Daniel Boukman, 5 Questions pour Île en île


Poète et dramaturge, enseignant de langue et culture créoles, Daniel Boukman répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 21 minutes réalisé à Fort-de-France le 24 octobre 2011 par Thomas C. Spear.
Caméra : Janis Wilkins.

Notes de transcription (ci-dessous) : Anderson Dovilas.

Dossier présentant l’auteur sur Île en île : Daniel Boukman.

début – Mes influences
03:43 – Mon quartier
07:10 – Mon enfance
10:37 – Mon oeuvre
18:18 – L’insularité


Mes influences

Les textes et les auteurs qui m’ont marqué ? Autant que je m’en souvienne, il y a eu, bien entendu, une formation classique du latin et du grec, sans doute la mythologique grecque m’a beaucoup intéressé, quelque part par l’aspect merveilleux de ces histoires de dieux et de déesses. Sans doute, cela a allumé en moi une certaine sensibilité, un certain amour pour le merveilleux. Ensuite, bien sûr les classiques et pas tellement parce que, lorsque j’étais sur les bancs du Lycée Schoelcher – il faut dire les choses comme elles sont – , on s’était arrêté à Baudelaire. Ensuite, lorsque je suis parti étudier en France en 1954, c’est le théâtre : Le Cercle de craie caucasien de Bertolt Brecht et, plus tard, Les Nègres de Jean Genet, le grand choc qui a ouvert en moi le désir d’écrire des pièces de théâtre. Je n’ai pas, comme certains écrivains martiniquais, une grande culture livresque des auteurs qu’ils soient d’Amérique Latine, qu’ils soient de France ou d’ailleurs. En parlant d’Amérique Latine, oui, alors me remonte en souvenir Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain, par exemple. Et puis Gabriel García Márquez (Cent ans de solitude, L’amour au temps du choléra etChronique d’une mort annoncée).

Tout cela sans doute m’a apporté des éléments, mais pour parler franchement, je ne suis pas pétri de lectures romanesques françaises, américaines, latino-américaines, africaines. Après, il y a eu leCahier d’un retour au pays natal que j’ai lu sans trop bien comprendre, mais quelque chose a résonné en moi. Après, il y a eu Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs et surtout Les damnés de la terre, et en particulier les dernières pages d’un homme écrivant sur son lit de mort, cette espèce de chant final où il nous met en garde contre l’imitation servile de l’Europe, la soi-disant « modernité »… De Fanon, je me souviens de ses pages sur la culture nationale, sur les dérives des postindépendances. Mes influences littéraires remontent aussi à Rabelais et à son Gargantua et Pantagruel.

Mon quartier

En ce qui concerne le quartier, il y a le quartier de l’enfance, et le quartier de l’homme vieillard commencé que je suis. Le quartier d’enfance a totalement changé. C’était la Route des religieuses, un quartier de Fort-de-France où il y avait la nature, où il y avait une savane, où il y avait les arbres, où il y avait la rivière, il n’y avait pas cet envahissement du béton qui tue progressivement l’âme humaine. C’est l’enfance, et j’en garde des souvenirs fondamentaux, de toutes ces gambades dans la savane, les arbres, les oiseaux, les guêpes, des papillons, les araignées, et tout ça a disparu à cause des pesticides, disparu à cause du béton envahissant… Tout ça, c’était mon enfance, ma jeunesse.

Le quartier où je vis maintenant se trouve à Schoelcher, c’est un lieu dit Ravine Touza ; c’est à l’entrée du Campus universitaire, un HLM ; rien de spécial. Au rond-point à l’entrée du Campus, il y a une magnifique sculpture dédiée à Frantz Fanon. Cette sculpture, quand on la regarde, quand on l’analyse, il faut savoir qu’elle a été faite en référence aux années 1960, aux moments où il y avait les guerres de libération nationale. L’un des aspects de la pensée de Frantz Fanon, c’est la contreviolence révolutionnaire opposée à la violence coloniale. La sculpture est très claire à ce propros, et c’est l’un de nos grands sculpteurs qui l’a faite, René Corail. C’est un objet artistique qui, selon moi, fait partie du patrimoine martiniquais. Cet endroit est à l’entrée du Campus où défilent matin et après-midi beaucoup d’étudiants. Ce qui me frappe en cette jeunesse – avec ses comportements, ses savoirs, ses analyses et espérances diverses que je déplore un peu, c’est son côté un peu absent de la réalité concrète de ce pays. On a l’impression qu’ils s’évadent. Peut-être ont-ils raison quand on naît aux portes de l’enfer ; il vaut mieux s’évader parfois même quand l’enfer est à la porte du paradis ; c’est un peu à la martiniquaise la définition que j’en ai. Ces jeunes me semblent partir dans une fuite, dans un divertissement permanent (je ne dis pas tous, mais beaucoup d’entre eux). Rien d’autre à dire sur ce quartier ; j’habite un HLM, pas à la manière des HLM monstrueux qui ressemblent à des cages à lapins, non, c’est un petit HLM. L’ambiance y est bonne et les voisins se respectent réciproquement. Somme toute, je suis content d’être là, parce que j’ai un balcon et du balcon, je vois la mer.

