nouveaux riches qui essayent de concevoir mieux leurs maisons avec des jardins et des parkings. Sous le régime de Magloire et celui de Duvalier, des gens qui, arrivés au pouvoir, voulaient montrer qu’ils étaient riches construisaient des baraques en béton avec des prisons privées pour leurs enfants qui s’opposaient au Duvaliérisme.

J’ai un oncle qui était le garde du corps de Jean-Claude Duvalier. J’hérite donc de ces constructions anarchiques qui s’étaient faites à Delmas. Mais mon feeling à Delmas, c’est que je peux y faire de la marche à pied et me taper des bières. Il y a aussi de bons restaurants. À Delmas, j’ai de bons amis qui sont dans l’art, la peinture et le cinéma. Je n’y ai pas de vie de vagabond errant comme dans les autres quartiers. À Lalue, je pouvais faire du vagabondage, allant chez les putes, et faire des choses insolites. J’ai une vie plutôt rangée à Delmas. Il y a des notables qui habitent à Delmas, des cadres, des ingénieurs. Je veux donc présenter une image saine de moi en tant qu’artiste, écrivain et journaliste. J’ai une vie assez calme et je me sens bien.

Mon enfance

J’ai été élevé dans un village qui s’appelle Carrefour pois. C’est un nom que je n’ai pas tellement aimé. C’est le nom de mon village natal. C’est une région bananière. Il y a deux fleuves qui m’ont fasciné : la rivière des Matheux et la rivière Courjolles. La région Pois la Générale se situe dans la plaine de l’Archaïe, on y fait des captages d’eau. Ma mère avait une maison en béton armé à l’Archaïe. J’étais considéré comme un enfant aisé. Je laissais mon bien-être d’enfant aisé pour aller manger des nourritures ordinaires avec les camarades de mon quartier. Déjà enfant, mes parents et mes voisins aisés avaient déjà vu en moi un enfant révolté en rupture avec les richesses d’enfant aisé que j’avais.

Ma mère avait un gros magasin qui rapportait gros. C’était une maison imposante à côté de laquelle il y avait la résidence de campagne du feu Docteur François Duvalier, le président à vie de la République. Je me considérais comme un petit prince ou un petit président. Je me disais qu’il n’y a pas de différence entre moi et Jean-Claude Duvalier. Je n’avais pas tout, réellement, mais comparativement aux conditions matérielles des autres enfants, j’étais quelqu’un d’aisé. À l’école, j’avais mes bouquins, mon vélo et autant d’argent en poche. J’étais tellement aisé que je m’étais permis de faire de l’école buissonnière parce que je ne voyais pas l’intérêt de l’école en tant que tel. Je pouvais m’acheter tout ce qu’il y avait comme godasses de luxe à l’époque, des jeans à la mode, passer un weekend à l’hôtel, aller à la plage, me taper des filles, aller en République dominicaine en avion… Je n’étais pas frustré jusqu’à mon adolescence au point qu’après mon bac, mes parents avaient décidé de me payer des études en Europe. J’étais mal vu dans mon quartier parce qu’il y avait une polémique concernant des enfants qui pouvaient aller jusqu’au bac ou pas. C’était un village constitué de hougans et de grands prêtres vaudou, on pouvait donc frapper de malédiction tous les futurs candidats au bac. C’est pourquoi, après mon certificat d’études primaires, j’avais demandé à mon père de m’inscrire à Port-au-Prince au Petit Séminaire Collège Saint-Martial pour éviter de tomber sous la malédiction des prêtres vaudou de mon village qui ne voulaient pas qu’on aille jusqu’au bac. C’est ainsi que mon père m’a fait porter des colliers vaudou pour me protéger et exceller en classe. À Saint-Martial, j’étais toujours parmi les dix meilleurs de ma classe. Même après mon bac, j’ai dû aller voir des magiciens pour solliciter mes inscriptions à l’étranger. J’étais dans une sorte de peur du vaudou ambiant parce qu’il y avait des bocors dans mon village qui savait zombifier des gens. La nuit, on pouvait entendre des zombies qui, d’une voix nasillarde, disaient men m’ap pase.

