Davertige, « L’île déchaînée »

Je ne suis qu’un adolescent qui cherche à se comprendre pour connaître le monde Ô vous les réverbères éteints sur les paupières du jour Ô grand midi parmi les fous illimité comme de vieux zombis en bobêche de souffrance Toutes les voix bivouaquent dans les plaines et dans la plainte des plantations Nombrils aux vents les yeux pleurants Omoplates et crânes huileux sur des bouteilles de fétiches L’aile d’ébène du soleil réchauffe la campagne et l’aveugle porte le poids de l’obscurité contre ses paupières Parias mon frère je vous suis montrez-moi la route des sources

Je ne suis qu’un adolescent qui cherche à se comprendre Soûlard mon Christ aux yeux d’absinthe la nuit est ivre de convulsion Par la taille le spasme l’agrippe Ô vie le bas-ventre chauffé sous le Poteau-mitan Je vais chercher une croyance Et ces jeunes nègres le cœur en sang se souviennent-ils des libations J’ai donc conscience des réverbères éteints des négresses perdues de cette flamme vive au fond des cales de l’émigration avec le diamant sur le sexe christes-marines dans la salive des mers glauques Montrez-moi la route des sources Je ne suis qu’un adolescent

Soûlard mon Christ les cheveux de sisal vert sale Illimité comme les zombis de la nuit à naître Et qui naîtra à l’arc roux de notre île Ô grands cierges allumés pourquoi notre équilibre se trouve hors de son centre Ô souvenirs Les carrefours se dévident sur l’infini le Guédé de soleil fait des pirouettes Les foules la tête au Levant lancées à l’assaut des yeux du soleil pour ce topaze de la lumière Le sable ivre recrée la chair et la pierre de la fronde ressuscite les fruits Ô saisons mortes de notre île nous vivons dans la mort comme hier vous vécûtes près des tambours à taille de vache

Entre les lianes du vent
Nous nous révélons des passants
Et nous passons sous les orages
Nos corps liés autour des âges

Cassés et ressoudés par la transe des nuits nos corps inscrits dans leur mouvement de pierre ont des gestes de moundongs d’yeux de mille lucioles Le silex initie la puissance de la sève Montrez-moi la route des sources

Je ne suis qu’un adolescent soûlard les réverbères éteints Nous entrons dans la vie et lions notre adolescence au secret de l,amour éclatant de corail sur les étoiles et les soleil Midi de tuf s’illimitant lui-même sur les incantations de l’homme Que les momies adossées à la voix des ombres les cercueils pris de pleurs s’élèvent sur les déserts les paysages et les maisons craquant de trop de sortilèges à l’ombre des visages amers et amarrés autour de soi Miroir d’ombre agissante et pourquoi s’élever dans les grottes des grillons Et la rivière descend la pluie cassée par le vent violet Nos doigts s’élèvent aux sons des nuits

Nuit de baume et de basilic
Sous le ciel le destin tragique
Attendue trop longtemps la nuit
En tes cheveux la mort nous suit

Je ne suis qu’un adolescent qui cherche les réverbères éteints car ma jeunesse est passée ainsi que la St-Jean La mer baisait la paume des boumbas et les champs amarrés autour du midi Les plantes délient l’été sur les sables Nos fronts mâchent les serpentins de rides Et les menottes du soleil défont la transe de la nuit Grand jour de maïs d’or et de poissons les fétiches se gargarisent sur nos poitrines Le siam pendu au fond du lac et sur l’étang On se réveille d’idolâtrie du grand lit de putain les yeux hypnotisés Aux flammes délirent les sables Je n’ai qu’à ouvrir les cheveux

Les chevaux refont le silence
Et je détruis tout le passé
À mes narines de fumée
Le jour par Toi reprend conscience

Les soûlards se défilent dans leur mouvement hors de nous-mêmes sur le pavé de leur délire et les grands genoux lézardés des déserts Sur nos talons anesthésiés sur nos visages fulgurants l’empreinte des scorpions renoue le fil arraché à l’hameçon et autour des vieux mâts qui supportent nos pleurs Dans la baie graisseuse des cuisses et dans le wharf étroit du sexe du printemps le ciel se mit à la dimension des sens en lit d’alcool Les lèvres se rencontrèrent sangsues mortes comme la mare éteinte hors de la nudité de la lune La foule plantée dans la persistance de l’orage ce mapou millénaire les racines de sortilège les cheveux verts de latanier dans le puits de la terre et de la chair où la Femme-Cacique disait Agi-Aya-Bombé Oh si vient le printemps les papillons seront mes frères et le suicide aux voleurs de la nuit comme Anacaona allongée et empaillée de souffrances centenaires Je ne connais rien de la vie je ne fais que parler de moi comme un vent galopant dans un toit

La nuit pleure autour de nos voix
Qu’elles montent au-dessus des eaux
Ces sirènes aux yeux de fantômes
Qu’elles s’allongent sur nos croix

Je ne sais rien hors de moi-même ce ne sont que mensonges Tout va tourner La plaine immense prend le grillon et jusqu’au bout du jour la lune folle d’abeilles a laissé couler sa chanson Ô mon ombre millénaire dans la plaine pâlissent les doigts des tambours Toutes les tombes s’ouvrent toutes les cordes s’usent par la puissance inverse de la nuit Nos yeux qui l’an passé moururent allument la chanson le front béni entre le bruissement des étoiles filantes Le grand fantôme déchaîné comme l’eau de l’écluse la sueur brûlante de la cascade des colonnes vertébrales comme la mémoire huileuse La nuit les seins ouverts croisée et décroisée sur la trace boueuse et chaude de l’homme et de la femme Le lard des lèvres se suicide sur le cramoisi de jouvence Le sang aux joues des fruits la sève aux bras des mers

Mes papillons pourquoi mes pas vous recherchent toujours La source je dois la suivre jusqu’à trouver les citronnelles et les papillons C’est la route promise…

Ô forêts sur vos tabacs vos ailes de libellules Que n’ai-je longtemps erré dans les déserts sur les pavois des rêves là où jamais le rêve ne s’éteint aux revers des lèvres sales les embouchures se raniment et le croupissement des jours éclate Qu’elle s’élève la sirène aux cheveux de jasmin de nuit au collier d’étoiles Mon grand tombeau de chaux comme un ciel arc-bouté à mon enfance Ah qu’il éclate avec le grand démon le grand poignard aux rires des rivières les mots tranchants comme des feuilles sauvages Mes mains mes pieds mon sang mes bras mes cheveux mes yeux ô Parias combien est grande la connivence Ô moi qui ne suis qu’un adolescent

La nuit éclate sur ma tête
La femme ouvre sa douce chair
Le grillon reprend sa chaleur
Je vais dormir avec mes rêves


Ce poème de Davertige, « L’île déchaînée » a été publié pour la première fois en 1962 dans la première édition d’Idem. Le poème a été récrit par l’auteur pour sa publication dans l’Anthologie secrète (Montréal: Mémoire d’encrier, 2003, pages 36-39).

© 1962, 2003 Davertige; © 2003 Mémoire d’encrier


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mis en ligne : 26 décembre 2003 ; mis à jour : 22 octobre 2020