Dany Laferrière, Chronique de la retraite douce (entretien) – Boutures 1.4

Boutures logo
Entretien
vol. 1, nº 4, pages 4-9
RODNEY SAINT-ÉLOI

 

Voilà un écrivain singulier! Rôle, fonction, titre, gloire, il se les attribue avec un tel acharnement que l’on arrive difficilement à consentir son retrait du monde littéraire. En un rien de temps, le conquérant d’hier se frappe humblement là poitrine, non pour revendiquer de manière absolue le bonheur d’être écrivain, mais plutôt pour dire en iconoclaste simplement: je suis fatigué.

Il y a tout cela dans Dany Laferrière, et encore plus. Un labyrinthe, avec de précieux éclairages: l’enfance, Petit-Goâve, Port-au-Prince, Montréal, Miami. Il se met à chanter comme le guerrier qui, après un long voyage, crie son droit au repos.

Voici Dany Laferrière: l’homme et la chose, l’écrivain-lecteur solitaire et l’exhibitionniste, le prude et le séducteur, quelque trois mille pages écrites, un livre en dix romans, vingt années d’écriture et une autobiographie américaine. Il se retire. Sans bavures.

Boutures: Bonjour Dany, je ne sais par où commencer, après cette autobiographie américaine, composée de 10 titres, tu termines avec ce livre que je dirais testamentaire portant le titre de Je suis fatigué. Pourrais-tu nous parler de cette fatigue?

Dany Laferrière: C’est la fatigue d’un homme qui ne voudrait pas devenir quelqu’un. J’ai toujours voulu mêler ma vie privée avec ma vie publique. Et avec ce livre en 10 volumes (Une autobiographie américaine), je pense l’avoir fait, puisque je parle publiquement d’un aspect intime de ma vie. C’était mon projet. Il est terminé aujourd’hui. Alors je sens une grande fatigue à l’idée de devenir écrivain professionnel, c’est-à-dire d’écrire au-delà de ce projet. Il y a aussi la fatigue de quelqu’un qui n’en peut plus de toutes ces idéologies (créolité, antillanité, métissage, francophonie) qui forment comme un nuage autour de l’écrivain et l’empêchent d’apparaître devant le lecteur dans sa plus simple expression d’être pour dire tout naturellement, sans hausser le ton: je suis un homme.

Boutures: Il y a un mot qui te fait peur et sur lequel tu es revenu au moins en cinq fois dans ton entretien avec Bernard Magnier (J’écris comme je vis, Paris, la Passe du vent, 2000): certains critiques ont utilisé le mot apaisement pour évoquer le cycle haïitien de ton oeuvre. Pourquoi cet entêtement à dénoncer ces critiques-là et le terme apaisement lui-même?

Dany Laferrière: J’avais bien averti les critiques d’attendre que je termine le cycle ( Une aubiographie américaine) avant de me coller toutes sortes d’étiquettes. Ils pouvaient donner au fur et à mesure leur avis (positif ou négatif) sur chaque livre paru mais je tenais encore la clé de l’ensemble. Je savais que tant que les dix livres n’étaient pas publiés, personne ne pouvait connaître le fin mot de l’histoire. Et de plus, ils ne paraissaient pas dans l’ordre narratif. C’est comme pour un film: il sera difficile de critiquer un film simplement en suivant son tournage, on doit attendre le montage final. Le réalisateur ne tourne pas les scènes dans l’ordre narratif. Certains critiques me reprochaient dès mon troisième livre de n’avoir jamais évoqué la dictature. Mais moi je savais que j’allais y venir. D’autres critiques m’accusaient d’ignorer mon père, là encore c’était déjà inscrit dans mon carnet. Mais pourquoi ne se contentent-ils pas de critiquer le livre qu’ils ont sous les yeux. Alors quand cette critique du quotidien français Le Monde a déclaré, avant même que tous les livres ne soient publiés, que j’étais devenu un homme apaisé (C’est ce qu’elle aimerait), j’ai vu rouge. J’ai surtout vu rouge quand les autres critiques se sont nus à répéter cette bêtise (souvent sans faire mention de leur source comme si c’était une simple vérité). Je dis qu’il n’y a pas d’apaisement comme il n’y a pas eu de provocation de ma part. Les gens voient souvent en moi un provocateur alors que je tente simplement de prendre des nouvelles de moi-même par le biais de l’écriture. C’est cela: j’écris pour savoir ce que je suis devenu.