Mon enfance

Je suis né le 15 avril 1936, cela fait donc 76 années [lors de l’entretien en octobre 2011, NDLR]. Quand je remonte ce long temps vers ma petite enfance, que dire ? Je perds mon père quand j’avais cinq ans, et je suis persuadé que cette mort d’un père à l’âge de cinq ans a dû marquer ma vie dans ce que j’ai écrit. Dans mes premières pièces de théâtre que j’ai écrites en français, la mort était toujours représentée de façons diverses : la mort occidentale, la mort idéologique, l’oppression, etc. Dans les dernières pièces, j’ai évacué cette présence de la mort. Je pense que d’avoir perdu son père à cinq ans, ça laisse des traces. D’ailleurs, je me souviens que lorsque j’étais un gamin je riais aux éclats. Depuis cette mort, je ne sais plus comment rire. On me reproche de ne pas savoir comment rire – je souris ou je ricane – peut-être est-ce le traumatisme d’une mort, la mort d’un père.

J’ai vécu dans une famille assez spéciale, où le potomitan, le pilier était la grand-mère, ma grand-mère maternelle. On l’appelait « maman doudou ». Il y avait autour d’elle ma mère et les sœurs de ma mère, deux femmes qui avaient fait des mariages de bonne consistance sociale, alors que ma mère n’en avait pas fait, la pauvre. Peut-être que c’est le seul roman que j’écrirai, en hommage à cette femme qui était ma mère. Ma grand-mère faisait la part entre ses deux filles « bourgeoises » et ma mère qui ne l’était pas du tout et qui avait perdu son époux très tôt. Je me souviens que dans cette famille, on ne parlait pas le créole, ou plutôt ma grand-mère parlait avec les deux autres filles bourgeoises en français et volontiers parlait en créole avec ma mère (pas systématiquement, mais c’est le souvenir que j’en garde). Si bien que la langue créole, j’ai eu tendance à la refouler, parce que pour moi – ou pour le petit imbécile que j’étais – la langue créole était la misère et la langue française représentait l’opulence. Mais tout ce que j’avais emmagasiné en créole comme sons et comme images est remonté plus tard, quand j’avais 25 ans ; c’est alors que j’ai découvert cette langue qui est pour moi trésor extraordinaire.

C’était malgré tout une enfance heureuse ; je suis allé au lycée, j’ai fait normalement mes études, j’avais des voisins avec lesquels nous allions à la chasse, à la pèche aux crabes, aux écrevisses, la nature, les oiseaux… Tout ça a participé à sculpter la personne que je suis.

Mon œuvre

J’ai écrit plus qu’une quinzaine pièces de théâtre (en français et en créole) et presque une dizaine de poèmes en créole. Depuis quelque temps, j’ai une tendance à n’écrire qu’en créole. Pour moi, le théâtre a une fonction sociale. Il faut faire la lecture impitoyable de la société dans laquelle on se trouve et au-delà, du monde qui nous entoure. C’est un théâtre, je n’aime pas dire « engagé » – car tout théâtre est engagé, même celui qui ne veut pas s’engager alors qu’il devrait s’engager –, mais c’est un théâtre militant, avec l’intention fondamentale de faire aussi de l’art, de l’esthétique. Ce n’est pas un tract, mais c’est un fond social, un fond culturel, un fond historique, mais habillé de façon esthétique. Le théâtre, ce n’est pas de la propagande politique.

J’ai écrit de nombreuses pièces, dont une en particulier qui m’est très chère, Orphée nègre parce que j’ai osé (j’avais 25 ans) faire la critique de la négritude et d’Aimé Césaire sans le nommer. Dans Orphée Nègre, j’ai souligné les limites de la négritude. D’ailleurs, c’est le mythe d’Orphée que j’ai transformé. Mon Orphée est assassiné non pas par les Bacchantes, comme dans la légende grecque. Orphée est assassiné par les travailleurs qui lui reprochent d’avoir trop chanté en direction des étoiles et d’avoir oublié les problèmes concrets de la terre, les problèmes sociaux, les problèmes économiques.

J’ai écrit aussi Les Négriers, une pièce qui parle de l’esclavage et de l’immigration forcée des années 1960, comme dans Ventres pleins, ventres creux. Une autre pièce qui m’est chère, c’est Et jusqu’à la dernière pulsation de nos veines. C’est une pièce qui parle du drame palestinien. Je me suis gardé de tomber dans tout ce qui peut à voir avec l’antisémitisme. Ça va beaucoup plus loin : c’était l’époque des Panthères noires en Israël, de jeunes Juifs qui militaient contre le système israélien et qui ont été emprisonnés. Je donne mon point de vue sur le problème palestinien ; c’est une pièce qui n’épargne pas les réactions jordaniennes, arabes, etc.

