Rodney Saint-Éloi, Note de l’éditeur (Davertige, Anthologie secrète)

couverture, Anthologie secrète de Davertige, Éditions Mémoire d'encrier, Montréal, 2003

couverture, Anthologie secrète de Davertige
Éditions Mémoire d’encrier, Montréal, 2003

L’idée de cette Anthologie secrète a germé à Port-au-Prince durant l’année 2000 lorsque Villard Denis, dit Davertige, est passé me rendre visite aux Éditions Mémoire, rue Marcelin. J’ai tout de suite été séduit par la vivacité de cet homme élégant dont les yeux dissimulent mal l’angoisse. Il y avait dans la salle les poètes Dominique Batraville, Georges Castera et la galeriste Mireille Pérodin Jérôme. Davertige était parmi nous, semblant surgir d’un autre temps, habité par cet enthousiasme et cette rare passion du savoir.     Ce jour-là, un dieu m’est tombé sur la tête. Davertige parlait avec aisance de philosophie et de poésie. Je lui ai demandé de rééditer aux Éditions Mémoire Idem, ce texte qui avait bénéficié d’une réception inespérée à sa parution en 1962 à Port-au-Prince, car nous, la génération des moins de quarante ans de Port-au-Prince, ne le connaissions tous que par procuration, citant de mémoire les poèmes emblématiques «Omabarigore» et «Pétion-ville en noir et blanc». Mon argument, ma pièce à conviction, fut de lui dire que les Haïtiens étaient tous orphelins d’Idem. Sans sourciller, Davertige accepta l’idée de cette publication.

Mais ni lui ni moi n’avons pu aller au-delà de cette intention. Comment donner corps, forme et sens à ce texte et comment le présenter aujourd’hui alors que les trois premières éditions (Port-au-Prince, Paris et Montréal) avaient, semble-t-il, enfermé le texte dans une mythologie?

Il fallait rencontrer à nouveau le poète et c’est à Montréal, ville qui nous a accueillis respectivement en 1976 pour lui et en 2001 pour moi, que la réédition d’Idem a été réabordée… Entre-temps, j’avais relu le texte et soupesé chaque poème, suffisamment pour croire que les histoires littéraires haïtienne, parisienne, québécoise et plus largement francophones risquaient de manquer l’un des actes poétiques les plus importants du XXe siècle.

Le projet a débuté par tâtonnements. J’ai passé au peigne fin les éditions précédentes, les commentaires et critiques, fouillé dans des revues et magazines, demandé au poète de nouveaux textes. Je l’ai traqué, l’assiégeant à toutes heures du jour et de la nuit dans son appartement de la rue Wiseman dont je suis encore peut-être le seul à franchir le seuil. Ainsi m’a été offerte l’amitié précieuse du poète, une amitié qui va vers l’essence des choses et des êtres. Ainsi également, il m’a conté l’aventure d’Haïti Littéraire, ses démêlés avec la gauche haïtienne trop orthodoxe à son goût, ses lectures précoces et boulimiques, son séjour aux États-Unis et en France, ses rencontres avec le poète Alain Bosquet et les dinosaures de l’institution littéraire parisienne, sa réclusion à Montréal, les fantômes ayant volé sa jeunesse, et surtout le sentiment absolu de son inachèvement. Sans tragédie, autour d’un verre (la vodka à l’honneur), il avait ce sourire généreux d’où vient «La légende de Villard Denis».

Je suis en face de Davertige, ce génie sans ordre qui se définit comme «cet adolescent qui cherche les réverbères éteints», et qui, dans sa quête chaotique, s’efface en ouvrant ses «obsèques à toutes mortes d’ici-bas et d’au-delà». Et pour cause:

L’amour s’en va me laissant seul dans le silence
Et mon avenir se confond avec les verres de fumée qu’on porte la nuit […]

Je m’endors dans le lit de mon ombre.

Cette voix poétique qui s’abrite dans le silence et dans la nuit est celle d’un homme seul ayant perdu son enfance et ses «jouets brisés»; Idem, tout comme la vie, est un acte testamentaire, qui s’accommode mal des «cannibales modernes». Aussi associe-t-il naturellement orages et ordures de cuisine, amour et linceul, rues et fantômes.

Idem est l’histoire d’Idem, l’histoire d’un homme seul, de l’homme d’un seul livre, l’homme d’un seul vertige, sans présent, sans avenir, qui veut seulement résumer son passé, en partant à la «recherche de sa croyance» et des «statues de sanglots».

Peu à peu le livre commençait à prendre forme. Soudain m’est venue l’idée de retourner aussi à Villard Denis, celui qui allait signer ses poèmes Davertige et qui jouissait déjà d’une grande réputation de peintre avant-gardiste à la fin des années cinquante. Il avait bousculé à Port-au-Prince les préjugés de l’époque avec sa toile le «Christ nègre» et sa manière de rejeter d’un seul revers de main tous les faux-paradis coloriés et tous les conforts esthétiques îliens. Je lui ai apporté du papier, de l’encre de Chine. Et c’est ainsi qu’il a composé «l’aventure de ses ombres» en des traits somptueux: une quinzaine de dessins pour cette anthologie. Il a construit lentement mais sûrement cet univers géométrique labyrinthique où «toute lumière s’est suicidée».

Puis la photographe Johanne Assedou a accompagné Davertige dans les parcs de Montréal. Elle a photographié cet homme, toujours en costume cravate et chapeau melon, qui parle avec une noblesse singulière par ces temps où l’on ne sait plus ce que parler veut dire. Johanne, devenue assistante éditoriale à Mémoire d’encrier, a pris en main la publication, en révisant les textes, en travaillant à la mise en page, en appréciant secrètement cet homme qui s’enferme dans ses mystères.

Est venue par la suite, malgré nous, la volonté du poète de récrire ses poèmes, d’enlever «les vétilles», de peaufiner… mais également de ré-orienter son dire premier, en dispersant tout, en bousculant surtout les poèmes les mieux reçus comme pour dénoncer à sa manière l’hypocrite lecteur… et pour se cacher sous le paratonnerre des mots, grâce à une métrique et une syntaxe iconoclastes.

En relisant ces poèmes, je me suis rendu compte que Davertige, tout comme Pessoa, garde la digne discrétion de l’homme qui se perd vite dans la foule, tout en «portant en lui tous les rêves du monde». CetteAnthologie secrète est un acte de silence comme le furent la poésie et «La légende de Villard Denis». La vérité est que toute parole appartient au vent, mais que le vent qui la vole sait également la ramener au port.

– Rodney Saint-Éloi
Montréal, octobre 2003

Cette « Note de l’éditeur » de Rodney Saint-Éloi a été publiée pour la première fois pour présenter la publication de l’Anthologie secrète de Davertige aux Éditions Mémoire d’encrier (Montréal, 2003), pages 7-9. Elle est republiée sur Île en île avec la permission de l’auteur.

© Rodney Saint-Éloi


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mis en ligne : 26 décembre 2003 ; mis à jour : 11 août 2016