Boutures: Ces critiques ont souligné, je crois, la présence de deux écrivains: l’un grandiloquent, fantasque, postmoderne, fracassant; et l’autre, fils à maman ou à Da, introverti, sage et tiers-mondiste. De l’un à l’autre, il y a assurément un cas d’apaisement… Le repos du guerrier?

Dany Laferrière: Oui, j’ai toujours dit que Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer était à mes yeux une machine de guerre, un peu comme Les liaisons dangereuses de Laclos (un de mes livres préférés). Il faut le comprendre maintenant dans un espace plus large et, j’espère, plus ambitieux. Si certaines personnes se sont arrêtées, s’agissant de moi comme écrivain, à Comment faire l’amour… Eh bien, je crois, aujourd’hui, que j’ai été bien plus loin. Tu sais, toute guerre se mène sur plusieurs fronts et de diverses manières. Naïfs sont ceux qui ne voient pas dans L’Odeur du café une machine de guerre autrement plus efficace que Comment fairel’amour… La tendresse peut être une arme bien plus dangereuse que la violence. On nous a déjà recommandé de «prendre garde à la douceur des choses».

Boutures: Enfin, l’homme aux deux visages?

Dany Laferrière: Beaucoup de lecteurs et certains critiques ont cru voir en moi un être à deux visages. Ce personnage cynique, lucide, féroce, urbain, qui tire sur tout ce qui bouge pour sauver sa peau dans cette jungle de l’Amérique contemporaine (Montréal, New York, Miami). Une sorte de Basquiat de l’écriture. Et là on pense à Comment faire l’amour…, à Eroshima et à Cette grenade dans la main du jeune nègre est-elle une arme ou un fruit? Ou plutôt ce jeune homme plein de fraîcheur, tout cousu des femmes qui ont tissé sa vie (grand-mère, mère, tantes), tout enrobé de tendresse. Et c’est Vieux Os. Et là on pense à L’Odeur du café et Le Charme des après-midi sans fin, ces deux romans qui racontent mon enfance à Petit-Goâve. Les gens pensent que deux individus si opposés ne peuvent coexister dans une même enveloppe humaine. À leur avis, l’un des deux doit être faux. La même personne ne peut pas écrire L’Odeur du café après avoir écrit Comment faire l’amour… Ils croient que je les ai trompés. Basquiat lui-même n’a montré qu’un seul aspect de lui-même: le tigre affamé du subway de New York. Justement, je crois que Basquiat (ce Goya jeune) est mort parce qu’il avait tué en lui l’autre: sa part de tendresse (je dirais son côté rêveur). Il devait sûrement garder quelque part en lui, de par son père, une certaine nostalgie d’un monde qu’il n’a peut-être pas connu: l’univers haïtien. Ce monde de bonheur (bien sûr le romantisme du rêve) qui aurait pu lui permettre d’échapper à l’enfer nord-américain. Malheureusement, il s’était fait avoir par la mythologie de New York. À défaut de croire qu’on vient sûrement de plus loin que là où l’on chie.

Boutures: Maintenant, ce qui est sûr, c’est qu’il y a la fatigue au bout de cet itinéraire… Est-ce un canular le fait pour Dany de dire à Laferrière: On est fatigué d’écrire. Point final?

Dany Laferrière: Ce n’est pas un canular. Il me faut préciser. Cet écrivain qui s’est voulu autobiographique est mort à mes yeux. La cause est entendue. Écrire encore sur ce thème se rapprocherait de l’imposture (et je ne connais pas d’autres sujets). Mais, il y a mille manières d’écrire la même chose. C’est ce que je fais en ce moment en répondant à ces questions. Et j’ai l’impression à chaque fois de dessiner mon portrait. Bon, je n’ai plus envie de faire ce genre de livre. En ce moment, j’écris des scenarii de films. Je fais aussi un petit livre très bref sur le style. Le style étant la grande affaire de ma vie. Je n’ai plus de projet grandiose comme l’autobiographie américaine (ce truc m’a bouffé quinze ans en un clin d’oeil). Car si on continue à accumuler ainsi les livres, on risque à un moment donné de perdre de sa fraîcheur pour devenir une sorte de professionnel, c’est-à-dire quelqu’un qui écrit dans le seul but d’accumuler des livres. Il faut se faire rare. Créer le désir chez l’autre. Je n’écris que si j’ai envie d’apprendre quelque chose de moi. En ce moment, ce sont les autres qui m’intéressent. Je ne suis plus centré sur moi-même. Et quand cela arrive, c’est qu’on n’est plus un artiste.

