Suzanne Crosta, Merveilles et métamorphoses : Ti Jean L’horizon de Simone Schwarz-Bart

Oui, toute la population avait assisté à la métamorphose; mais celui qui ouvrit les plus grands yeux, ce fut notre héros, Ti Jean, qui semblait enfin contempler le secret vainement cherché sous la terre… (TJ, 34)

Si La Rue Cases-Nègres de Joseph Zobel invite à une lecture littéraire «plus réaliste» de l’enfance, Ti Jean L’horizon de Simone-Schwarz-Bart favorise la traversée des espaces inconnus, étrangers voire merveilleux. Ce dernier renvoie à des espaces d’ici et d’ailleurs en offrant une typologie de personnages mythiques, historiques et réalistes, dans des aventures qui dépassent l’entendement de tous et chacun. Bref, les éventails littéraires deTi Jean L’horizon, ses exigences d’une poétique libératrice tant sur le plan esthétique qu’idéologique ont amené tels critiques à l’instar de Kathleen Gyssels, Pierre Jardel et Dannyck Zandroni à classer le texte dans «les récits de type nouveau».

Dans cette étude, on placera ce récit de Schwarz-Bart sous le double signe de la continuité et de la rupture.[1]Continuité dans la mesure où le texte fait écho à une figure fort renommée dans les contes de l’Afrique, de l’Amérique du Nord, de la Caraïbe, et de l’Europe, celle de Ti Jean.[2] Et encore, le Cycle de Ti Jean dans les contes populaires de la Caraïbe a inspiré bon nombre d’anthologies, de pièces de théâtre, de textes poétiques et romanesques.[3]  De plus, la figure de Ti Jean, en tant que «gambadeur de royaumes» dépiste dans chacun de ces genres les lieux clés d’une cosmogonie caribéenne (les êtres mythiques et humains, les relations de domination et de résistance, la typologie naturelle des mornes, des plaines, de la mer…). Rupture dans la mesure où Ti Jean L’horizon bat en brèche une seule saisie des réalités sociales, donne libre cours aux figures de l’imaginaire du sujet culturel et souligne, par le jeu des interventions narratives et des glissements thématiques, le besoin d’élargir les seuils de tolérance des communautés insulaires et continentales.

Une lecture de Ti Jean L’horizon de Simone Schwarz-Bart nous montre l’intérêt indéniable pour cette période de l’enfance dont la portée dépasse une lecture au premier degré ainsi qu’une appréhension «réaliste» de ses énoncés.[4]  Ti Jean L’horizon de Schwarz-Bart est le récit d’une enfance extraordinaire dont les repères spatio-temporels défient la chronologie et la présence des lieux familiers. Pour suivre la trajectoire du héros, Ti Jean, le lecteur est invité à suivre ses pérégrinations merveilleuses et à s’ouvrir à une poétique de relations. Vu les traversées physiques et littéraires que le protagoniste et le narrateur nous invitent à parcourir, cette étude se propose d’examiner la problématique de l’enfance chez Schwarz-Bart en nous interrogeant sur l’enfant comme figure et rhétorique du Divers.

La présence incontournable de Ti Jean dans le corpus littéraire caribéen nous amène à réfléchir tout particu-lièrement sur les mobiles qui ont pu entraîner une telle valorisation de l’enfance et de son côté mythique. Être marginal personnifiant d’habitude les plus faibles, Ti Jean, dans les contes créoles, devient un enfant dont la position et la perspective sont à contre-courant des ordres ou des instances du pouvoir.[5]  Dans la mythologie populaire caribéenne, déjà truffée d’êtres merveilleux, la remontée d’être en métamorphoses, d’aventures et de péripéties multiples offre sans doute des ouvertures, des possibilités d’intervention dans le domaine des relations entre la métropole et les départements et territoires d’outre-mer (DOM-TOM).

