Gerty Dambury, 5 Questions pour Île en île


Poète, dramaturge, nouvelliste, metteure en scène et romancière, Gerty Dambury répond aux 5 Questions pour Île en île.
Entretien de 62 minutes réalisé par Thomas C. Spear à New York le 16 octobre 2016.
Notes de transcription (ci-dessous) : Chadia Chambers Samadi.

Dossier présentant l’auteure sur Île en île : Gerty Dambury.
début – Mes influences
04:12 – Mon quartier
06:32 – Mon enfance
21:23 – Mon oeuvre
43:52 – Mon engagement
57:17 – L’insularité


Mes influences

La dernière d’une famille de huit enfants, dont le père est libraire, Dambury lit ce que lisent ses sœurs. Elle lit tout ce qui lui tombe entre les mains : romans-photos, histoires d’amour… Dans la littérature française : Troyat, Cesbron… Surtout la littérature française classique.

Une fois libre de ses propres choix, angliciste, elle a lu beaucoup de littérature étasunienne, de l’Amérique profonde, en particulier du Sud des État-Unis, dont Erskine Caldwell, La Route au Tabac (Tobacco Road) et Le Petit Arpent du Bon Dieu (God’s Little Acre). On retrouve cette influence, par exemple, dans sa pièce Carêmes.

Très marquée par des Influences féministes : Virginia Woolf, Catherine Mansfeld (The Garden Party).

« Ces influences foisonnent de milliers de petites choses qui sont dites et en même temps n’ont pas l’air d’être dites, c’est cette écriture-là qui m’intéresse ; c’est comme ça que j’écris »

Influence anglophone, surtout pour l’écriture de nouvelles, comme celles de Saki ou [de Shirley Jackson] « The Lottery ».

Mon quartier

Elle habite Montreuil, un quartier qui n’est pas très actif au niveau du commerce. Il y a un foyer de travailleurs africains en déliquescence. Il y a beaucoup d’étrangers et des Parisiens qui viennent s’installer à Montreuil, car moins cher que Paris. Ces personnes se côtoient et vivent ensemble. Cela crée parfois des conflits, pas toujours exprimés ; intéressants à observer dans une ville anciennement communiste.

Mon enfance

L’enfance, petite enfance riche et joyeuse. De Pointe-à-Pitre, Dambury se sent profondément pointoise, ville qu’elle aime malgré ses difficultés – violence, bruits, maisons en ruine, délinquances. Elle aime s’y promener. Elle est la benjamine de huit enfants. Ayant trois frères aînés, elle jouait plus souvent au football qu’à la poupée.

Elle aimait beaucoup la rue et y vivre, toujours dehors (bien que son père n’aime pas ça). Fabriquer des bateaux en papier pour les faire descendre en courses dans le caniveau. Aller sur la Place de la Victoire pour jouer, être avec ses amis, rire, courir, regarder le carnaval… Depuis l’enfance, la ville et la rue sont la vie. Jusqu’à ce jour, le chemin du retour à la maison lui paraît toujours beaucoup plus long, car au fond elle préfère encore la rue. La rue lui a donné une conscience sociale, car elle a été confrontée aux gens et à leurs difficultés. Sensible au politique et aux conflits de races et de classes. Son père recevait des conférenciers politiques à la maison. À sept ou huit ans, elle était déjà passionnée par les conflits entre les partisans de l’UNR (de de Gaulle) et les communistes de Pointe-à-Pitre. Elle traînait souvent dans une imprimerie communiste derrière chez elle, qui publiait leur journal L’Étincelle. Elle y allait pour trouver des timbres pour sa collection (car, avec l’internationalisme prolétarien, ils recevaient du courrier du monde entier). Marquée par l’actualité du monde : Cuba, la guerre du Biafra, et particulièrement les mouvements aux États-Unis, suivis par la Voix de l’Amérique qu’ils écoutaient : les assassinats de JFK, de Malcolm X, de Martin Luther King et la suite : les émeutes, les mouvements sociaux. Les matchs de boxe aussi. Une enfance ouverte sur le monde.

Grands frères, grandes sœurs, dont une sœur avec qui elle reste très proche. Les grands frères et sœurs qui la martyrisaient un peu en usant de leur droit d’aînesse. Gerty était considérée comme un garçon manqué.