J’étais en révolte aussi à cette époque dans mon village à Carrefour Pois, tout près de Saint-Médard, contre Duvalier. On faisait beaucoup de captures des soi-disant K-moquin [opposants à Duvalier]. Si on était surpris par un espion de Duvalier en train d’écouter la Radio Moscou, c’était l’arrestation.

À Port-au-Prince, j’habitais des quartiers respectables comme Turgeau, Bois-Verna et Lalue. J’étais moins peureux par rapport au vaudou. C’était assez équilibré. Peu importe qu’on soit catholique ou vodouisant, on n’avait pas de persécution. Alors que dans mon village, il y avait beaucoup de bocors et de hougans qui haïssaient les potentiels intellectuels du village. J’avais une peur permanente qui m’a servi d’explorer le vaudou. Dans tous mes textes littéraires, il y a toujours une référence au vaudou. Cette peur est devenue par la suite une fascination pour le vaudou. Je porte toujours des grigris, mais c’est pour mon plaisir personnel. Cette peur m’a presque forcé à lire toute la Bible à l’âge de douze ans pour chercher des protections dans les psaumes. Mon père lui-même est un prêtre vaudou.

Je me souviens de ma première journée de classe. Ma mère avait décidé de m’envoyer à l’école à dos d’âne. J’étais hésitant parce que je ne voulais pas aller à pied. Ma mère a demandé à Olga Casséus, une voisine, de m’emmener à l’école à dos d’âne. J’avais la sensation d’être un petit roi. Le lendemain, j’ai demandé à ma mère si l’âne était là. Je pensais pouvoir aller à l’école à dos d’âne toute l’année. Ma mère m’avait dit non. C’était seulement pour ma première journée de classe. J’avais la sensation que j’étais un personnage biblique, car, en lisant la Bible à douze ans, j’ai vu que Jésus était entré triomphalement à Jérusalem à dos d’âne. Jésus a fait de l’âne un animal triomphant. Il n’avait pas utilisé de chevaux pour montrer qu’il était un roi comme David ou Salomon qui avaient des écuries. Dans sa modestie et en tant que fils de Dieu, Jésus avait choisi comme animal de royauté un âne qui n’était pas toujours considéré au temps des rois imposants de la grande tradition des rois d’Israël.

C’est ainsi que j’avais une grande sympathie pour les saintes Écritures. Je priais et récitais des psaumes pour aller à l’école. Je portais sur moi des images pour me protéger parce que mon village n’était pas facile. On était dans l’ambiance du Duvaliérisme triomphant dans les années 1960 et 70 avec des tontons macoutes, des bocors et des hougans. C’était une ambiance de dictature.

J’avais redoublé ma première année de classe parce qu’il n’y avait pas de préscolaire à l’époque. On faisait ce qu’on appelle du « dégauchage ». On dégauchait les enfants pendant deux ans à la maison. On devait initier les enfants d’abord à l’écriture et à l’alphabet avant de les inscrire chez les Frères.

Je faisais de l’école buissonnière répétée pour aller voir la mer. J’étais fasciné par la mer. Je connaissais les deux fleuves de mon village, mais je n’avais jamais découvert la mer en tant que telle. J’ai découvert la mer et les côtes quand j’ai commencé à voyager avec ma mère à Port-au-Prince. Je laissais alors ma salle de classe avec un ami pour aller m’inspirer de la mer. La mer m’a révélé au monde et a fait de moi un poète. Jusqu’à présent, je n’arrive pas à écrire un grand texte sur la mer. J’évoque et j’intègre plus facilement le vent dans mes narrations, dans mes poèmes et dans mes pièces de théâtre. Un jour, j’espère pouvoir rendre à la mer ce qu’elle m’a donné en tant que poète. Edgar Allan Poe m’a beaucoup fasciné avec ses nouvelles sur la mer.