Jalons pour une poétique de la relation

Schwarz-Bart a récupéré la figure bien connue de Ti Jean pour s’interroger sur des questions fort pertinentes et actuelles comme les lieux de la mémoire et de l’histoire, et le besoin de nouveaux projets de réalisation et d’identification. Dès les premières pages de Ti Jean L’horizon, il est question de la déperdition historique et culturelle des personnages de Fond Zombi (en particulier ceux de souche africaine). La narratrice trace les origines historiques du mal; mal qui remonte à la période esclavagiste où deux modes de vie se dessinaient pour les Africains transplantés aux Antilles. Soit qu’ils se soumettent à l’esclavage (un mode de vie relié au système de plantations) soit qu’ils se réfugient dans la forêt ou s’exilent en prenant la mer. Ces différentes destinées entraînent des conséquences au niveau des relations humaines. Que le personnage de souche africaine devienne objet du discours colonialiste ou sujet d’un discours anticolonialiste, il n’empêche que les personnages n’échappent point aux ordres du pouvoir non plus qu’à ses discours sociaux.

Ti Jean L’horizon offre pour cadre une petite communauté, celle de Fond-Zombi, dont les habitants sont divisés et étrangers à eux-mêmes. Le récit aborde cette problématique selon une symétrie oppositionnelle. Fond-Zombi, petit village de la Guadeloupe, renferme deux groupes antagonistes occupant chacun un territoire particulier: celui des gens d’En-haut qui n’est pas sans rappeler les communautés marronnes encore rattachées à la mémoire du passé, à la révolte de leurs ancêtres et à la terre mère, l’Afrique beaucoup idéalisée, et celui des gens d’En-bas, descendants des esclaves restés dans les planta-tions, et qui, en raison de leur statut de subordination, souffrent d’amnésie historique. Les communautés marronnes, par leur répartition géographique et leurs activités quotidiennes, se rangent du côté de la résistance. Mais la déclaration de l’abolition de l’esclavage par Schoelcher en 1848 n’a pas résolu les divisions externes ni internes entre les communautés fugitives et les commu-nautés d’affranchis. Tout au contraire, les tensions et les contradictions de la communauté de Fond-Zombi sont exacerbées par leurs rapports à une histoire «éperdue» et à un présent incertain sinon angoissant. Toujours tendues dans une logique d’opposition, les communautés marronnes, épurées de leurs fonctions après l’Abolition de l’esclavage, ne sont pas arrivées à se frayer un espace à elles-mêmes qui s’ouvre à leurs frères et sœurs d’En-bas.

La typologie des personnages est construite puis déplacée selon les pérégrinations et les expériences de Ti Jean dans les mondes d’ici et d’ailleurs. Ainsi sa représentation varie-t-elle suivant son appartenance à l’un ou l’autre camp. Il fait partie des gens d’En-bas tout comme il fait partie des gens d’En-haut tout comme il ne fait partie ni de l’un ou de l’autre, ou de l’un mais non de l’autre. Tout revient à un jeu de perceptions et de prises de position que le récit narratif relève et problématise au fur et à mesure que se déroule l’histoire. La juxtaposition des espaces et des personnages vise à expliquer la dynamique des relations sociales et les jeux de perceptions qui font obstacle à la mobilisation et à la solidarité de la communauté de Fond-Zombi, comme le laisse entrevoir la narratrice au tout début du récit:

Ceux d’En-haut parlaient des gens de la vallée comme de caméléons, de serpents en mue éternelle et d’experts en macaquerie, et, pour le dire tout net, comme de singes consommés des blancs (…). De leur côté, les bonnes gens du village se gaussaient volontiers des barbares du plateau, ces empesés d’ignorance, ces enragés des ténèbres qui se torchaient encore le derrière au caillou. (TJ, 15)

S’il existe des tensions incontournables en raison des prismes de perception à l’égard de l’autre, la figure de Ti Jean est à cet égard capitale. Tout comme il est nécessaire de neutraliser les divisions internes en posant sur le plan spatial un pont entre ces deux mondes, le récit pose de façon impérative la recherche d’un espace qui amènerait l’être à se situer par rapport à l’Autre (tu, il, nous, vous, eux, elles…). D’où le vœu d’une relation du sujet avec son moi, son univers spatial et langagier.

