Alain Bosquet, « Un séisme : Davertige »

Préface à la seconde édition d’Idem, par Alain Bosquet

Villard Denis, qui signera Davertige, est né à Port-au-Prince le 2 décembre 1940, d’une famille pauvre. Il est le dernier-né de quatre enfants, et de santé médiocre. Céramiste à douze ans, il expose ses premières toiles dès 1958. Peintre social, peintre de la misère et de l’éblouissement, il admire surtout Chagall et Klee, au début: ses toiles ont cependant une fraîcheur et une grâce bien à lui. Chassé du lycée de sa ville natale en 1960, il se lie avec les poètes de Haïti Littéraire: Morisseau, Philoctète, Legagneur.

La même année, il découvre l’athéisme, Rimbaud, Lautréamont, Dylan Thomas, les surréalistes, l’agitation et, comme il le dit lui-même, les putains. Il vend ses toiles pour vivoter; puis, sa vieille jeep, pour payer l’imprimeur d’Idem, publié dans l’indifférence en 1962.

Athée, il lit cependant Ruysbroeck et Kierkegaard. Dans une lettre, il demande: «Pourquoi et comment avancer vers l’adulte?» Et il affirme: «Parfois je marche vers moi-même et je me perds». Quand on l’interroge avec précision, il dit encore: «La poésie ne donne pas sans recevoir. De toute façon, elle reprend sous une autre forme. Par les tripes, le sang, le suicide… Pour les esprits fermés, Marx et Christ ne seraient pas complémentaires… Je n’ai aucune honte, moi, à dire qu’un jeune écrivain qui nourrit beaucoup d’ambitions doit s’expatrier. Par besoin d’oxygène… Au fond, mes amis de Haïti Littéraire et moi, ne haïssons pas du tout la littérature haïtienne quand nous disons qu’elle n’existe pas; elle est comme notre peinture: nous aimerions bien la fonder.»

Voilà quelques faits, quelques traits rapides, quelques détails qu’il conviendra de préciser. Il ne faut pas non plus qu’ils fassent obstacle. Car tout le reste est génie. Le 17 août 1963, je publiais l’article suivant dans Le Monde:

«Il arrive, une fois tous les dix ans et peut-être moins, qu’en lisant un poète inconnu on reçoive un choc qui, soudain, vous fait éprouver la différence entre la littérature appliquée, intelligente, digne de tous les éloges, et le génie à l’état sauvage. Ce genre de bouleversements je l’ai éprouvé – il convient ici d’employer la première personne du singulier, car la poésie, même au niveau le plus haut, est affaire subjective – en lisant une plaquette pauvrement imprimée à quelques exemplaires, à Port-au-Prince: Idem, de Davertige. Fallait-il en rendre compte dans un journal comme Le Monde? Même si des lecteurs, convaincus par cet article, allaient à la recherche du petit livre, ils ne le trouveraient pas et ce serait peine perdue. Tout au plus le poète aurait-il plaisir à apprendre qu’on aime ses écrits. D’un autre côté, signaler son recueil avant même que quiconque d’autre puisse le juger, c’est pousser peut-être un grand éditeur parisien à reprendre l’œuvre et à faire pour elle ce qu’elle mérite. Le procédé peut paraître bizarre et compliqué. Y en a-t-il un autre?

«Davertige, de son vrai nom Villard Denis, est né à Port-au-Prince, en 1940. Après des études quelque peu tumultueuses, il rencontre les écrivains haïtiens les plus actifs et participe à plusieurs manifestations artistiques, littéraires et politiques. Ce n’est pas un autodidacte, même sur le plan poétique; il a lu Rimbaud, Lautréamont, les surréalistes et indique qu’il cultive Ruysbrœck et Kierkegaard. Son recueil traduit bien toutes ses humeurs. Il y a là des préoccupations locales toujours transcendées: la reconnaissance d’une négritude haïtienne faite d’aspirations chaotiques, d’indolence et de rêve. Davertige est aussi à cette image-là: entre le souvenir vécu et l’hallucination, la limite est indécise, comme entre l’élan obscur et la recherche d’un absolu en perpétuelle instabilité.

