Dany Laferrière, Chronique de la dérive douce (entrevue)

ENTREVUE AVEC DANY LAFERRIÈRE

par Ghila SROKA

interview réalisée en août 1994

Ghila Sroka: Tu as dédié ce livre, Chronique de la dérive douce, à Jacques Lanctôt, ton éditeur, ainsi qu’à David Homel, ton traducteur. Pourquoi?
Dany Laferrière: Tu connais ma grande estime, mon respect profond pour les juifs, que je tiens de Borges qui a appelé ce peuple le peuple du Livre. Je crois beaucoup dans le Livre et celui-ci en est un né du Livre, né de l’éditeur Jacques Lanctôt, né de mes traducteurs. C’est l’écrivain total qui parle, celui qui est producteur de souvenirs, celui qui a eu la chance de pouvoir écrire et qui le dit, même si je parle très peu de livres cette fois-ci, ce qui est assez nouveau. Et tout cela a été écrit parce que l’éditeur a fait confiance à l’auteur, parce que le traducteur lui a permis d’avoir une voix internationale. C’est pourquoi j’ai associé ces trois individus, l’auteur, l’éditeur et le traducteur, à ce livre qui n’est ni un roman, ni un récit, ni un journal, mais bien un livre.
C’est un livre qui contient 365 proses et qui relate les impressions de ta première année au Québec, en 1976. Est-ce que tu avais écrit une prose chaque jour, cette année-là, ou as-tu tout rédigé récemment?
Je n’ai pas eu besoin de sortir des notes d’un tiroir pour revivre au jour le jour les moments, les émotions de l’année 1976. Je ne prends pas de notes, je ne tiens pas de journal parce que je crois que c’est justement le meilleur moyen pour oublier les sensations, les émotions. Je vis ma vie, je ne vis pas l’expérience.
Où en es-tu aujourd’hui, par rapport au narrateur de Chronique de la dérive douce?
Ce livre aurait pu être mon premier livre, car j’y parle de ma naissance comme écrivain et d’une aventure exceptionnelle qui m’est arrivée en 1976: quitter mon pays. Le narrateur dans ce livre ne sait pas plus qu’un jeune homme de 23 ans. Il apprend les choses. J’ai été obligé de le contenir, car je suis maintenant un homme de 41 ans. J’ai été obligé de le restreindre un peu, de mesurer son ignorance ou son savoir, de ne pas aller trop loin et de conserver les émotions dans leur état premier, par exemple cette petite distance légèrement ironique que peut avoir un jeune homme de 23 ans, qui cache généralement une passion bouleversante, une sensibilité à fleur de peau.
Est-ce que tu es retourné sur les lieux de tes premiers pas à Montréal?

Je n’ai jamais vraiment quitté ces lieux, en particulier la rue Saint-Denis, mais aussi la rue Masson, le parc Lafontaine, le carré Saint-Louis…Et tes lieux de travail?

Non, je ne suis pas retourné dans ces endroits terribles, horribles. Un jour, je regardais les nouvelles à la télé et j’ai entendu qu’une de ces usines avait brûlé. Il s’agissait d’un incendie criminel et je suis persuadé que c’est un des employés qui a jugé bon de mettre le feu à cette horreur. Je me souviens que j’étais tout seul à la maison et que j’ai applaudi.

J’aimerais savoir ce qu’il est advenu de Dany Laferrière entre 1976 et 1994. Tu es maintenant un auteur célèbre…

J’ai sûrement changé tout en restant le même, sinon je n’aurais pas pu reconstruire cette émotion de 1976; je me serais trouvé faux et les autres aussi. Les gens qui ont lu ce livre me disent qu’ils ont l’impression d’être en 1976 et de suivre un jeune homme de 23 ans dans ses pérégrinations.

