Daniel Vaxelaire, Les Mutins de la liberté


(extrait)

      Mais il y avait ce poids sur son estomac, cette odeur poussiéreuse de fond de bibliothèque. Il se revit jeune moine, encore riche d’illusions, feuilletant avec avidité toute la science du monde… […]

     Qu’est-ce que ça pouvait être ? Il ne voulait pas le savoir. Il tendit une main, pour se débarrasser de cette tentation. Ses doigts rencontrèrent une couverture de cuir et de carton, lisse et comme neuve. Une reliure banale comme il en avait tâté mille.

     Le temps heureux où il voulait apprendre…

     L’agacement au contact du piège faillit lui faire lancer l’ouvrage à travers l’entrepont. Mais on ne jette pas un livre. On le pose. La plus indigeste somme mérite au moins ce respect-là.

     Angelo se redressa. Ses reins lui firent mal. Il était resté trop longtemps sans bouger. Le livre était marron, avec un dos jauni par les années. L’or du titre s’en était terni. Qu’est-ce que c’était, au juste, que cette ânerie qu’Olivier avait apportée ? Le front plissé et la bouche amère, faussement indifférent, il ouvrit une page au hasard :

     « Le principe est le suivant : tout appartient à tous ; mais ce sont les officiers qui détiennent le pouvoir de distribution. Ainsi, non seulement la nourriture est commune, mais aussi les études, les honneurs et les divertissements, ce qui signifie aussi qu’il n’est pas possible de s’approprier quoi que ce soit. »

     C’eût été quelque roman pour jouvencelle que la magie des lignes imprimées eût quand même agi. Mais il y avait en plus le poids des pensées. Oubliant qu’un instant plus tôt il ne rêvait que d’anéantissement, Angelo rechercha fiévreusement le titre.

     La Città del Sole, de Tommaso Campanella. La Cité du Soleil !

     Angelo lut quelques feuillets en diagonale. Quel choc ! Au-delà de la convention d’un dialogue fabriqué, il avait l’impression de se lire lui-même.

     Sautant du hamac, il s’installa à la lumière d’un sabord et, oubliant l’inconfort, la faim et les heures, se plongea dans l’ouvrage.

     La Cité du Soleil était l’antithèse de n’importe quel royaume du siècle.

     C’était un petit univers à part, sis quelque part dans l’océan Indien. La ville était construite en sept cercles concentriques, portant le nom des sept planètes. Au centre, un temple circulaire abritait toute la sagesse et toute la science de la communauté. Celle-ci était dirigée par un chef suprême élu, nommé Soleil, ou le Métaphysicien, assisté de trois grands dignitaires nommés Pon, Sin et Mor, ce qui signifiait Puissance, Sagesse et Amour.

     On vivait en ce pays selon les principes de la plus stricte égalité et du partage total. L’unité se traduisait jusque dans un uniforme dont la couleur variait selon les fonctions occupées.

     La Cité du Soleil cultivait les vertus morales, l’unité entre ses citoyens, la connaissance des sciences. Quelques détails faisaient sourire aussi. Ainsi Mor était-il responsable, entre autres, de la perpétuation de la race et sélectionnait-il les beaux jeunes gens à apparier, afin qu’on eût des enfants intelligents et beaux. Les Solariens, écrivait l’auteur, ne comprenaient pas que les hommes ordinaires s’unissent n’importe comment, sans penser au fruit de leur accouplement.

     Carraccioli retrouvait, dans les principes de la Cité, ses propres critiques contre la société d’aujourd’hui, les abus des puissants.


Ce passage du roman Les Mutins de la Liberté de Daniel Vaxelaire a paru pour la première fois dans le roman publié aux éditions Lieu Commun (Paris, 1986). Le passage est cité de l’édition de poche (collection Libretto) des Éditions Phébus (Paris, 2001), pages 78-79. Il est reproduit avec la permission de l’auteur.

© 1986 / 2001 Daniel Vaxelaire ; © 2004 Daniel Vaxelaire et Île en île pour l’enregistrement audio (4:01 minutes)
Enregistré à Saint-Denis de l’île de la Réunion, le 5 mai 2004


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mis en ligne : 3 mai 2004 ; mis à jour : 27 décembre 2020