Serge Legagneur, Préface à la première édition d’Idem de Davertige

Le propre de l’art moderne
est de donner une réalité nouvelle
et une sorte d’indépendance
au geste créateur de l’artiste
au moment opératoire.
gaétan picon

La poésie, attitude responsive à la vie, demeure une en tant que déclic émotionnel, à travers le temps et l’espace. À la suite de ce que Renan appelle le «miracle grec» – «Les Hellènes inventèrent et en même temps épuisèrent tous les genres», rapporte Nicolas Ségur – combien d’Écoles, de techniques, se succèdent en Occident… plus près de nous, le Surréalisme… Le Manifeste de 1924 nous propose, comme l’héritage traditionnel du Cœur et de la Raison, ce domaine illimité et non moins réel de l’Inconscient qui, systématisé cette fois, était déjà timidement exploité par les Romantiques allemands et français. Dès lors, «la poésie moderne veut être autre chose que poème, fabrication rythmique, jeu inoffensif d’images et de mots… la poésie moderne veut être… confusion ardente de la vie». Le langage et la rhétorique sont sujets à caution. La prose et la poésie se confondent, pétries d’argot et de néologismes, sur les lèvres de l’humour. On torture la grammaire et la syntaxe dans l’intérêt de l’évidence vécue. Le crédit d’un mot est seul fonction de sa charge véhiculante de réalité dynamique. Le poème cesse de paraître un abrégé d’existence pour s’identifier à une conscience intégrale. «Confusion ardente avec la vie», l’œuvre devient la participation de l’homme dans la persistance du passé vers le futur, l’homme non comme entité abstraite d’un milieu complexe et mouvant, discriminée, dissociée, mutilée, partiellement proscrite, mais comme présence intense totalement intégrée. L’écriture s’émeut de toutes les discordances et les minerais intérieurs remontent purs dans leur gangue.

Idem! Vingt années d’existence absolue, de misère et d’espoir, de ténèbres et de feux, de vérité et de cauchemars, de luttes et de mensonges.

Idem! Marée mouvante à tout brasser, des tessons de soleil, des débris et des chiffons de chairs, à tout confondre dans le flux et le reflux hors de tout déterminisme. Les étoiles, les fers à repasser, les fleurs, les buggys, les animaux, les vieux souliers, et les voitures sans frein, tout le bric-à-brac quotidien grouillant dans le kaléidoscope géant des saisons en métamorphose et toujours plus solubles, toujours moins denses, dans une absence de pesanteur à donner le vertige… non que le monde y tourne plus vite, mais nos facultés de perception, trop sélectives, accusent plutôt un retard chronique.

Idem! C’est le cocktail de la résurrection et du suicide; l’amour y couche avec la mort, dans notre conscience, sur le pavé ou le chiendent, au contraire de cette «vieillerie poétique» où la vie se fige et croupit. Nous partageons avec Davertige un monde vécu trop souvent peut-être à notre insu même, et recréé nullement dissemblable de la nôtre.

Ainsi recommandons-nous au lecteur un climat moderne de réceptivité.

– Serge Legagneur
Port-au-Prince, 1962

Cette « Préface » de Serge Legagneur à la première édition d’Idem de Davertige à été publiée pour la première fois dans Idem (Port-au-Prince: Imprimerie Théodore, 1962. Il a été republié dans l’Anthologie secrète de Davertige aux Éditions Mémoire d’encrier (Montréal, 2003, pages 141-142).

© 1962 Serge Legagneur


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mis en ligne : 26 décembre 2003 ; mis à jour : 11 août 2016