«Il a des moments de colère, sans jamais le souci de prendre la tête d’une révolte inconsciente: ce n’est ni un Césaire ni un Depestre. Il a de la liberté une notion plus occulte, et en cela conforme à la leçon surréaliste. Comme son pseudonyme l’indique, il se laisse aller au vertige des visions amples et préfère une certaine imagerie envoûtante à un lyrisme mesuré. Il n’est pas de son âge de procéder logiquement ni même avec discernement: sa vigueur le porte à se lancer sur le vocabulaire et à s’acharner sur lui. Quelque chose de volubile et de somnambule le porte, sans qu’il devienne jamais ésotérique. Son tempérament a beau être excessif, ses lectures l’obligent à ménager en lui un besoin de comprendre l’aspect intellectuel des notions abstraites qui s’entrechoquent, de sorte qu’il est aussi un poète philosophe ou, du moins, un poète conscient des mythes modernes.

« À s’insurger, à remuer ainsi, peut-on deviner ses convictions profondes? Il défend l’individu contre l’oppression. Ce serait banal s’il n’accepterait certaines valeurs ou certains points de repère. Il parle souvent du Christ, en tant qu’homme qui s’est sacrifié. Et il lui donne une dimension trépidante où se reconnaissent les superstitions du vaudou. La transe et l’incantation le soutiennent, comme une insistance particulière à donner à ses poèmes un rythme que les instruments de jazz pourraient fort bien scander. On reconnaît par cet aspect un voisin géographique non seulement de Saint-John Perse et d’Aimé Césaire, mais aussi des poètes afro-cubains, Nicolas Guillen entre autres. Il ne développe pas le thème d’une inspiration logiquement conduite. Il procède par superposition d’images: c’est en elles qu’il faut chercher les raccourcis à la fois d’une pensée, d’une hallucination et d’un subconscient qui, quelquefois, apprivoise les notions morales du siècle. Et ces images sont parmi les plus toniques et les plus éclatantes qu’on puisse concevoir.

«Quand Davertige se penche sur ses propres poèmes, il dit qu’ils sont des « testaments de métamorphose » rédigés par quelqu’un dont la vie est « lâchée comme un papillon étourdi ». Il se sait homme et chose, ancien animal et plante future: « homme pendentif de chaux dans le ventre de l’iguane ». Il s’en enchante, bien entendu, mais ce n’est pas sans regret, car il garde la nostalgie d’un ordre révolu: il sait qu’il est un « homme déséquilibré dans la momie de l’espace ». Dans ces conditions, et d’une manière qui n’est pas seulement spontanée, il lui reste de proclamer la merveille d’être, entouré de phénomènes qui le subjuguent et de notions dont il découvre sans cesse les paradoxes. Il parle de « ma raison raison-nable comme l’énigme de son irraison », ce qui ne l’empêche pas de connaître sa vraie nature, plus inquiétante et plus exubérante, comme le sont ses semblables sous les tropiques: « Je me croyais médium des rêves de chacun; je m’allongeais en toutes choses et la Raison inventait son suicide ». Avec une prescience tout à fait exceptionnelle, il y a là comme un raccourci des préoccupations les plus subtiles de l’époque, retrouvées par un poète qui se refuse à séparer réflexion et élan, rêve et réalité.

«Tout n’est sans doute pas achevé dans cette plaquette. Les répétitions sont nombreuses, les impuretés de langage fréquentes, et les lourdeurs plus d’une fois implacables. À vingt-trois ans [sic], sans personne pour le conseiller, Davertige peut commettre des erreurs et écrire dans une impatience rageuse qui est le contraire de l’art. Qu’importe! Ce qui est certain, c’est que son recueil contient onze ou douze poèmes d’un élan extraordinaire, d’une originalité toujours fulgurante, d’une imagerie à faire trembler le lecteur. Voilà pour le tempérament. Mais les nourritures qu’offre ce visionnaire à l’esprit ne sont pas moins confondantes. La parole est à présent aux éditeurs: il leur appartient de republier – en tout ou en partie – Idem, de suivre l’auteur, de le tirer de sa solitude, de lui faire la place à laquelle il a droit et de veiller à ce qu’il suive sa voie royale. Car d’ores et déjà Davertige est l’un de nos grands poètes.»

– Alain Bosquet
Paris, 1964

Ce texte d’Alain Bosquet, « Un séisme : Davertige », a été publié pour la première fois comme avant-propos à la seconde édition d’Idem de Davertige: Idem et autres poèmes (Paris: Seghers, 1964). Il a été republié dans l’Anthologie secrète de Davertige aux Éditions Mémoire d’encrier (Montréal, 2003, pages 143-146).

© 1964 Alain Bosquet, Éditions Seghers


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mis en ligne : 26 décembre 2003 ; mis à jour : 29 octobre 2020