Boutures: Peut-on dire que, pour toi, être écrivain, ce n’est pas un statut, mais une manière de lutter, pour te faire respecter et surtout pour gagner ta vie? Tous tes contrats sont d’un genre spécial. Le contrat d’écrivain semble la chose la plus précieuse pour l’écrivain que tu es. Quelle place a l’argent dans ton métier?

Dany Laferrière: C’est vrai que j’ai abordé la littérature sous un angle que les écrivains du Tiers-Monde envisagent rarement. Peut-on vivre de ce métier? Je voulais écrire pour vivre, tandis que mes copains vivaient pour écrire. Vous savez le talent n’a rien à voir avec la morale. Il y a des personnes d’une si profonde spiritualité qui n’ont aucun talent d’écrivain, alors que des mécréants comme moi peuvent l’avoir. C’est ainsi. Personne n’y peut rien. On se souvient de la leçon de Gide: «on ne fait pas de la bonne littérature avec de bons sentiments». L’argent est un des moteurs de la vie. Alors pourquoi les écrivains le regardent d’un air si horrifié? Comment peuvent-ils comprendre la vie et la raconter s’ils n’ont aucune idée de l’argent? Regarde n’importe quelle mère de famille: elle passe sa vie à calculer son budget. De grâce, ne méprisons pas l’argent, sinon nous risquons de mépriser cette pauvre femme si absorbée par l’argent. L’argent de l’éducation des enfants, l’argent des médicaments, l’argent de la nourriture. C’est avec cet argent durement gagné qu’on fait aussi un écrivain. Il est légitime qu’il pense à en gagner. Ainsi il pourra en donner un peu à sa mère. Cela ne veut nullement dire qu’il doit commercialiser son talent. Faut pas trop rêver non plus. C’est un milieu où l’on ne gagne presque rien (très peu d’écrivains arrivent à vivre de leur métier). Mais je crois malgré tout que c’est un devoir de penser à l’argent, ne serait-ce qu’en souvenir des sacrifices consentis par notre mère pour notre instruction (ma référence insistante à la mère vient du fait que je n’ai pas connu mon père qui a dû s’exiler quand j’avais à peine quatre ans). Il est important d’exiger un contrat de son éditeur et de le lire attentivement avant de le signer. C’est accorder du respect à cette somme d’énergie dépensée pour écrire son livre.

Boutures: T’arrive-t-il d’écrire aussi par réaction?

Dany Laferrière: Oui, il m’arrive d’écrire par réaction, mais ce n’est qu’un prétexte comme un autre pour pouvoir rester assis devant la machine à écrire. Mes raisons pour écrire sont multiples, mais mon rêve ne change pas. J’ai toujours rêvé d’écrire un livre plus grand que moi. Le livre que j’aimerais tant lire.

Boutures: Tu as toujours écrit pour dire que tu es un excellent lecteur. Et voilà les auteurs que tu lis… Il y a là cette mise en scène de Borgès et tous les autres B.

Dany Laferrière: Je suis d’abord un lecteur. L’une des raisons pour lesquelles j’écris c’est aussi pour me rapprocher de mes héros. Mes héros ne sont pas forcément des personnages de roman. Ce sont plutôt des écrivains. je dirais que je préfère Borgès à son oeuvre, mais ce sont les livres de Borgès qui ont créé le personnage. L’écrivain Borgès a inventé Borgès. Baldwin nous a donné Baldwin. Boulgakov de même. C’est l’énergie qu’ils mettent à devenir eux-mêmes qui m’impressionne. Les livres ne sont que des accessoires dans ces destins. Je me souviens de mes premiers jours à Montréal. Je passais tous mes après-midi dans l’eau chaude de la baignoire (un plaisir si nouveau pour moi) à lire les classiques. Je ne les relisais pas (on dit toujours relire dans le cas des classiques), je les lisais pour la première fois. Je ne les connaissais que par les extraits que j’avais 1u en classe. Mais, là, j’avais à côté de moi: Horace, Plotin, Lucrèce, Virgile, Platon (que j’ai adoré), Homère (je me suis ennuyé royalement à lire L’Iliade, mais j’ai beaucoup aimé L’Odyssée), Tacite, Eschyle. Cela ne coûtait presque rien dans la collection Garnier. C’était des moments de grand luxe. J’étais un prince au chômage.