Concernant l’action de la télévision sur la jeunesse, Es lakou dò est une pièce qui commence avec une grand-mère qui a deux petits-enfants, et on lui apporte un jour une petite boîte. C’est un poste de télévision qui va grandir, grandir et tous les personnages traditionnels – Compère Lapin, Compère Chouval, etc. – vont en être expulsés pour faire place aux personnages de Walt Disney. À la fin, à l’appel du présentateur de télé, le petit garçon traverse l’écran et va du côté de cette conception télévisuelle. La petite fille, elle, échappe aux pompiers et aux psychiatres qui veulent enfermer la grand-mère parce qu’ils ne comprennent pas qu’on continue à parler le créole et à vouloir héberger Compère Lapin, et compagnie.

J’ai aussi écrit Poulbwa ek bwabwa (les Termites et les Marionnettes) pour parler de la situation actuelle de la Martinique. Ce n’est pas une prise de position raciste, mais c’est pour dénoncer ceux qui viennent d’ailleurs et des gens qui occupent des postes fondamentaux dans l’éducation, entre autres, et qui ne comprennent pas ce pays ; ils contribuent quelque part à l’aliénation. Quant aux marionnettes, c’est nous : nous sommes un peu un peuple de marionnettes.

En ce moment, le travail que je veux faire, c’est surtout un travail d’adaptation de pièces de théâtre du français en créole. C’est ainsi avec Ploutos, la dernière pièce d’Aristophane dont le thème central est la richesse, l’argent. C’est un thème drôlement d’actualité qui concerne non seulement la Martinique, mais aussi en ce moment le monde entier, et plus particulièrement le monde occidental. Avec cette pièce, il y aura l’adaptation d’un conte arabe qui prend la défense de la femme souvent méprisée dans certains pays du monde arabe. Je la publierai en français et j’y introduirai des éléments qui parlent de la situation de la femme aujourd’hui.

Comme autre projet (en créole), il y a un conte chinois qui s’appelle Les Quinze colliers de sapèques qui parle de l’injustice d’une certaine justice… J’ai plein d’autres projets, dont L’exception et la règle de Bertoldt Brecht que je veux adapter pour parler de la violence dans mon pays.

Il y a aussi la poésie. La poésie pour moi en langue créole est importante ; c’est une mine d’or qu’il faut savoir exploiter. Il y a la musicalité, les images et puis la pensée et les sentiments. J’ai pris le parti d’écrire la poésie uniquement en créole… Mon théâtre est en français et en créole. Pourquoi ? Nous sommes dans un pays où l’on parle deux langues. Je dis souvent que le français est assis sur un splendide fauteuil, tandis que le créole est assis sur un petit banc, ce qui n’est pas juste. Il faut que nous arrivions (est-ce que ce sera possible ? Moi, je ne serai plus là, d’autres continueront) à mettre et le créole et le français sur de beaux fauteuils et mettre sur d’autres fauteuils l’anglais et l’espagnol. Nous sommes dans une région où être polyglotte est nécessaire : parler français, créole, anglais et espagnol. Ce n’est pas un projet fou, c’est un problème politique d’organisation de la scolarité, en particulier.

L’Insularité

La Martinique est une petite île de 1100 kilomètres carrées. Il y avait même un chef d’État français (le Général de Gaulle) qui a dit un jour que c’est une « poussière ». Pour beaucoup de gens, cette île est comme une prison, parce qu’ils ont soif de voyager. Moi, je voyage dans ma tête.

Une petite île, ce n’est pas un obstacle. Au contraire, si on ne peut pas bénéficier de sa superficie, on peut bénéficier de sa profondeur, et sa profondeur, c’est descendre dans le passé, c’est aussi observer les détails que souvent on ne sait pas voir : apprendre à regarder, apprendre à écouter… C’est un enrichissement permanent qui pallie l’absence d’évasion dans le monde.

Je ne regrette pas d’être revenu dans mon pays et d’y finir mes jours, après une très longue absence, de 1954 à 2000 (dont 19 ans en Algérie, suite à mon insoumission en 1961). La Martinique est bien sûr petite en superficie, mais elle a une profondeur historique qui est, pour ceux qui sont sainement curieux, un trésor inépuisable. C’est en ce sens que, pour moi, vivre dans cette petite île n’est pas une frustration. Je ne voyage plus tellement à l’extérieur ; je rentre le plus possible dans la profondeur historique, la profondeur des détails, la profondeur des arbres, des animaux, des gens, des visages… Cela pallie l’absence d’une superficie vaste.

Ma grande crainte, c’est que ce paradis de plus en plus ne devienne un enfer. La Martinique n’est pas ce qu’elle semble être. Il y a beaucoup de très graves problèmes. J’ai bien peur que ces problèmes ne s’accumulent, s’accumulent, et ne finissent par une explosion.


boukman

Boukman, Daniel. « 5 Questions pour Île en île ».
Entretien, Fort-de-France (2011). 21 minutes. Île en île.
Mise en ligne sur YouTube le 15 juin 2013.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, du 14 septembre 2012 jusqu’au 13 octobre 2018.)
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Caméra : Janis Wilkins.
Notes de transcription : Anderson Dovilas.

© 2012 Île en île


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mis en ligne : 14 septembre 2012 ; mis à jour : 26 octobre 2020