L’onomastique et les qualificatifs mélioratifs attribués à Ti Jean insistent sur une poétique relationnelle. Wademba, l’ancêtre géniteur, l’appellera, entre autres, «le petit buffle» (TJ, 59, 63), «la liane d’igname» (TJ, 57, 61), «ma petite flûte» (TJ, 61), «Abunasanga» (TJ, 62), relevant ainsi l’interrelation entre la faune, la flore, la sensibilité artistique et les souches culturelles de l’être caribéen. Le marron Wademba, père spirituel de Ti Jean, a déjà tracé le parcours de cette réconciliation avant de trépasser. Il avoue avoir laissé sa fille-amante, Awa-Éloise descendre s’installer chez les gens d’En-bas pour qu’elle puisse donner naissance à Ti Jean. Lors de son agonie, Wademba dit à son petit-fils que, s’il pouvait lui donner un nom, il l’appellerait «liane d’igname», «car c’est bien la liane qui relie l’igname à l’igname» (TJ, 61). Mais cette réconciliation ne peut se réaliser sans une plongée dans l’inconscient collectif. Wademba le lui annoncera avant sa mort:

… si je pouvais seulement te donner un nom d’Afrique, je t’appellerais Abunasanga: celui qui se meut dans les profondeurs (TJ, 62)

D’où le double parcours de Ti Jean sur l’axe horizontal et l’axe vertical du récit. Il doit non seulement plonger dans les profondeurs de son exil intérieur, mais aussi dans les expressions «monstrueuses» qu’il assume.

Héros du folklore antillais, Ti Jean, incarne en sa personne les qualités péjoratives et mélioratives des deux communautés (Jean est le père adoptif, Eloise/Awa est la mère). Sa mise en scène pose comme hypothèse la possibilité de rejoindre et de valoriser la diversité des peuples caribéens en vue de tracer un nouvel horizon, sans pour autant passer sous silence les ambiguïtés et les dichotomies qui les caractérisent. Lui seul, incarne en sa personne les éléments distinctifs et antagonistes de sa communauté. Les deux premiers livres du texte préparent le terrain sur lequel Ti Jean doit lutter. Le facteur de cohésion sociale chez les habitants du Fond-Zombi pivote autour des modes de survie contre l’adversité. La lutte quotidienne pour subvenir aux besoins quotidiens des leurs, pour pallier les vicissitudes de la vie les a incités à développer des stratégies de survie. La description de Fond-Zombi évoque la nécessité de s’adapter à l’imprévisibilité du quotidien (TJ, 13) ne serait-ce que par une philosophie de débrouillardise ou par la valorisation de certaines qualités telles que le courage, la ruse et le savoir-faire devant les complexités de la vie. [6]

Les habitants de Fond-Zombi vivent douloureuse-ment leur présent dans un complexe de ressentiment et d’impuissance. Voilà une tâche à la mesure de Ti Jean L’horizon, lui qui peut servir de trait d’union entre les deux mondes auxquels il appartient (d’En-haut et d’En-bas), par la représentation (le merveilleux et le réel), par le regard (l’introspection et l’objectivation), par la quête (le rêve et la mort), par le savoir (la sagesse et l’ignorance). Ses traits-symboles ponctuent le récit et dégagent un espace de réconciliation, un tiers-espace annonçant l’exorcisme possible de la mortalité infantile. L’interrogation de la vieille à la buvette de Man Vitaline est à cet égard éclairante:

(…) des enfants, quels enfants? avez-vous vu sous le soleil des enfants préservés de la mort?… ah, quand les enfants ne mourront plus, alors nous parlerons d’enfants… (TJ, 52)

De ce fait, les programmes narratifs rattachés à Ti Jean servent non seulement à neutraliser les antagonismes mais à poser les assises d’une approche ou d’un mode de pensée qui pourrait servir de thérapeutique à la mortalité infantile et contribuer à une philosophie sociale.

Renverser l’anthropophagie politique et culturelle

Ti Jean L’horizon s’ouvre sur la constatation d’un village et par extension d’un pays, en mal de devenir. La vie quotidienne des habitants de Fond-Zombi «(…) ne différait guère de ce que les plus anciens avaient connu du temps de l’esclavage» (TJ, 13). Pour ajouter à la misère matérielle, les relations humaines, minées par l’expérience historique de l’esclavage, du colonialisme et du racisme, soulignent les tensions, les préjugés voire le ressentiment intériorisé dans les gestes et les discours sociaux des gens.