Boutures: Après ces dix ouvrages, qu’est-ce qui manque à ton oeuvre? Je dirais quels en sont les trous?

Dany Laferrière: Je ne sais pas. C’est le temps qui le dira. Il y a des livres un peu ratés. Je n’ai pas toujours donné le meilleur de moi-même. D’ailleurs je compte en reprendre certains quand ils vont paraître en poche. Voilà. À écrire, je préfère réécrire. Vaut mieux tenter de parfaire un livre plutôt que d’en faire un nouveau souvent pareil au précédent. Je n’ai jamais essayé de refaire Comment faire l’amour… Je signale que très peu d’écrivains se sont relevés après un grand succès. Ils passent leur temps généralement à tenter de refaire le même livre. Personne ne peut affirmer qu’aucun de mes livres se ressemblent. Bien sûr, on sent que c’est 1e même auteur (vitesse de la narration, mélange de violences et de tendresses, dialogues en coup de poing) mais on ne peut pas comparerChronique de la dérive avec La Chair du maître, ni Pays sans chapeau avec Eroshima. Il y a sûrement des trous, mais je laisse au lecteur le soin de les combler avec sa propre sensibilité.

Boutures: Dans cette oeuvre, il y a un certain nombre de choses qui m’interpellent. Je cherche à les comprendre encore et je les cite: la narration, sa vitesse, son air naturel, son déploiement simple, des fois fragmentée? Raconter, c’est quoi pour Dany Laferrière?

Dany Laferrière: C’est d’abord dans la manière. Le truc le plus important ce n’est pas l’histoire mais le style. Il faut avoir une vision personnelle du monde. Sinon, on n’est pas dans la littérature. On est dans le journalisme. Cocteau a une bonne définition de l’originalité qui explique magnifiquement ce que je tente de dire: «L’originalité, lance-t-il un jour, c’est quand on essaie de faire comme tout le monde sans y parvenir». En quelque sorte le style ne s’apprend pas. On est né comme ça. Mais le travail nous attend. Rendre cela clair. Donner au lecteur l’impression trompeuse qu’il peut en faire autant. Cela semble toujours plus facile quand on regarde travailler un grand athlète. La barre est placé à telle hauteur, il y va, saute. Il le fait avec une grâce époustouflante. Le véritable artiste donne l’impression que la vie est plus légère qu’elle ne l’est en réalité. Pendant qu’il est lui-même au bord du désespoir. C’est cette inimitable manière d’être que l’artiste va transformer en style. Dans la narration, il y a toujours ce côté auberge espagnole: on mange ce qu’on a apporté. Le style, lui, ne supporte pas la promiscuité.

Boutures: Parle-moi du temps présent: Ce temps auquel tu t’accroches. Cet air du temps, qui donne à chaque mot sa réalité.

Dany Laferrière: Le temps présent est encore plus poignant que le passé. Il est là et on n’arrive pas à le tenir. On tient le passé. On en fait une petite musique: la nostalgie. On a l’oeil sur le futur. On y met nos espoirs, nos rêves fous avec tout de même cet air de ne pas trop y croire. Si on ne se moque pas du futur c’est simplement parce qu’on est superstitieux. Alors que le présent est là tout chaud. C’est le temps de ceux qui veulent regarder la vie.

Boutures: L’américanité: être écrivain américain pour toi, cela voudrait dire quoi?