Après avoir empoché mon enveloppe pour le film Royal Bonbon, j’ai tout de suite pris un billet d’avion pour aller faire une croisière dans les îles de la Caraïbe parce que j’avais la sensation d’être un homme aisé comme au temps de mon enfance. Je pouvais me permettre ce luxe. Ça m’a permis encore de voir l’intérêt de la mer.

J’étais en compagnie d’écrivains haïtiens à Ouessant comme Jean-Euphèle Milcé, Évelyne Trouillot, Kettly Mars et Gary Victor. J’avais le mal de mer et j’ai dû prendre des médicaments. Kettly s’est moquée de moi : un poète vagabond comme moi, comment pouvais-je avoir le mal de mer ? Je lui ai dit, « Tu vois bien que je n’ai pas pris le bateau négrier ! » La mer m’est devenue par la suite plus familière ; j’ai l’habitude de faire les îles adjacentes d’Haïti comme La Gonâve et La Tortue. Mon mal de mer m’a replongé dans les grandes histoires de la traversée de l’Atlantique des grands conquistadors et du bateau négrier. Cette mer, si familière et hostile aussi, m’a toujours hanté.

Nous autres, nous sommes tous des insulaires, mais nous n’arrivons pas à dompter la mer. C’est comme si les Haïtiens donnent le dos à la mer. On n’apprend pas aux enfants haïtiens à nager. Il y a aussi des traditions qui sont presque perdues. Il y a vingt ou trente ans, quand on était adolescent, il fallait tout le temps aller à la mer pour des baignades et pour des aventures. Nous avons de très jolies plages, mais les Haïtiens n’aiment pas autant la mer. C’est un autre cas de figure pour les migrants, car ils doivent dompter la mer pour aller en Floride. Mais la population haïtienne dans sa grande majorité n’arrive pas à dompter la mer. Ça me pose des problèmes comme insulaire.

Pendant longtemps j’ai été un schizophrène. Ma mère était une dévote protestante et mon père un prêtre vaudou. Comme protestante, ma mère m’a inscrit dans des institutions catholiques parce qu’elles étaient les meilleures du pays. Mon père m’a toujours imposé le vaudou alors que moi je n’y croyais pas trop. Mon père m’a donc imposé des colliers vaudou pour protéger des hougans et surtout des bocors qu’il y avait dans mon village à l’Archaïe. Je n’arrivais pas à comprendre comment ma mère a accepté que mon père me fasse des guérisons, des bains de chance et des colliers vaudou. J’ai expliqué une fois à une émission de France-Culture que je n’arrivais pas à comprendre cette dualité, ce comportement dans l’imaginaire haïtien, que ce soit au niveau politique ou religieux. On est toujours une personnalité scindée en deux. On doit fonctionner avec les deux mains, la main droite et la main gauche. Si on appelle le Christ et il tarde à venir, on appelle les loas ou les esprits vaudou. C’est comme si on n’est jamais sûr de nos carapaces de croyant sur le plan religieux. Ça m’a rendu presque fou tout au long de mon enfance et de mon adolescence. J’étais à la fois en répulsion et fasciné par le vaudou. Quand je voyageais, j’avais des colliers, des chants et des prières vaudou. J’avais des psaumes aussi. On a deux chances dans la vie. Si jamais j’ai fait un accident, je m’en sortirai quand même. Si le Christ tarde à venir, peut-être que Baron La Croix peut me sauver. J’étais dans une schizophrénie ambiante au niveau familial.

En tant que commerçante, quand le magasin n’arrivait pas à rapporter beaucoup d’argent, ma mère demandait à mon père de faire quelque chose. Il y a d’autres commerçantes qui sont jalouses et qui peuvent utiliser ce qu’on appelle des ralbas, sortes de manèges qui font partir les recettes de la journée. C’est-à-dire que les bénéfices allaient à quelqu’un d’autre. Mon père devait tout arranger de manière vaudou. Comme ça, le magasin de ma mère pouvait redevenir florissant. C’est pourquoi je suis redevable du vaudou de mon père. Je ne peux pas dire que je n’ai jamais été vaudouisant. L’argent du vaudou m’a permis de faire ma scolarité, mon secondaire et d’aller à l’étranger. Quand j’étais au Petit Séminaire Collège Saint-Martial, ma mère voulait que je fasse de la théologie catholique, que je devienne prêtre. Je pense que durant les vingt et trente dernières années de ma mère, elle était devenue une protestante à cent pour cent. Elle était chez l’un de ses cousins qui était dans la foi catholique qui ne pratiquait pas le vaudou. Ma mère était donc revenue la vraie protestante qu’elle était jusqu’à sa mort.