Donc, le livre sonne vrai. On peut l’aimer ou pas, mais il sonne vrai. Je n’aurais pas pu l’écrire si j’avais totalement changé par rapport à ce jeune homme plein d’espérance, qui fait semblant d’être ironique, mais qui au fond est perdu. Je suis toujours aussi perdu parce que j’ai toujours autant l’impression que ma vie se bâtit sans moi, que les choses qui m’arrivent aiment arriver et vont continuer à arriver à d’autres quand je ne serai plus là. J’ai toujours cette impression qu’il y a un moment dans la vie de chaque individu où il ne sait rien. Est-ce que je savais que j’allais quitter Haïti en 1976? Non. Est-ce que je savais que j’allais atterrir à Montréal? Non. Est-ce que je savais que j’aurais des enfants d’une femme rencontrée en Haïti, mais qui vivait à New York, alors que moi je vivais à Montréal? Non. Il y a une telle accumulation d’ignorance chez moi à propos de ma vie qu’il me faudra bien accepter d’attendre la fin avant d’en savoir un peu plus long.

Tu veux dire que ce n’est pas toi qui mènes ta vie, mais plutôt elle qui te conduit?

Totalement. Je la laisse faire d’ailleurs, je la suis. Beaucoup de gens cherchent à contrer leur vie, à en faire eux-mêmes quelque chose, à la planifier; moi, je la laisse faire. Quand je vois qu’elle m’entraîne dans une direction que je n’aime pas trop, j’essaie de me réveiller, mais je la laisse faire, je lui fais confiance même dans le malheur. Je crois par exemple que cette entrevue que nous sommes en train de faire, quelqu’un pourra la lire quelque part aux États-Unis, à Berlin, en Israël, à Rome, et avoir une conversation intime dans sa chambre avec moi, puisque la lecture, c’est avoir une conversation personnelle avec quelqu’un. Je n’en sais rien en ce moment, mais c’est possible. Donc, comment pourrais-je seulement imaginer contrôler ma vie?

Dans ce nouveau livre, tu poses sur le Québec le regard naïf de l’immigrant. Avec le recul, crois-tu que beaucoup de choses aient changé par rapport à 1976?

Je ne pense pas que beaucoup de choses aient changé en ce qui concerne les immigrants qui arrivent. Un pays ne change que peu en 20 ans. Le Québec a toujours selon moi les mêmes défauts et qualités, c’est-à-dire qu’il montre à la fois une grande fraîcheur, une sorte de bonhomie paysanne et par ailleurs ce côté un peu obtus de la société paysanne, une sorte de méfiance face à l’autre suscitée par l’idée qu’on est envahi, qu’on risque de perdre sa culture. C’est d’ailleurs là la différence fondamentale entre Toronto et Montréal. Toronto, rapidement, a misé sur ses immigrants, a choisi de les aider par une politique tout à fait réaliste, presque cynique, ce qui lui a permis de dépasser Montréal au fil des ans. C’est devenu une ville dynamique, qui contrôle un peu mieux ses différentes communautés et les intègre. Au Québec, bientôt, il ne s’agira plus de savoir si les Québécois miseront sur l’immigration; il faudra savoir si les immigrants eux-mêmes pourront «s’inventer» dans cette nouvelle ville. Par bonheur, leur nombre de plus en plus élevé va sûrement faciliter les choses, ainsi que le fait que les enfants de la troisième génération vont faire des études, vont s’implanter dans le grand Montréal et non dans les différents ghettos.

Justement, à page 135, on peut lire: «T’es arrivé en retard, Vieux, me dit l’Africain. Parce que, je te le dis une dernière fois, tout est fini ici. Je m’en vais». Ne viens-tu pas d’admettre, au contraire, que tout est à commencer ici, que le pays reste à bâtir?

Oui, tout à fait. Il faut comprendre que le narrateur du livre vient d’arriver. Il rencontre cet Africain qui, lui, peut-être parce que Montréal était moins cosmopolite à l’époque, n’y avait pas trouvé sa place. Il était épuisé, il ne voulait plus se battre, il trouvait que cette société était fermée et voulait partir. Il est parti, alors que j’arrivais de mon côté avec une nouvelle énergie. Il faut toujours qu’un monde finisse pour que l’autre commence.

Comment t’inscris-tu dans le Québec d’aujourd’hui à la veille du référendum?