Dany Laferrière: C’est habiter l’espace où je vis. C’est l’occuper émotionnellement et physiquement. Je suis un Américain, c’est-à-dire que je suis né dans le Nouveau Monde. Je connais mon territoire, comme l’animal sauvage connaît sa tanière. Je pratique un art de vivre direct, simple, franc. J’ai créé, un jour, un tollé en France quand j’ai osé dire que je préfère la vulgarité américaine à la sophistication européenne. On est toujours vulgaire par rapport aux autres, à leur mode de vie lié à leur culture et à leur environnement. L’Europe croit pouvoir décider de ce qui est beau. Une telle prétention me fait bondir dans l’arène. Affirmer cela c’est n’avoir aucune idée de ce qu’est la culture. Allez en Europe, vous verrez, les gens croient vraiment qu’on peut mettre la culture dans une boîte de conserve et l’envoyer aux pauvres américains. C’est pour cela qu’ils sont si fâchés de voir le succès chez eux, avec leurs jeunes, des produits américains. Il y a la culture européenne, mais on dit un produit américain. Comme si ce n’était pas toujours quelque part une affaire de gros sous et de gros bras. Pour l’Europe comme pour les États-Unis.

Un jour que je causais dans un café avec de jeunes étudiants français, j’ai compris combien les jeunes gens du pays de Voltaire étaient naïfs. Ils croient sincèrement que leur culture est la bonne et qu’il leur faut la partager avec les autres. La bonne nouvelle. Je leur ai fait comprendre que si on avait assez d’argent et de lecteurs, on se contenterait de lire nos écrivains. Ah bon, firent-ils, éberlués. Exactement comme vous faites. Vous ne traduisez massivement que les Anglais, les Américains, les Allemands, et maintenant les Japonais, en un mot ceux qui ont du pognon. Si l’art était si précieusement universel, les pays riches ne seraient pas forcément ceux qui exportent leur culture. Alors, je suis en Amérique. Et c’est l’Amérique qui m’a appris cette manière grossière de penser.

Boutures: La structure narrative: Tu aimes te référer à la peinture naïve haïtienne, à l’utilisation circulaire de l’espace. Tu as évoqué récemment le mouvement et le rythme du rara. Comment les formes populaires haïtiennes ont-elles marqué ton récit?

Dany Laferrière: Ce n’est pas folklorique dans mon cas. Ce sont des trucs (le rara, la peinture naïve) que je trouve absolument intéressants, et en accord total avec ma sensibilité. Et dès qu’on trouve cet accord, on n’est plus un colonisé culturel. Il n’est pas obligatoire que cela vienne de ton pays. C’est tout simplement la rencontre explosive (genre coup de foudre) d’une forme avec une émotion.

Peut-être que cela remonte à l’enfance. C’est tout ce que je peux dire. Je ne veux surtout pas ouvrir le ventre de la poule aux oeufs d’or.

Boutures: Je vais citer un certain nombre de mots et je voudrais que tu trouves un sens à ces mots pris ou hasard…

Dany Laferrière: Les mots pris au vol. J’ai toujours dit que je préférais le mot à la phrase. La phrase c’est déjà bourgeois. Le mot a trouvé sa place. Et il ne peut bouger de là sous peine de provoquer un désordre.

Boutures: Amitié?

Dany Laferrière: L’un des axes fondamentaux de mes livres. L’amitié entre Da, la grand-mère et Vieux Os. Pour comprendre cette relation, il faut la voir sous le signe de l’amitié. Deux vieux amis assis sur une galerie dans une petite ville de province. L’amitié entre Bouba et Vieux. Le Cri des oiseaux fous est un livre axé sur l’amitié. J’ai chanté aussi l’amitié dans Pays sans chapeau. L’amitié pour moi n’est pas un prétexte pour boire ou fêter, c’est surtout faire confiance à l’autre.

Boutures: Amour?

Dany Laferrière: C’est totalement différent de l’amitié. L’amitié est un refuge. L’amour est une chaudière d’huile bouillante. Le lieu de tous les risques. L’amitié est un abri.

Boutures: Dieu?

Dany Laferrière: Je préfère les dieux. Si l’un ne fait pas votre affaire, on fait appel à un autre. Faut pas mettre tous ses oeufs dans un seul panier.

Boutures: Haine?

Dany Laferrière: Sentiment très fort qui peut aider à créer. La jalousie: n’est-ce pas la haine de l’amour ou l’amour de la haine. Je me souviens d’un livre de Stefan Sweig: La confusion des sentiments.