La mise en discours du fait anthropophage, de la «Bête dévoreuse» chez Schwarz-Bart, jette un éclairage important sur les «îles de tempête» où les communautés des Caraïbes et des Arawaks auraient déjà été dévorées par la machinerie coloniale. Nombre de chercheurs dans diverses disciplines ont apparenté la machinerie coloniale en termes d’anthropophagie, précisément parce qu’elle asservissait et réclamait sa part de victimes pour assurer ses intérêts et son empire/emprise économique.[7]

Or chez Schwarz-Bart, la trajectoire de l’enfant est une réflexion sur les plus faibles, car le couple binaire du dévorant/dévoré privilégie la logique du plus fort, que nous retrouvons dans d’autres couples tels colonisateur/ colonisé et dominant/dominé. La projection de l’enfant et le constat de la minoration dans les lieux discursifs comme au-dehors révèlent des effets de déplacement (quête dans et hors de la Bête) au niveau des topiques (Royaume des Ombres/Royaume des Morts, migrations en Europe/retour au pays natal), des repères temporels (entre l’histoire et le mythe, le réel et le merveilleux) et de l’organisation narrative (récit initiatique/quête identitaire, excentrement/recentrement). L’allégorie de la Bête anthropophage, la représentation du chasseur exceptionnel et du combat à mener pour assurer l’avenir de l’humanité se rattachent à plusieurs traditions culturelles qui méritent notre attention. Les thèmes de la chasse, avec ceux du chasseur et ceux de la Bête, développés dans les stratégies d’écriture, illustrent une symbolique de l’anthropophagie (politique, culturelle et sexuelle) qui mène à une interrogation sur les modes de relation entre nations, ethnies et groupes sociaux.

Le motif du chasseur

La représentation de Ti Jean en tant que «grand chasseur», ajouterait Ananzé (TJ, 77), revêt plusieurs caractéristiques et plusieurs fonctions esthétiques que l’on retrouve dans les récits de chasseurs en Afrique.[8]  À l’instar du héros légendaire, sa naissance est miraculeuse et il est sujet aux visions, il a les attributs du chasseur (en particulier le mousquet à la balle d’argent) et il porte des objets magiques (bracelet de connaissance, ceinturon de force). Il est doté de certains pouvoirs: ainsi la capacité de se métamorphoser en corbeau, d’ensemencer avec sa verge en or, d’agir sous les deux états (de veille et de sommeil) et de voir à deux niveaux (le visible et l’invisible). Enfin, et surtout, il représente l’espoir d’une génération nouvelle. Il est intéressant de mettre en parallèle les affinités culturelles du texte de Ti Jean L’horizon avec les récits de chasseurs Akan, Bambara, Yoruba, tout en considérant les discours d’opposition à l’anthropophagie culturelle politique et culturelle: on constate alors l’immixtion de traditions de sagesse africaine dans la mythologie populaire caribéenne.[9]

Nul doute que Ti Jean L’horizon de Schwarz-Bart célèbre les qualités exceptionnelles du jeune chasseur en amplifiant les épithètes et les descriptions physiques et intellectuelles, en multipliant les obstacles et les dangers qui l’attendent, en magnifiant la présence et les pouvoirs maléfiques de la Bête. Les thèmes du récit vont égale-ment dans ce sens: la survie, la tristesse, les pérégrinations multiples dans des lieux inconnus, les dangers presque insurmontables, le triomphe sur l’ennemi.