Moi, je regarde les situations selon l’échelle Malraux. Les histoires éphémères d’élections ne m’intéressent pas. J’essaie plutôt de regarder comment la société bouge en profondeur. Mon devoir en tant qu’observateur de la vie quotidienne, en tant qu’écrivain, est de voir vers quoi se dirige le grand mouvement d’ensemble, quel est le vrai changement. Le vrai changement, ce n’est pas seulement, ni pour le Québec ni pour Haïti, ce qui se passe dans les zones de pouvoir, c’est surtout ce qui se passe dans les grands mouvements de société et surtout dans la vie réelle. Nous sommes toujours aux aguets pour savoir ce que diront les ministres. Moi, ce qui m’intéresse, c’est le pourquoi, c’est la vie quotidienne des gens et comment ils vivent. Dans ce livre, on ne trouve qu’un petit passage concernant René Lévesque alors qu’on est en 76, l’année de l’arrivée au pouvoir du Parti Québécois, on ne trouve qu’une ligne sur les jeux Olympiques…

Bien sûr, il y a ce débat en surimpression à savoir si nous serons indépendants ou pas. Mais le Québec profond est comme un individu, il ne sait pas sur quels rails lancer sa destinée. Il nous donne l’impression qu’il sait ce qu’il fait, alors qu’au fond il ne sait pas ce qui va lui arriver. Il s’en va à l’aveuglette comme nous. Le Parti Québécois nous dit: «Fermez-vous les yeux, je vous ferai un avenir radieux». Moi, je marche seul, malgré qu’il y ait comme une fraternité entre le Parti Québécois et moi, à cause justement de cette décisive année 76. Nous avons fait du chemin tous les deux, nous avons gagné et perdu, nous avons cru à des choses, nous avons été désillusionnés, nous avons mis nos œufs dans certains paniers et les œufs se sont cassés. Nous avons gagné sur certains points et, tous les deux, nous sommes revenus de manière obsessive sur la même chanson. Ce qui est évident pour moi, cependant, nonobstant la question de la souveraineté, c’est que l’État a le devoir d’au moins essayer de contrôler le mieux possible ses destinées pour pouvoir nourrir ses habitants, pour donner du travail et de l’espoir, pour fournir des loisirs.

Aujourd’hui, tu es une célébrité. Quand on parle de Dany Laferrière, ce n’est plus seulement de l’auteur de Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer qu’on parle, c’est aussi de celui qui a fait la météo à la télévision, qui a élaboré de magnifiques chroniques pour l’émission de radio L’Échappée belle, et j’en passe. Ta vie n’est plus celle du narrateur de Chronique de la dérive douce. Dis-moi, est-ce que tu vis plus heureux aujourd’hui?

Je ne sais pas. Je suis resté un homme farouche, nostalgique par rapport à cet inconnu arrivé à Montréal dans la misère, à ce jeune homme sans voix. Il y a toujours en moi une insatisfaction totale face à la vie à cause de l’injustice. Même si je dis le contraire, même si je joue parfois les désinvoltes, je suis fondamentalement contre l’injustice, je n’ai jamais fait aucune concession à ce sujet. Je combats pied à pied le racisme; la famine reste pour moi une chose révoltante. Dans ce livre, je dis que «cette jeune fille qui a éteint sa cigarette dans sa salade niçoise devrait être condamnée pour crime contre l’humanité». Ce n’est pas une façon de parler, je suis toujours aussi révolté même si, en ce qui me concerne, quand je n’ai pas d’argent et que je n’arrive pas à bien manger, je me dis «chic, me voilà en situation d’urgence». Je veux que tout le monde mange mais, pour ce qui est de moi, j’aime l’urgence que la faim suscite, j’aime ce regard noir qu’on jette alors sur la société.

Fondamentalement, je suis revenu dans ce livre sur l’époque de mes débuts ici pour permettre à de jeunes immigrants, à de jeunes Haïtiens de saisir le parcours, de voir d’où on peut venir et où on peut se rendre, d’où leurs pères sont venus. Si vous êtes aujourd’hui à McGill, si vous faites votre médecine, n’oubliez pas qu’eux sont venus les pieds presque liés, qu’ils ont été pauvres, qu’ils ont connu la faim, la solitude surtout, qu’ils ont connu le froid pour qu’aujourd’hui, ça marche pour vous. Quant aux femmes, leur sort était encore pire que celui des hommes; les immigrantes n’avaient même pas cette liberté de circuler que j’ai eue. Il ne faut pas oublier tout cela.