Boutures: Éternité?

Dany Laferrière: je me souviens de Borges murmurant: «L’éternité me guette».

Boutures: Terre?

Dany Laferrière: Mot fasciste par excellence, genre «la terre, elle, ne ment pas». Rien de plus faux.

Boutures: Beauté?

Dany Laferrière: La beauté expose, la laideur protège.

Boutures: Exil?

Dany Laferrière: Je ne connais pas ce mot. Cela fait vingt-cinq ans cette année que je suis en voyage. Je suis un voyageur, pas un exilé. L’exilé regarde tout le temps derrière lui. J’ai entendu quelqu’un dire dernièrement que le véritable exil c’est d’être coincé chez soi. On t’interdit de quitter ton pays.

Boutures: Sexe?

Dany Laferrière: Le sexe seul ne m’a jamais intéressé. Il faut qu’il soit mélangé à autre chose. Sexe et politique. Sexe et race. C’est ma mine d’or.

Boutures: Enfer?

Dany Laferrière: La glace. Dès mon premier hiver, j’ai vu qu’on m’avait trompé, l’enfer n’est pas chaud, il est glacial. Comment peut-on vivre par de telles températures quand on vient du sud? Le sud, c’est la chaleur. Le nord, le froid. Les touristes vont dans le sud. Les exilés, dans le nord. Ceux du nord sont riches. Ceux du sud, pauvres.

Boutures: Guerre?

Dany Laferrière: Il se fait des guerres là où on n’a pas idée.

Boutures: Argent?

Dany Laferrière: Les Japonais l’appellent «honorable argent».

Boutures: Oiseau?

Dany Laferrière: C’est l’animal le plus intéressant. Il vole. Il franchit les frontières sans passeport. Il se nourrit de peu. Et il a si peu de cervelle. Une pure émotion.

Boutures: Nègre?

Dany Laferrière: Le mot le plus employé dans Comment faire l’amour avec un nègre... Je n’ai jamais compté le nombre de fois, mais je suis sûr qu’un étudiant le fera un jour.

Boutures: Blanc?

Dany Laferrière: Absence.

Boutures: Diable?

Dany Laferrière: Je cite encore Cocteau mai si intelligent. Il dit: «C’est le diable qui a fait connaître Dieu dans le grand public». C’est si juste. Le diable se trouve dans toutes les cultures populaires, dans la peur, dans le noir, dans les cauchemars des enfants, alors que Dieu est une obligation.

Boutures: Enfance?

Dany Laferrière: C’est un temps que je porte constamment en moi. Le pays de l’enfance.

Boutures: Tolérance?

Dany Laferrière: C’est le regard de celui qui pas impliqué.

Boutures: Chambre?

Dany Laferrière: Quand je suis arrivé à Montréal c’était la nouveauté. J’avais une chambre pour moi tout seul. Je pouvais lire, boire du vin ou inviter une fille à passer la soirée dans ma chambre. Je découvrait l’intimité. Une chose qui n’existe pas en Haïti, je dire dans mon quartier.

Boutures: Baise?

Dany Laferrière: Baise interraciale. Le mot fait plus bander que la chose.

Boutures: Francophonie?

Dany Laferrière: C’est le dernier truc inventé par la France pour qu’on ne l’oublie pas. C’est toujours signe qu’on l’a déjà oubliée. Pourquoi n’y a-t-il pas une américanophonie? Ben, les Américains n’en ont pas encore besoin. Le jour où l’on commencera à en parler aux États-Unis, ce sera la fin de la domination des États-Unis sur le monde. Un monde qui se rappelle à notre bon souvenir est un monde déjà mort. Comme une étoile, elle continue à briller, mais les astronomes sont pas dupes.

Boutures: Merci?

Dany Laferrière: Dans mon courrier, je dis souvent merci. C’est ma mère qui m’a appris à remercier pour le moindre service rendu.

Boutures: Merde?

Dany Laferrière: Je me suis toujours demandé en voyant tous ces gens au centre-ville de Port-au-Prince, sans une seule toilette publique aux alentours, où vont-ils chier? Il y a ce proverbe mexicain: «Si la merde était de l’or, les pauvres naîtraient sans cul».

