Deux entretiens avec Salim Hatubou

Propos recueillis par Laurence Mennecart

Interview Marâtre (2003)

Laurence Mennecart: Salim Hatubou, vous sortez Marâtre aux éditions KomEdit. On retrouve vos écrits chez différents éditeurs : Albin Michel, Présence Africaine, Flies France, L’Harmattan… Pourquoi avoir choisi KomEdit pour ce roman ?

Salim Hatubou: Tout a commencé par une phrase que mon ami l’historien Mahmoud Ibrahim m’a lancée « Alors, quand nous proposes-tu quelque chose à KomEdit ? ». Au début, j’ai voulu proposer un roman sur ce qu’on appelle de façon aberrante et scandaleuse « l’immigration clandestine comorienne à Mayotte », comme si un Marseillais à Paris était un immigré, dans son propre pays. Quand j’ai commencé à me documenter pour ce roman qui s’intitule Kwassa-Kwassa ou le festin des gueux, je me suis rendu compte de la complexité du projet. Aussi l’ai-je suspendu pour mieux m’imprégner de la situation, notamment en allant sur place à Mayotte. Puis j’ai soumis Marâtre à Chamanga, l’éditeur. Pour moi, publier ce roman à KomEdit est un honneur pour plusieurs raisons : d’une part, parce que c’est la première maison d’édition comorienne, et d’autre part parce qu’elle est gérée par des gens rigoureux dont les idées vont dans le même sens que les miennes. J’espère que c’est un début de collaboration.

LM: Pouvez-vous résumer en quelques mots votre roman ?

SH: Il est toujours difficile de résumer son propre livre, mais je dirai en quelques mots que Marâtre est la lutte acharnée d’un enfant pour survivre dans un milieu hostile : bizarrement sa propre famille, et plus particulièrement avec la femme de son père, la méchante Marâtre. Si elle éprouve un amour profond pour ses propres enfants, elle voue une haine sans limite envers Dendehors, le fils de son mari. Voilà ce que j’appelle la fracture familiale. C’est un thème vieux comme le monde, d’ailleurs on le retrouve très souvent dans le Conte en général et dans le Conte comorien en particulier.

LM: Dendehors et Marâtre sont les personnages clefs de cette intrigue qui se déroule dans les quartiers Nord de Marseille. Pourquoi appelle-t-on ce garçon « enfant qui avait toujours le sourire ! Ils ignorent que mon sourire est une forme de haine pour Marâtre ». Peut-on dire que c’est un roman autobiographique et que Dendehors vient d’écrire un centième de ce que Marâtre lui a fait subir ?

SH: Tout ce que je peux dire c’est que Marâtre est mon roman le plus intimiste. Mes larmes ont été l’encre de mes mots et mon enfance l’encrier. Chaque anecdote de Marâtre est inspirée d’un fait réel. Après, mon imagination d’écrivain a fait le reste. Rien n’est innocent dans ce livre. La frontière entre la réalité et la fiction est quasiment inexistante pour ne pas dire entièrement inexistante.

LM: On a l’impression que Marâtre s’inscrit dans la lignée des ouvrages Poil de Carotte de Jules Renard et Vipère au poing de Hervé Bazin… Est-ce volontaire ?

SH: Il est vrai que je me suis inspiré de Poil de Carotte, d’ailleurs Dendehors et Poil de Carotte se croisent entre les pages de ce roman. Enfant, j’ai découvert Poil de Carotte et Vipère au poing. Ça a été une très belle gifle parce que j’ai retrouvé mon propre univers. Oui, Marâtre, Folcoche et Madame Lepic sont de la même espèce. Elles respirent la haine. Souvenez-vous, Folcoche, dans Vipère au poing, disait « Qui n’est pas avec moi est contre moi ». Voilà une phrase qui résume ces trois femmes.

LM: Marâtre est certes une femme haineuse, mais Dendehors n’est pas un ange non plus.

SH: Vous avez raison. Dendehors, comme je l’ai dit, est aussi un petit diable. Il n’est pas à plaindre, mais vous savez, je me pose une question : la méchanceté de ce gamin n’est-elle finalement pas une carapace pour survivre dans cette famille qui lui est hostile ? Il dit clairement qu’il est en guerre contre la femme de son père. Il ne faut pas croire qu’il va à cette bataille, la fleur au bout du fusil. Il combat Marâtre avec les mêmes armes. C’est de bonne guerre, un point c’est tout.

LM: Dans ce roman, vous alternez style direct et indirect. Pourquoi ?