À la page 40, tu dis: «Les gens ne semblent pas se rendre compte qu’il y a un nouveau prince dans cette ville, même si je ne suis qu’un clochard pour l’instant». J’ai trouvé cela très beau, parce que finalement tu es un prince aujourd’hui.

Oui, je l’ai toujours été. En Haïti, déjà, j’étais quelqu’un, j’étais journaliste. Mon père, un homme exceptionnellement brillant et courageux, a été maire de Port-au-Prince, puis ministre du Travail, puis ambassadeur en Italie et en Argentine, tout cela avant 26 ans. Si nous avons eu faim, c’est parce que nous étions honnêtes. Ma famille a mené plusieurs batailles aux niveaux culturel et politique.

J’ai toujours senti que j’étais un prince et c’est pourquoi, d’ailleurs, je m’en suis sorti, sinon je serais devenu un bureaucrate. J’ai tenu bon afin de réaliser cette idée que j’avais de moi-même, c’est-à-dire être un écrivain, quelqu’un de libre qui marche, seul, dans la bonne direction. Je me souviens, j’étais dans ma chambre en train de regarder la télévision. Je voyais les émissions, je les trouvais mauvaises et je me disais: «Dany – je n’avais même pas de travail à cette époque – il faudra que tu te réveilles et que tu ailles faire quelque chose pour ces gens-là. Ils ne peuvent pas vivre dans cette médiocrité culturelle». Donc quand vous regardez un immigrant dans la rue, un Nègre, un pauvre hère qui attend l’autobus dans le froid, n’oubliez pas qu’il pense peut-être dans sa tête à des plans pour vous sauver. Ne le regardez pas avec pitié, parce que vous vous trompez grandement.

Est-ce que ton père est toujours vivant?

Non, il est mort voilà une dizaine d’années.

Sur la couverture de ton livre, on sent le bonheur dans le regard de Dany Laferrière, une espèce de satisfaction. Alors dis-moi, le bonheur, c’est quoi au juste?

Le bonheur, je ne sais pas. Oui, je sais un peu. Mais sur la couverture, moi, je vois plutôt un homme qui essaie de regarder les choses beaucoup plus sereinement qu’un jeune homme affamé, qui essaie de poser un regard assez lucide sur les choses.

Le bonheur pour moi, c’est tout, c’est-à-dire tout le spectre de la vie. C’est pour cela que je n’aime pas la passion amoureuse, le militantisme politique et toutes ces obsessions qui m’emmerdent. Je ne pourrais pas faire de la télé tout le temps, je ne pourrais pas écrire tout le temps, c’est pour cela que j’écris mes livres très vite. La vie, c’est tout le spectre, c’est la gastronomie, c’est la lutte pour le changement, c’est la futilité des odeurs, des couleurs, c’est les livres, c’est marcher, c’est les arbres. Le bonheur pour moi, c’est avoir conscience de tout cela, pouvoir être triste parce qu’il se passe quelque chose de fondamentalement malheureux mais, la seconde suivante, pouvoir être joyeux parce qu’il se passe aussi quelque chose de fondamentalement heureux.

Les thèmes des 365 proses de Chronique de la dérive douce sont la solitude, l’argent, les voyages, les femmes, la famine… Est-ce que tes rapports avec l’argent sont faciles?

Ils sont assez simples. Je ne suis vraiment pas obsédé par l’argent. Je n’aime pas en manquer, mais je me réjouis quand j’en manque. C’est un rapport assez bizarre.

À la page 84, tu écris: «Julie, c’est pour le coeur. Nathalie, pour le sexe. Il me faut vite quelqu’un pour l’argent». Est-ce que tu aimerais être entretenu?