Elle aimait beaucoup lire et rêvasser. Elle lisait les livres de ses sœurs : Le Zéro et l’infini, etc., même si elle ne comprenait pas tout. La lecture apportait une sécurité, elle s’enfermait dans les placards pour lire.

Les souvenirs particuliers sont liés à la mort, des gens proches qui sont morts. Il n’y a pas d’ailleurs un seul de ses textes où il n’y a pas un mort (des morts qui reviennent et parlent, ou une personne qui meurt). Quand son oncle préféré est mort, avec qui elle mangeait des crabes farcis, elle n’a pas été autorisée à assister aux funérailles.

Sa mère lui apprend à lire à trois ans. Elle est allée à une petite école privée du quartier : le modèle de l’institutrice qui se retrouve dans Les rétifs. En entrant à la maternelle, on ne savait pas quoi faire d’elle, car elle savait déjà lire et écrire, alors on l’envoie au cours préparatoire. Elle était toujours la plus jeune à l’école. Elle aimait beaucoup l’école, mais, rebelle, elle avait toujours des conflits avec les enseignants ; elle trouvait qu’on infantilisait les élèves.

Elle aime toujours l’enseignement, le bonheur d’apprendre – et suit des cours parfois à la fac pour rencontrer la connaissance d’une façon pointue et les jeunes – malgré les conflits qu’elle a eus avec les maîtresses qui, à l’époque avaient le droit de taper les élèves. Elle était souvent renvoyée chez la directrice.

Mon œuvre

Gerty Dambury écrit du théâtre, des romans, de la poésie, des essais et des nouvelles.

Ses premiers textes publiés sont des pièces de théâtre. La première, Lettres indiennes se présente sous la forme d’un voyage entre deux îles : Guadeloupe et La Réunion. La pièce se passe à La Réunion, mais cela lui permet de parler de la Guadeloupe. Lettres indiennes traite de la fermeture des usines de plantations de canne à sucre. L’un des personnages principaux est un mécanicien d’usine de canne à sucre qui va fermer. Il est Indien et la situation le pousse à se poser la question du retour chez sa famille paysanne. Il y a une tension entre le désir de se détacher de l’environnement dans lequel on a grandi et la nécessité économique qui le force à y retourner.

L’écriture est contemporaine à la fermeture d’une usine à la Guadeloupe : l’usine Grosse Montagne. Au même moment, à La Réunion, il y a un mouvement social bien différent. Les gros planteurs, patrons des usines, bloquent les routes, car il n’y a pas d’ouvriers pour récolter la canne qui est prête, prétendument à cause du gouvernement qui donne trop d’aide aux gens, avec le RMI (le revenu minimum d’insertion). L’intérêt pour l’auteure est double : voir comment les allocations gouvernementales affectent le tissu social et économique d’un pays et parler de la place faite aux Indiens. À La Réunion, la population indienne est plus grande et semblait, en 1992, avoir plus de possibilités de réussite économique. En Guadeloupe, il y persistait une moquerie les Indiens, plus stigmatisés, appelés « Coolies » ou « Malabars ».

Dans ses textes, chaque fois qu’elle parle de la Guadeloupe, elle aborde une question sur les relations entre les différentes minorités et groupes communautaires, par exemple, ou sur les homosexuels (par exemple, dans Les rétifs) dans ces pays homophobes. Elle a publié plus d’une douzaine de pièces.

Dans Carêmes, elle aborde la question de la liberté des femmes et comment on peut s’y opposer. La pièce est basée sur une histoire vraie, d’un fait divers de 1928 que sa mère lui a raconté. Une fille essaie de comprendre pourquoi sa mère a été lynchée. Une femme (dans la commune du Moule) est sur son lit de mort et on l’a brûlée, car elle est soupçonnée de pratiquer la sorcellerie, d’être une « soukounyan », une créature qui vole la nuit. La question que Dambury pose est celle de savoir si cette femme n’était tout simplement pas trop libre pour la société dans laquelle elle vivait.