SH: Il y a des anecdotes que je fais raconter directement par Dendehors et d’autres pour lesquelles j’utilise la narration. Je n’ai pas voulu avoir un style linéaire. Par ces va et vient entre l’auteur et le personnage principal, j’ai voulu brouiller les pistes entre imagination et réalité. J’aime m’amuser avec le lecteur.

LM: Reste-t-il d’autres anecdotes de Dendehors ? Peut-on espérer avoir un tome II des mésaventures de ce garçon malgré tout attachant ?

SH: Il y a de quoi écrire une dizaine de tomes. Parce qu’il en a vu des choses, ce bougre de Dendehors ! Pour l’instant, j’ai adapté Marâtre en pièce de théâtre. Elle est en cours de mise en scène. C’est presque une réécriture. Les deux genres se complètent. Comme vous pouvez le constater, Marâtre aura du mal à se débarrasser de Dendehors ! En attendant le film [rires].

LM: Je vous remercie. Un dernier mot ?

SH: Merci à toutes celles et tous ceux qui continuent à croire en moi. Et si vous le permettez, je finirai par cette réflexion de Dendehors : « J’ai toujours peur que Marâtre meurt avant de lire le livre que j’écrirai sur elle ». Sans commentaires.


Interview Hamouro (2005)

Laurence Mennecart: Salim Hatubou, pouvez-vous résumer en quelques lignes Hamouro, votre dernier roman ?

Salim Hatubou: Il est toujours difficile de résumer son propre livre. Je dirais que Hamouro raconte l’histoire d’un village dont les habitants sont contraints de partir parce qu’on veut construire un site touristique. Seule une vieille folle, appelée Kanamagno-l’Edentée, croit en la résurrection des lieux et s’acharne à rester. Le village finit par renaître, mais la majorité des nouveaux habitants sont considérés comme des clandestins parce qu’ils viennent des îles indépendantes de cet archipel de quatre rochers… Les laissera-t-on en paix ?

LM: Vous précisez en quatrième de couverture que cette histoire est issue d’un fait réel. Qu’en est-il exactement ?

SH: Oui, je me suis inspiré d’un fait réel survenu à Mayotte le 27 octobre 2003. Un Maire, donc un élu de la République Française, de la France des Droits de l’Homme dois-je rappeler, a osé mettre le feu à un village parce qu’il était habité par des Anjouanais. Imaginez qu’à Marseille, par exemple, le Maire Monsieur Jean-Claude Gaudin incendie un quartier sous prétexte qu’y vivent des hommes et des femmes qu’il considère, lui, comme indésirables. Il serait immédiatement poursuivi par la justice et les réactions à tous niveaux seraient immédiates ! Eh bien à Mayotte, une île culturellement, historiquement et éthiquement comorienne mais restée française à l’heure de l’indépendance, aucune poursuite n’a abouti à ce jour ! Ce crime a purement et simplement été négligé, d’autant plus que les journalistes qui s’intéressaient à l’affaire ne sont plus dans l’île !

LM: Vous avez toujours refusé le terme de clandestin.

SH: Parfaitement. Faudrait-il préciser que la présence de la France à Mayotte a toujours été condamnée par les Instances Internationales, alors pourquoi un Anjouanais n’ayant pas de papiers français serait-il hors-la-loi alors que dans ce contentieux la France elle-même ne respecte pas les lois internationales ? Le clandestin, finalement, à mon sens, n’est pas celui qu’on a coutume de désigner.

LM: Dans le roman, vous parlez de rafles ? N’est-ce pas exagéré ?

SH: Je ne pense pas. Quand la police débarque dans un marché et arrête des dizaines de personnes en toute impunité ou quand elle s’introduit violemment dans des maisons pour procéder à des arrestations… Comment qualifiez-vous de tels actes ? Moi, j’appelle ça des rafles !

LM: Pour écrire ce roman, avez-vous fait des recherches ?

SH: Bien sûr. Je me suis rendu sur place, à Hamouro. J’ai failli pleurer devant ces modestes cases incendiées ! J’ai eu mal au cœur en voyant combien Hamouro devait être un havre de paix avant cet acte effroyable ! J’ai aussi lu des documents sur ceux qui sont considérés comme des clandestins à Mayotte et j’ai rencontré certains d’entre eux. J’avoue que leurs témoignages m’ont profondément bouleversé et m’ont empêché de dormir. Je me demande vraiment si les responsables de cette situation, que ce soit aux Comores ou en France, parviennent, eux, à trouver le sommeil !

LM: Dans Hamouro, vous ne donnez pas aux îles leurs véritables noms. Pourquoi ?