Je ne pense pas que j’accepterais si quelqu’un me l’offrait. Je suis trop farouchement amoureux de la liberté pour être entretenu. Il faudrait que cela vienne de moi, que je décide par moi-même de jouer cette carte, et non que je pense qu’on veut me subventionner pour me permettre d’écrire des choses importantes.

Bien que tu publies toujours à Montréal, tu habites maintenant Miami. Comment se passe ta vie d’écrivain là-bas?

Je fais plus que publier à Montréal. Quand je viens, je fais de la télévision, des entrevues, je rencontre des amis. Ma vie publique se déroule à Montréal. À Miami, je m’occupe de ma femme et de mes trois filles. L’aînée est presque adolescente, elle a 14 ans, les autres ont neuf et quatre ans. Elles vivent des étapes complètement différentes, avec des sensibilités à l’avenant. Je fais la cuisine, j’amène les enfants à l’école, j’apprends un petit peu l’anglais en essayant de les aider dans leurs travaux scolaires – elles vont à l’école anglaise.

J’écris aussi. J’ai une chambre avec un grand lit pour cela, car je ne conçois pas l’écriture sans la sieste. Le soleil vient de derrière les arbres directement sur moi et, au loin, j’imagine la mer. Ce dernier livre, je l’ai écrit sur des fiches pour la première fois, inscrivant ce qui me passait par la tête à propos de l’année 76, les émotions ressenties. Après, j’ai placé toutes ces cartes par terre dans ma chambre et j’ai essayé de les classer, d’éliminer les redites pour ensuite combler les trous avec de nouvelles idées.

C’est par la suite que s’est enclenché le travail d’écriture. Ma conception de l’écriture est totalement différente de celle d’un Hamelin, par exemple – les écrivains ont tous leurs particularités, heureusement. Hamelin croit que l’écriture doit être très métaphorique, très esthétisante; moi, je crois au contraire qu’il ne faut pas qu’on voie le travail de l’écrivain.

Quelles ont été tes désillusions, Dany?

D’abord, j’ai appris par hasard que j’étais mortel. À 23 ans, on n’est pas mortel, on a la vie devant soi, on a toutes les idées. Et puis un jour, une vision métaphysique m’est venue; j’ai réfléchi à l’idée que je pourrais mourir et j’ai acquiescé. C’est fondamental dans la vie d’un individu de comprendre qu’il est mortel.

Borges, quand on lui demandait: «Mais qui êtes-vous?», répondait: «Mais je ne connais même pas la date de ma mort!»

Borges était bien optimiste. Il pensait que la mort est une question de statistiques et que lui ne mourrait pas puisqu’on n’a pas de preuves que tout le monde doit mourir. Moi, quand j’ai compté le nombre de jours qu’il nous restait à vivre, toi, Ghila, et moi, c’est-à-dire 10.000 jours à tout casser, dont 3.000 seulement ouvrables, j’ai été effaré. À ce moment-là, je me suis dit qu’il n’y avait rien à faire, certes, mais que j’allais au moins vivre ma vie comme je l’entendrais.

Tu relates dans ton livre les moments où tu as eu à affronter le racisme. Est-ce que cela a été un choc?

Oui, c’est toujours un choc parce que l’individu qui expérimente le racisme n’est jamais très au courant ni de sa couleur ni de sa race. Il est quelque part, lui-même. Et quand il fait face à un rejet motivé par le racisme, il est toujours étonné, secoué, parce que ce qui est dur dans ce type de refus, c’est qu’il n’y a pas de possibilité de discussion avec la personne. C’est quelque chose de déraisonnable; on n’a aucune chance. Et quand la personne jouit d’un certain pouvoir, quand c’est une bonne partie de la société qui agit comme cela, on se sent sans voix, sans force, on se dit qu’on va retourner chez soi. Le problème, c’est que si on s’était senti bien dans notre pays d’origine, on serait resté, on ne serait pas là. Donc, c’est comme si, en arrivant ici, on avait brûlé le navire qui donnait la possibilité de s’en retourner et qu’on faisait face maintenant à une situation terrible et nouvelle.