Mon œuvre

J’ai été tout jeune journaliste littéraire grâce à Christophe Charles, un aîné qui avait monté une revue scolaire: la revue des écoliers. J’étais membre de la rédaction. C’est là que je commençais à écrire mes premiers articles. Même la Radio Métropole en faisait écho. Jean-Léopold Dominique évoquait parfois la parution des magazines de jeunes auxquels je collaborais. Il y avait des revues inter-jeunes et des revues inter-scolaires qui regroupaient les meilleurs journalistes scolaires de l’époque. J’avais l’impression que j’étais déjà dans le métier de journaliste. C’est pourquoi, quand je m’inscrivais à l’étranger pour mes études universitaires, je m’inscrivais en philosophie et en archéologie. Je ne sentais pas le besoin d’apprendre le journalisme comme métier.

J’ai publié à l’âge de quinze ans mon premier recueil qui s’intitulait Boulpik. Il avait fait une grande sensation à Port-au-Prince et dans la presse locale, notamment Le Nouvelliste. Il y avait un ethnolinguiste du nom de Pierre Bambou, et un psychiatre du nom de Ernst Mirville qui avaient consacré plus d’une quinzaine d’articles sur Boulpik. À l’époque, c’était la grande vague d’auteurs créolophones. J’étais considéré comme la promesse de la littérature créole.

J’ai été tout jeune journaliste littéraire grâce à Christophe Charles, un aîné qui avait monté une revue scolaire : La Revue des écoliers. J’étais membre de la rédaction. C’est là que je commençais à écrire mes premiers articles. Même la Radio Métropole en faisait écho. Jean-Léopold Dominique sur Radio Haïti-Inter évoquait parfois la parution des magazines de jeunes auxquels je collaborais. Il y avait des revues inter-jeunes et des revues inter-scolaires qui regroupaient les meilleurs journalistes scolaires de l’époque. J’avais l’impression que j’étais déjà dans le métier de journaliste. Voilà pourquoi, quand je m’inscrivais à l’étranger pour mes études universitaires, je m’inscrivais en philosophie et en archéologie. Je ne sentais pas le besoin d’apprendre le journalisme comme métier.

J’ai publié à l’âge de quinze ans mon premier recueil qui s’intitulait Boulpik. Ça avait fait une grande sensation à Port-au-Prince et dans la presse locale, notamment Le Nouvelliste. Un ethnolinguiste, Pierre Bambou, et un psychiatre, Ernst Mirville, avaient consacré plus d’une quinzaine d’articles sur Boulpik. À l’époque, c’était la grande vague d’auteurs créolophones. J’étais considéré comme la promesse de la littérature créole.

Boulpik, ça veut dire en français la bille miracle, la bille miraculeuse qui ne rate jamais ses cibles dans le cercle. Ce livre a fait de moi une vedette.

Henri Georges, mon professeur de français qui était un juriste du nord, m’a sommé d’écrire. Il a dit que « ça va être un gâchis pour la littérature haïtienne » de voir un type comme moi qui rédige si bien en français [si je n’écrivais pas]. Je faisais partie des cinq meilleurs de la classe. J’étais vraiment bon en français. L’année d’après, j’avais alors 16 ans, j’ai publié Pétition au soleil. Voilà comment je suis entré dans la littérature haïtienne. Très tôt, à 12 ans, j’ai publié une nouvelle en créole dans la revue créole catholique Bòn Nouvèl. Elle s’intitulait « Anita ak kannèl ». Rassoul Labuchin, avec le film Anita, s’en était inspiré pour construire son histoire autour des filles en domesticité. À ce moment-là, j’étais en compagnie d’autres jeunes du Petit Séminaire Collège Saint-Martial qui sont devenus [par la suite] des auteurs à succès de la littérature haïtienne : Louis-Philippe Dalembert, Lyonel Trouillot (qui a publié en créole après moi) et Pierre-Richard Narcisse (qui avait publié un poème-fleuve sur ma nouvelle « Anita »).