SH: Je les désigne en effet en fonction de leur forme. Je pense que c’est parce que très souvent dans nos palabres, nous ne nommons pas les choses expressément et que j’ai voulu inscrire ce roman dans l’oralité.

LM: Est-ce la raison pour laquelle le texte est ponctué par des chants et des monologues de la vieille folle, Kanamagno-l’Édentée ?

SH: Oui ! J’ai voulu qu’on entende vivre, mourir et ressusciter Hamouro. J’attache une grande importance à l’oralité, ce qui peut paraître paradoxal pour un écrivain.

LM: L’idiot ou le fou est un personnage récurrent dans vos romans…

SH: Pas uniquement dans mes romans. Le fou est, à mon sens, le personnage clef de toute littérature. Le premier mot que j’ai écrit en commençant Hamouro, c’est Kanamagno-l’Edentée. Et pendant l’écriture, Kanamagno-l’Edentée ne se gênait pas pour interrompre l’histoire, dire ce qu’elle avait à dire, repartir et me laisser me débrouiller avec les autres personnages. C’est une femme repoussante par son physique, elle est sale et sent mauvais, mais elle a le courage de dire la vérité aux gens, même si ces gens font mine d’être sourds.

LM: Nous connaissons votre attachement au conte. Dans Hamouro, vous introduisez l’histoire d’un diable et, quelques pages plus loin, vous reprenez cette même histoire dans une version toute autre, pourquoi ?

SH: J’ai d’abord écrit le conte tel qu’il m’a été raconté par ma grand-mère. Ensuite, je l’ai réécrit, mais cette fois du point de vue du diable. Dans l’imaginaire comorien, Dimku le diable est présenté comme une créature ignoble et sans aucun scrupule. Tout cela parce que ce sont toujours les humains qui racontent les contes. Moi, j’ai voulu donner la parole aux Dimku !

LM: Vous avez déclaré « J’écris et décris notre pays parce que j’en ai assez que d’autres le fassent à notre place ». Est-ce que cela a un rapport avec la façon de présenter ces deux contes ?

SH: Oui. Le Comorien doit écrire lui-même son Histoire sinon il sera perdu. Malheureusement, c’est ce qui arrive en ce moment : on réécrit l’Histoire de notre archipel et on veut nous faire croire que Baco Abdou Salam de Mayotte n’est pas notre frère.

LM: En parlant de Baco, après sa déclaration que vous avez condamnée, où en est aujourd’hui votre relation avec lui ?

SH: Baco a toujours été mon frère, mon ami. Il le restera. C’est un grand écrivain, je l’ai toujours répété. Après un moment de silence, nous avons repris contact. Refuser de discuter avec nos frères de Mayotte serait tomber dans le piège de ceux qui veulent nous diviser. Non, je ne ferai pas ce cadeau-là aux séparatistes de tous bords. Il faudrait qu’un jour les enfants des quatre îles se retrouvent, entre eux, sans aucune présence étrangère, pour se dire leurs quatre vérités et partir sur de nouvelles bases. C’est ça une famille !

LM: Quels sont vos projets ?

SH: Ils sont nombreux. J’ai passé trois mois au pays grâce à une mission Stendhal pour effectuer des recherches sur l’épopée comorienne. J’en suis maintenant à la phase d’écriture. Ce sera une trilogie. Trois livres devraient paraître en 2006 : Zolo l’idiot qui était gourmand aux éditions Flies France, qui est un recueil de contes illustrés par Dominique Maes ; De Zanzibar aux Comores, avec des photos prises par Jean-Pierre Vallorani à Zanzibar et aux Comores (Editions Françoise Truffaut). Ce sera ce que l’on appelle un « beau » livre dans un coffret accompagné d’un CD. Enfin, Les démons de l’aube, un roman sur la jeunesse comorienne complètement sacrifiée par nos politiques, sera publié par les éditions L’harmattan. Je prépare également une BD avec le dessinateur Aboubacar Mouridi, dont les personnages principaux sont Daba et Ure, que les lecteurs de Kashkazi connaissent bien. Sans oublier tous les projets qui se bousculent en permanence dans ma tête et qu’il me reste à concrétiser…


Ces deux entretiens avec Salim Hatubou ont été réalisés par Laurence Mennecart à l’occasion de la publication de Marâtre, aux éditions KomEdit à Moroni en 2003, et de la publication de Hamouro, publié à Paris aux éditions l’Harmattan en 2005.

© 2003, 2005 Laurence Mennecart et Salim Hatubou


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mis en ligne : 19 août 2006 ; mis à jour : 21 octobre 2020