Ce qui est intéressant, je crois, dans ce livre, et qui n’est pas de moi, mais de quelqu’un qui aide beaucoup de jeunes immigrants, c’est que je dis: «Bon. Le navire qui m’aurait permis de retourner chez moi et que je viens de brûler, la nouvelle horreur à laquelle je fais face maintenant, tout cela fait partie de ma vie. Je dois ouvrir les yeux et admettre qu’il n’y a pas de paradis sur terre et qu’il faut désormais faire face». Ce n’est pas négatif, c’est une des grandes aventures de la vie. Il y a des gens qui vivent à Outremont, qui sont riches, blancs, catholiques, et qui payeraient pour être noirs, pour sentir que l’angoisse de la vie ne leur échappe plus. Un jour, j’ai demandé à un homme de mon âge s’il avait déjà connu la faim. Il m’a dit que non avec une telle tristesse dans les yeux que j’aurais voulu partager avec lui ne serait-ce qu’un jour de l’année 76. Très peu de gens ont la possibilité, en cette fin de XXe siècle, de vivre dans un autre pays totalement, sans filet, dans un état d’infériorité, de vivre une des grandes aventures de notre époque, d’y faire face et de se sentir extraordinaire. Si j’avais été blanc, riche, j’aurais eu à me créer des difficultés – la drogue, le vol à l’étalage, toutes sortes de petits larcins – pour essayer de mettre un peu de piquant dans ma vie. Nous, si nous volons, c’est pour nous nourrir. C’est pour toutes ces raisons que j’ai évité les jérémiades dans mon livre, pour garder une distance.

Justement, tu dis à la page 91: «Ce n’est que vers la fin d’octobre que j’ai appris cette vieille règle: ne jamais se plaindre du racisme si tu ne veux pas être perçu comme un inférieur».

Tout à fait, c’est le piège du racisme, du sexisme. Moi, je dis aux femmes: «Fermez vos gueules, ne parlez pas de sexisme, les hommes n’attendent que cela. Dès que vous dites que vous avez été humiliée, ils sentent que vous êtes une inférieure».

Il ne faut pas se plaindre, il faut agir. Je ne dis pas qu’il ne faut pas dénoncer les abus; au contraire, les gens connus doivent dénoncer le racisme, le sexisme, afin que cela serve à d’autres. Mais dans la vie privée, se plaindre n’est pas la bonne méthode.

À la page 44, tu écris: «J’épingle cette note sur le mur jaune, à côté du miroir: Je veux tout: les livres, le vin, les femmes, la musique, et tout de suite». Peux-tu commenter?

L’Amérique m’avait fait certaines promesses, j’ai exigé que la dette soit respectée, et tout de suite. C’est la moindre des choses. Je ne crois pas à cette histoire de première génération d’immigrants qui doit souffrir pour permettre à la deuxième et à la troisième génération… Je ne crois pas que je doive souffrir pour que mes enfants aient une vie meilleure. Ça ne m’intéresse pas.

J’aimerais discuter de ton rapport au féminisme. À la page 47, je lis: «J’ai rencontré le féminisme sur la rue Saint-Denis vers cinq heures de l’après-midi. Il avait pris l’apparence de cette toute jeune fille au visage lisse et doux, qui m’expliquait calmement qu’elle ne se rasera jamais les jambes pour plaire à un homme».
Et, à la page 92: «J’ai essayé d’arranger quelque chose entre ma voisine et l’Indien. Elle m’a fait comprendre gentiment que les hommes ne l’intéressent pas». C’est une drôle d’image des femmes que tu projettes!

Écoute, ce livre est honnête parce que, précisément, j’aurais pu parler des femmes d’une autre manière, mais que je ne l’ai pas fait. J’ai décrit la sensibilité fanfaronne d’un jeune homme de 23 ans qui croit que les femmes sont comme de la nourriture et qu’il faut les consommer, ce qui dénote tout de même une certaine santé. Je préfère un homme qui dit: «Moi, j’ai envie des femmes, j’ai envie de les prendre, de leur faire l’amour» à quelqu’un d’hypocrite, qui tire les ficelles.