Rassoul Labuchin avait inclus des fragments de mes poèmes dans son film. Evans Paul – dit K-Plim – avait utilisé beaucoup de textes poétiques tirés de Boulpik lors de ses représentations théâtrales ou de ses montages de textes. Donc, j’ai fait un hold-up dans la littérature haïtienne à l’âge de 15 ans. Adolescent, on m’avait déjà considéré comme un auteur de la littérature haïtienne. Des anthologies publiées dans l’océan Indien et dans les Antilles françaises mentionnaient mon nom avec des extraits. À cette époque, j’étais dans la mouvance anti-duvalieriste. Konpè Filo, un journaliste créolophone vedette des années 80, a été mon préfacier. J’avais donc décidé de publier pour ne pas être expulsé du Petit Séminaire Collège Saint-Martial. On voyait déjà en moi un K-moquin [un opposant à Duvalier]. Ce n’est qu’après mes parcours à l’étranger – environ dix ans d’éclipse en littérature – que je suis revenu à la littérature haïtienne. J’avais tellement envie de me replonger dans la production littéraire.

J’ai remporté plusieurs prix littéraires dans la Caraïbe et même en France. J’ai eu le Prix Sony Rupaire qui m’a mis en contact direct avec les pères fondateurs de la créolité comme Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant et Jean Bernabé. Ça m’a permis de m’inscrire dans la littérature caribéenne. Je me suis mis à écrire des pièces de théâtre qui sont jouées en Martinique, en Guadeloupe et dans la communauté haïtienne de Paris. J’avais fait au moins quatre tentatives de roman qui ont échoué. J’ai finalement publié Le récitant zen.

Je travaille maintenant sur d’autres projets de roman, comme le testament de mon frère aîné qui a été assassiné en 1996 à l’Archaïe. Il m’a laissé son journal que je vais transformer en roman.

Je travaille aussi sur une correspondance fictive entre Duvalier et Trujillo. Je mets ces deux dictateurs en correspondance à partir de 22 décembre 1957 jusqu’à l’assassinat de Trujillo en 1961. Je travaille sur ce projet depuis au moins cinq ans.

Le comédien

Je suis rentré à Paris par hold-up. J’ai fait un hold-up cinématographique. Je voulais entrer à Paris comme Jacques-Stephen Alexis avec un roman publié chez Gallimard. J’ai eu la chance de rencontrer un réalisateur français, Charles Najman, qui m’a proposé la lecture de son scénario intitulé Roi caca. Mais, je me demandais comment associer le bon roi Henri Premier à un roi caca. Il m’a demandé de lui faire des propositions. Il a trouvé que mon profil correspondait au personnage parce que j’étais assez maigre à l’époque. Il m’a proposé d’incarner ce roi errant et un peu fou. Comme j’ai toujours été fasciné par les dictateurs comme Nabuchodonosor de Babylone, je lui ai dit de faire de moi un vrai dictateur pour élever la dimension du roi Christophe, un vrai dictateur capable de flageller mes sujets, d’être fou, de faire des carnages et des orgies sexuelles.

Il m’a dit que ce n’était pas ça l’intérêt du scénario. Il m’a dit que le personnage existe vraiment au Cap-Haïtien. Il m’a fait rencontrer ce personnage que j’allais incarner. Et j’ai accepté de tourner le film qui s’appelle Royal Bonbon. Le film est tourné en 2001 et il est sorti en 2002. Il a eu le prix Jean Vigo en 2002, ce qui m’a lancé sur le plan cinématographique.