Camille et Justine est une pièce à laquelle Dambury tient beaucoup. (Ce sont les deuxièmes prénoms de ses parents qui se prénomment Pierre et Emma.) La question de l’enfermement familial est posée dans cette pièce. Camille est un homme qui vit dans une petite maison en bord de route, dans un environnement étouffant, avec sa sœur, Fanny. Justine vit sur un morne avec sa mère dans un environnement familial tout aussi suffocant. Une nuit de cyclone, Camille et sa sœur se réfugient chez Justine et sa mère. Il y a un double mouvement et tandis que Camille et Justine se rapprochent, Camille et sa sœur et Justine et sa mère s’éloignent. Mais la proximité entre Camille et Justine va également recréer un espace étouffant.

Ses dernières pièces sont plus politiques et abordent des questions contemporaines sur les grands changements de la société. Dans des doutes et des errances, elle aborde la question des relations entre la France et la Guadeloupe, à travers les événements de 2009. Pendant son enfance, on revendiquait la distinction entre un Français et un Guadeloupéen. Elle est frappée par l’emploi actuel du mot « Métropolitain » en Guadeloupe. Aujourd’hui, certains politiciens ne tiennent plus compte de cette dualité ; c’est le désir d’assimilation qui prime. Parlant de cette dualité, elle cite Glissant : « En chaque Antillais, il y a quelqu’un qui accepte et quelqu’un qui refuse ». Cette dualité est de plus en plus gommée par certains politiciens qui travaillent à faire de la Guadeloupe un « vrai département français ». Ceux qu’elle appelle les « rétifs » continuent à revendiquer cette distance culturelle et politique, manifeste dans la différence de traitement économique.

D’ailleurs, le titre de l’un de ses deux romans est Les rétifs. Le roman se passe pendant les évènements historiques des 27 et 28 mai 1967 pendant les mouvements de grève d’ouvriers du bâtiment à Pointe-à-Pitre. Le préfet donne l’ordre de tirer sur la foule et on ne sait toujours pas combien de personnes sont mortes quand ce qui s’apparente à l’armée coloniale mate la rébellion dans ce « Département français d’Amérique ». Une petite fille, Émilienne, assiste à la violence et refuse d’aller se coucher tant que son père n’est pas rentré pour lui fournir une explication.

Le deuxième roman La sérénade à Poinsettia, dédié à feu son frère Philippe, écrit en fait avant Les rétifs. Sérénade à Poinsettia est une histoire d’amour, et une histoire de la relation du pays avec ses artistes – inspirée par la vie de son frère qui était pianiste de jazz – et comment tant de talent peut être gâché.

Elle reçoit le Prix Carbet en 2015 pour son essai Le Rêve de William Alexander Brown. Elle s’intéresse au théâtre africain-américain. En écrivant un mémoire sur les nouvelles voix de la dramaturgie africaine américaine (dont Suzan-Lori Parks, qui a reçu le Prix Pulitzer), elle a découvert, dans A History of African-American Theater [par Errol G. Hill, 2003], un chapitre qui s’appelle « The Caribbean Connection » où on apprend que William Alexander Brown a créé le premier théâtre noir à New York en 1821 – à l’époque de l’esclavage. Le gouverneur de l’État de New York, John Jay, avait décrété en 1799 que l’esclavage devait être aboli à New York en 1827. C’était donc une période charnière à New York, avec des esclaves, des personnes libres, d’autres qui achetaient leur liberté ou encore d’autres qui étaient domestiques en semi-liberté… Brown a décidé de faire du théâtre. C’est là où le grand tragédien noir, Ira Aldridge (connu plus tard en Angleterre et en Pologne où il est mort et enterré) a commencé sa carrière. Autour de Brown, une trentaine de comédiens jouent du Shakespeare. Ils seront emprisonnés, interdits d’en jouer. Selon Dambury, ce sont eux qui inventent le théâtre américain. Des livres ont été écrits sur ce théâtre, dont [un ouvrage de Marvin McAllister] White People Do Not Know How to Behave at Entertainments Designed for Ladies and Gentlemen of Colour, titre inspiré par une affiche du théâtre de William Brown, qui était un théâtre « integrated », mixte ; les blancs pouvaient y assister. Mais, les gens ne voulant pas cela, Brown a divisé la salle, entre le public noir et blanc, mais les Blancs étaient assis derrière ! Mordecai Manuel Noah, dramaturge et journaliste juif écrivaient souvent des articles en se moquant d’eux et de leur façon de jouer. En fait, dans le théâtre de Brown, les comédiens inventaient une manière « jazz » à faire du théâtre. La deuxième partie de cet essai est une traduction par Gerty d’une pièce contemporaine par Carlyle Brown, The African Company Presents Richard III. Le théâtre de William Alexander Brown – où l’on jouait du Shakespeare, des pièces de Mordecai Noah et des pièces sur les Amérindiens – portait bien son nom : The American Theater.