Quant à la vision du féminisme de ce jeune homme, elle était aussi liée à son ignorance, à la naïveté de quelqu’un qui vient d’arriver à Montréal en provenance d’une société plutôt dure pour les femmes. D’ailleurs, le féminisme, en 1976, c’était encore une affaire de jeunes bourgeoises qui affirmaient que Platon était sexiste. Pour elles, ne pas se raser les jambes pour un homme, c’était cela être féministe. Elles étaient loin des situations où la vie et la mort sont liées, loin des problèmes des femmes battues ou exploitées, que ce soit en Haïti ou chez elles. Le féminisme à cette époque, c’était l’affaire d’une certaine classe sociale qui tenait le haut du pavé dans les médias, en littérature, partout.

Les femmes occupent une place capitale dans tous tes livres…

Une place capitale et dans mes livres et dans ma vie!

À chacun de tes lancements, je vois autour de toi une cour de petites jeunes filles de 20 ans toutes béates d’admiration. Tu fais rêver les femmes parce que, finalement, tu parles d’abord et avant tout d’une chose: le sexe.

Je parle de tendresse aussi. C’est dans Le Goût des jeunes filles que, pour la première fois, on a donné la parole à des femmes d’une classe sociale défavorisée – c’étaient des jeunes filles qui habitaient dans la maison en face de chez moi – presque des prostituées. Ce n’est pas moi qui ai parlé en leur nom; elles se sont exprimées librement tout au long du livre, ont dit leur misère, leur bonheur, leur façon de voir la vie. J’ai voulu leur redonner leur dignité humaine, montrer aussi ce que la dictature avait fait de la femme haïtienne. C’est un des rares livres haïtiens à avoir douze femmes comme personnages principaux.

Dans ce livre, Chronique de la dérive douce , il y a bien sûr ce désir, ce chant très simple dédié à la sexualité qui me rapprocherait d’Henry Miller. Mais le narrateur regarde toutes les femmes, qu’elles soient vieilles ou jeunes, grosses ou minces, de la même façon, c’est-à-dire sans mépris. Il est en fait tout le contraire d’un macho. Très peu d’hommes écrivains, ici, ont chanté les différents types de femmes sans préjugés.

Vois-tu, il y a des hommes qui veulent gagner de l’argent, acheter des voitures, qui veulent du pouvoir, être chef de gouvernement. Grand bien leur fasse. Moi, depuis que je suis tout petit, je ne pense qu’aux femmes, elles sont tout ce qui m’intéresse. Je sais que je cours le risque d’être mal interprété, d’être pris pour un macho parce que je ne fais pas dans la sentimentalité dégoulinante. Mais je préfère, somme toute, être sincère, car je sais qu’elles vont comprendre…

Aux pages 132 et 133, il est question de déplacements: «Si j’étais resté à Port-au-Prince, je n’aurais connu autre chose que ma famille, mes amis, les filles de mon quartier et, peut-être, la prison». Puis: «Quitter son pays pour aller vivre dans un autre pays dans cette condition d’infériorité, c’est-à-dire sans filet et sans pouvoir retourner au pays natal, me paraît la dernière grande aventure humaine».

C’est une chose tout à fait extraordinaire que le déplacement. Ce fut la grande chance de l’humanité, qu’elle a d’ailleurs ratée à cause de la victoire des sédentaires sur les nomades. On dit qu’Attila, arrivant tout près de Rome, refusa d’y pénétrer parce qu’il croyait qu’il s’agissait d’un immense cimetière. Il ne comprenait pas qu’on puisse construire des maisons si solidement établies, qu’on puisse vouloir s’arrêter.

Moi, j’ai été obligé de bouger, de quitter mon pays pour des raisons très concrètes, des raisons de vie ou de mort. Mais j’ai toujours senti, au plus noir de mon désespoir, que c’était là une des grandes chances de ma vie. Quitter son pays est un événement fondamental, la meilleure école qui soit. Vivre dans une autre pays, dans une autre langue, avec une autre vision, dans d’autres odeurs, ne pas pouvoir parler au quart de mot, au quart de sourire, au quart de clin d’œil comme je le fais dans mon pays natal, me donne la possibilité de mieux m’exprimer, de ne plus être complice d’une classe sociale, de pouvoir me mettre à nu dans un magazine sans penser que j’offense ma famille, de faire ce que je veux.