Par la suite, j’ai joué dans environ cinq films. J’ai même été à Cannes avec le film L’Évangile du Cochon créole de Michelange Quay, un réalisateur haïtien. J’ai pu même m’asseoir à côté de Dany Glover à Cannes, c’est comme si j’avais réussi ma vie parce que je voulais rentrer triomphalement à Paris comme romancier ou bien comme grand poète, mais ça n’a pas été le cas. J’ai fait plutôt ce hold-up cinématographique avec au moins trois titres. J’ai fait une dizaine de festivals à Montréal, en Guyane française, en Martinique. Le court-métrage de Michelange Quay a eu cinq prix. Maintenant je suis quelqu’un qui dispose d’une reconnaissance internationale en tant qu’acteur de cinéma.

Je travaille toujours pour entrer soit par effraction comme écrivain dans les grandes métropoles. Je ne veux pas être un écrivain marginal. Ce n’est pas parce que c’est Paris qui décide de ce qui est un bon manuscrit ou de celui qui est bon ou mauvais comme écrivain, mais on est d’un pays qui ne dispose pas de grandes maisons d’éditions et de grand marché. Le grand tirage en Haïti ne dépasse pas 2 000 à 3 000 exemplaires alors qu’à Paris, un roman peut être publié à 100 000 exemplaires, ce qui permet à l’écrivain de sortir de la précarité. Ce n’est pas l’intérêt d’un écrivain de vivre éternellement dans la précarité. Je ne peux pas attendre 20 ans comme García Márquez à attendre la sortie de Cent ans de solitude parce que je peux produire et tout de suite être publié. C’est pourquoi le cinéma m’a permis d’être plus ou moins équilibré dans mes projets littéraires.

Maintenant, j’ai assez de temps pour reconstruire mes projets littéraires. Voilà comment le cinéma m’a sauvé, même si c’est seulement sept films dans moins de cinq ans. Je ne suis pas complexé devant des auteurs de mon âge qui ont déjà une reconnaissance internationale comme Louis-Philippe Dalembert. Parce que, ce j’ai au cinéma, Dalembert ne l’a pas jusqu’à présent.

L’Insularité ?

Je pense que je suis un insulaire. D’ailleurs, j’en ai fait une grammaire : La grammaire des îles. Je suis un grand lecteur de St Jean de Patmos qui a vomi toute la littérature sacrée qui puisse exister : l’Apocalypse. C’est écrit dans l’île de Patmos. Qu’on le veuille ou non, je suis un insulaire. Je ne le crois pas au sens haïtien, je le crois au sens insularité tout court, au sens de Thomas Moore. J’existe en tant qu’insulaire. Je ne peux pas m’inventer une Haïti continentale disant que Haïti est le centre du monde. Cela ne m’intéresse pas. Je suis un insulaire et je vis comme tel avec mon côté sauvage, mon côté impulsif, mes déraisonnements et mes folies. Tout cela m’attache. D’ailleurs, je regrette de n’être pas un flibustier ou un boucanier au sens propre, au sens créole, mais pas au sens occidental, c’est-à-dire des gens qui vivent pour piller. Mais j’aimerais être un pilleur en tant qu’insulaire. J’aime cette aventure. Je ne pourrais pas exister en dehors de mes conditions d’insulaire. Je suis insulaire et j’aimerais redevenir insulaire. Même si on prétend que c’est péjoratif, moi, je m’en fous pas mal. D’ailleurs, j’habite une île qui est l’île de Patmos. Si j’arrive un jour sur l’île de Patmos, je vais pouvoir entendre les échos de l’Apocalypse de Jean. J’aimerais mourir au bord d’une île.


Dominique Batraville

Batraville, Dominique. « 5 Questions pour Île en île ».
Entretien, Port-au-Prince (2009). 48 minutes. Île en île.
Mise en ligne sur YouTube le 25 mai 2013.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, du 16 mars 2010 jusqu’au 13 octobre 2018.)
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Caméra : Kendy Vérilus.
Notes de transcription : Fred Edson Lafortune.

© 2010 Île en île


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mis en ligne : 16 mars 2010 ; mis à jour : 26 octobre 2020