Dans sa pièce La Radio des Bonnes-Nouvelles, profondément féministe, Dambury dit qu’elle « exhume » des femmes blanches et noires, célèbres et anonymes. C’est une pièce utopique où figurent des personnes comme Angela Y. Davis, Ida B. Wells, Louise Michel, Gerty Achimède, Théroigne de Méricourt et Claudia Jones. La pièce se déroule dans un studio de radio en 2020, où les élections en France ont été remportées par non pas par un président, mais deux Présidentes. La radio fait le point sur « un certain passé » et sur tout ce qui n’allait pas (inégalités salariales, viols de guerre, etc.).

Mon engagement

Elle vit entre la Guadeloupe et la France, mais davantage en France pour des raisons familiales. Être française en étant elle-même.

De 1975 à 1981, elle fait partie de La Coordination des Femmes Noires, parce que dans le mouvement féministe et dans la politique en France, les questions de racisme ne sont jamais abordées. Le féminisme français peut être condescendant, par des femmes qui veulent « libérer » les autres sans leur donner la voix. Ces questions sont problématiques en France, toujours abordées selon les mêmes termes. Il y a un refus en France pour les groupes de s’auto-organiser. Les femmes « racisées » (pour ne pas dire « Noires », « Blacks », « Musulmanes » ou « Arabes ») s’organisent entre elles aujourd’hui. Gerty Dambury fait partie de l’association « Décoloniser les arts » où il y a des personnes de toutes origines qui posent la problématique de la place des personnes non-blanches dans les arts et la culture en France. Si l’on fait le décompte de la présence des « racisés » dans les arts, on s’aperçoit que, dans les théâtres, par exemple, ces personnes sont soit au ménage, soit à la sécurité. À la direction, à l’organisation des théâtres, aux comités qui choisissent les pièces, etc., il n’y en a pas (même pas 1%), et ceci dans un pays (la France) où trente pour cent de la population n’est pas blanche.

C’est une question de décolonisation, pour entendre ces voix multiculturelles des personnes d’origines diverses nées en France. On voit grâce aux chiffres qu’il y a un problème. Il faut transformer cette image de la France, celle d’une France qui n’existe plus et à laquelle on voudrait qu’on se conforme.

L’insularité

Elle n’aime pas le terme « insularité », car il rassemble trop, sans tenir compte des spécificités de chaque île. Par contre, vivre sur une île ? Elle a vécu à une petite île, Marie-Galante, ce qui lui a permis de tourner en rond dans sa tête et en voiture sur l’île. Il y a un côté rassurant d’un espace restreint. Et il y a le risque de souffrir de l’enfermement, mais elle ne ressent pas cela. Elle est davantage dérangée par la situation économique et politique de l’île, par l’outrance de la surconsommation…

Jamaica Kincaid peut parler de cette proximité et cette ressemblance entre les îles, mais Dambury n’est pas convaincue que ce soit à cause de l’insularité. Pour elle, c’est l’histoire qui rapproche les îles de la Caraïbe. L’insularité est une notion qui n’est pas très claire ; « C’est souvent une notion facile et paresseuse qui évite de creuser les problèmes de fond de nos pays », dit-elle.


Gerty Dambury

 

Gerty Dambury. 5 Questions pour Île en île.
Entretien, New York (2016). 62 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube le 4 novembre 2017.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, 2014-2018.)
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Notes de transcription : Chadia Chambers Samadi.

© 2017 Île en île

 


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mis en ligne : 4 novembre 2017 ; mis à jour : 26 octobre 2020