Effectivement, tu as posé nu dans un magazine. Cela a été très mal vu dans la communauté haïtienne…

Je le sais très bien, mais j’en profite pour dire ici, encore une fois, que je m’en fous complètement. Un rapport constitué à la fois de distance et de grande tendresse existe entre la communauté haïtienne et moi. Je rencontre souvent des femmes et des hommes âgés qui me disent: «Merci, si ce n’était pas de toi, on ne parlerait d’Haïti que comme un désastre». Je me fais également un devoir d’organiser quelque chose chaque année, de créer un événement qui stimule cette communauté pour qu’elle soit, elle aussi, présente dans le concert de ce qui se dit, de ce qui se fait à Montréal.

Mais, par ailleurs, j’entends rester libre de m’exprimer, de faire ce que je veux. Et c’est grâce à cette distance, à cette façon de provoquer mes compatriotes, que je veux les impressionner, les faire rêver. J’ai besoin de cette liberté parce que, fondamentalement, je ne suis ni haïtien, ni québécois, ni quelqu’un de Miami, ni même le mari de ma femme ou le père de mes enfants, ni même le fils de Marie, ma mère; je suis moi, cet individu qui est là, qui fait face à sa vie et qui fera face à sa mort seul.

La liberté est une valeur fondamentale pour tout individu civilisé. Comment la vis-tu à Miami et à Montréal, cette liberté?

Tout d’abord, je vais te contredire, car je ne crois pas que la liberté soit une valeur de la civilisation, c’est une valeur sauvage. Bien sûr, on peut, dans un espace démocratique, trouver des zones franches ou circuler librement. Mais le vrai individu libre, précisément, circule à l’encontre de tout. La liberté a son apport de souffrance, parce qu’on a quelquefois l’impression de n’être pas compris ou d’être compris pour de mauvaises raisons mais, à un moment donné, à force d’exercer cette liberté que l’on acquiert, justement, à force d’exercice, on finit par ne plus penser aux autres, par être libre.

Comment je vis cela? C’est un apprentissage. Je ne suis pas totalement libre et c’est ce qui fait que ma liberté est précieuse. J’aimerais être quelqu’un de libre, pouvoir dire des choses que je n’arrive pas à dire parce que je ne veux blesser personne, j’aimerais être en dehors de cette sensibilité-là, mais je sens aussi que ma liberté dépend d’elle et des autres. Je ne crois pas qu’être libre, c’est faire l’amour comme on boit un verre d’eau, marcher sur les sentiments des gens. Je crois qu’être libre, c’est être au courant de toutes les prisons possibles, de tous les barreaux qui enferment les gens. Etre au courant de tout cela, mais ne pas insulter les gens parce qu’ils sont emprisonnés; essayer de les comprendre, essayer de vivre dans cette société enfermée…

Beaucoup de gens ont des barreaux dans la tête…
Oui, beaucoup. Ce n’est pas leur faute. Et quand on a des barreaux dans la tête, on finit par chanter cette prison-là parce que, sinon, ce serait terrible de ne pas aimer sa propre vie. Personne n’aime détester sa vie. C’est pour cela qu’il ne faut pas les juger trop vite s’ils sont racistes, sexistes: cette fierté qu’ils ressentent à être ainsi, c’est un peu la dernière chose qui leur reste de leur dignité humaine, c’est pour ne pas se détester.

Le texte ci-dessus, « Dany Laferrière: Chronique de la dérive douce », est une interview inédite, publiée pour la première fois sur Île en île avec la permission de Ghila Sroka.
Par la suite, il est publié dans Conversations avec Dany Laferrière. Interviews de Ghila Sroka. Montréal: La Parole Métèque, 2010, pages 37-49.

© 2000 Ghila Sroka et la Tribune Juive; © 2000 Île en île


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mis en ligne : 2 novembre 2000 ; mis à jour : 21 octobre 2020