Boutures: Politique?

Dany Laferrière: À mon avis, le mot le plus étrange de la langue française. Tous les Haïtiens semblent savoir ce que c’est. Moi, pas.

Boutures: Question d’ordre géopoétique: Port-au-Prince?

Dany Laferrière L’adolescence. Des filles terribles. Plus tard, le journalisme. La peur. La séduction. Le théâtre. L’odeur de l’a gazoline, le jour. Et celle du llang-llang (dans certains quartiers), la nuit.

Boutures: Petit-Goâve?

Dany Laferrière: L’enfance. Le café: pendant longtemps uniquement son odeur, le goût est venu plus tard. L’amour rouge fou. Vava. La bicyclette. La liberté. Personne n’est encore mort dans ma famille. Ah les étoiles dans le ciel, tant d’étoiles. Et Da qui me sourit.

Boutures: Paris?

Dany Laferrière : La guerre. Cela change, mais si lentement.

Boutures: Miami?

Dany Laferrière: La famille immédiate. Ma femme, mes filles. Et aussi l’arbre dans l’encadrement de ma fenêtre qui m’a aidé a écrire huit livres en huit ans.

Boutures: Rome?

Dany Laferrière: La plus belle ville que j’aie vue. Les collines. Les jeunes romaines si vivantes, presque complices, pas du tout snob. Je me souviens d’une nuit passée à Rome avec le poète Anthony Phelps. On a marché longtemps avant de s’arrêter pour manger une pizza dont la pâte était très mince. Les yeux vifs et légèrement moqueurs de Phelps dans la nuit romaine.

Boutures: Afrique?

Dany Laferrière: Je ne connais rien de l’Afrique. J’y vais cette année. Je ne me fais aucune idée. C’est la meilleure façon de voyager. Gide a été impressionné par l’odeur des hommes du Tchad. Je ne sais pas ce qui m’impressionnera, ni si je serai impressionné. Je ne voyage pas pour être impressionné. En Haïti, l’Afrique est une invention des indigénistes. Un phantasme pur.

(Propos recueillis par Rodney Saint-Éloi)

bout

  • Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer. 1985
  • Éroshima. 1987
  • L’Odeur du café. 1991
  • Le Goût des jeunes filles. 1992
  • Cette Grenade dans la main du jeune nègre est-elle une arme ou un fruit? 1993
  • Chronique de la dérive douce. 1994
  • Le Charme des après-midi sans fin. 1998
  • Pays sans chapeau. 1999
  • Le Cri des oiseaux fous. 2000
  • La Chair du maître. 2000
  • J’écris comme je vis. 2001

Dany Laferrière est né à Port-au Prince, Haïti, le 13 avril 1953. Son enfance se déroule à Petit-Goâve avec sa grand’mère Da. Journaliste au Petit Samedi Soir, il quitte Haïti pour Montréal, Canada, en 1976, à la suite de l’assassinat de son ami Gasner Raymond.

Les ouvrages de Dany Laferrière ont été tous publiés, à Montréal, principalement chez Lanctôt Editeur. Certains de ses titres sont repris chez le Serpent à Plumes, Paris. L’oeuvre de Laferrière est traduite en plusieurs langues: anglais, espagnol, italien… Son dernier récit Je sais fatigué sera bientôt publié à Port-au-Prince aux Editions Mémoire.

bout

Le texte ci-dessus, « Dany Laferrière: de la Francophonie et autres considérations… », a paru pour la première fois dans la Tribune Juive, volume 16 numéro 5 (août 1999), pp. 8-16.  Il est republié sur Île en îleavec la permission de Ghila Sroka et de la Tribune Juive, magazine interculturel (Montréal).

Par la suite, il est remanié et publié sous le titre, « Le cri des oiseaux fous » dans Conversations avec Dany Laferrière. Interviews de Ghila Sroka. Montréal: La Parole Métèque, 2010, pages 107-123.

© 1999 Ghila Sroka et la Tribune Juive;   © 2000 Île en île

bout

Retour:

Boutures logo

flèche gauche flèche droite

/dany-laferriere-chronique-de-la-retraite-douce/

mis en ligne : 2 octobre 2002 ; mis à jour : 17 octobre 2020