Tout comme les récits de chasseurs en Afrique, le récit de Ti Jean s’avère une réflexion introspective aboutissant à une prospective, une orientation du champ d’action à adopter,[10]  tout à l’encontre d’un type de récit basé principalement sur l’action, sur les péripéties multiples auxquels doit faire face le héros. Comme les récits des chasseurs en Afrique, Ti Jean L’horizon dévoile l’état d’âme du héros, exprimant ses espoirs et ses peurs devant la tâche à accomplir. Si habile chasseur que soit Ti Jean, il est redevable à Wademba et aux ancêtres-confrères (Maïari, Eusèbe l’Ancien…) dont l’appui indéfectible lui remonte le moral et l’encourage à poursuivre son destin. Ti Jean se distingue des autres personnages par ses rapports intimes avec la nature. Cette relation alimente sa soif d’identification car elle stimule ses expériences sensorielles et affectives qui font le pont avec une histoire raturée sinon méconnue et un legs dynamique de souvenirs et de rappels qui transparaissent dans ses gestes quotidiens. Ce rapport vis-à-vis de la nature lui permet de sonder son être, de s’interroger sur les tensions qui tiraillent son existence et celle de sa communauté.

La mise en scène d’un enfant merveilleux qui, dès sa naissance, possède les qualités exceptionnelles de l’Immortel, (regard de corbeau, sens aiguisés, connaissance affective de ses entours, verge en or…) sert à embellir le portrait du chasseur. Malgré l’importance de sa fonction de nourricier, c’est sa fonction de protecteur qui sera mise en évidence dans la narration. La Bête surgira au moment où Ti Jean accède à l’âge de la chasse (TJ, 70). Le récit jusqu’à ce moment insistait sur les fonctions d’apprentissage de Ti Jean auprès de Man Eloïse, spécialiste en pharmacopée traditionnelle. Le passage de la flore à la faune n’est pas sans entraîner l’emprise sur son univers. Wademba, l’Immortel, interviendra au moment où Ti Jean s’apprête à franchir cette nouvelle étape. Eusèbe l’Ancien en tant que messager, convoque Man Eloïse et Ti Jean au chevet de Wademba. Quand ils seront réunis, Wademba prendra Ti Jean à part et lui confiera cérémonieusement son mousquet. Cette arme à feu lui rappelle les gestes de la confrérie des chasseurs à Fond-Zombi:

Charmé de ce discours, l’enfant considérait religieusement la tête armoriée du mousquet, son bassinet d’argent, la curieuse cheminée par laquelle certains vieux chasseurs de Fond-Zombi versaient encore leur poudre noire. (TJ, 58)

Wademba lui transmettra par la suite le récit héroïque et mémorable d’Obé, guerrier intransigeant. Le rapproche-ment que Wademba pose entre la fonction du chasseur et celle du guerrier trouve ses antécédents dans les traditions esthétiques de certaines sociétés africaines. À cet égard, Ruth Finnegan constate que les récits de guerre et de chasse (sous forme de chants ou de poèmes) endossent dans certaines sociétés (Yoruba, Akan, Ashanti, Zulu) les mêmes formes esthétiques, en raison du prestige qu’on apporte à ces deux activités.[11]  Ce lien devient évident dans le récit lorsque Ti Jean se trouvera parmi les Ba’Sonanqués, où il sera baptisé Ifu’umwâmi, et assumera ses fonctions de guerriers (TJ, 162, 181)

Si l’on peut y retrouver des convergences entre le récit de Ti Jean L’horizon et les récits de chasseurs en Afrique, il est tout de même important de souligner également certaines divergences. Ti Jean L’horizon remet en question les connotations mélioratives rattachées au combat. Ayant parcouru «le ciel des Dévorants» et descendu sa part de victimes, Ti Jean se calme:

Il travaillait maintenant la terre, comme les femmes, un carreau de mil et de sorgho, de patates douces, car il avait complètement perdu le goût de la chasse, qui lui rappelait ses bras lourds de sang humain. (TJ, 183)

Aussi faut-il ajouter le fait que Ti Jean décide de se laisser engloutir dans la Bête. On pourrait retrouver une ébauche de réponse à cette prise de position de Ti Jean en recourant aux études qu’effectue Raymond Relouzat sur le référent ethnoculturel dans la production littéraire de la Caraïbe. En relisant le Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire à la lumière des mythes fondateurs africains, Relouzat soutient que chez Césaire,

La péripétie de la chute dans l’animalité à la suite d’une erreur, d’une faute, ou de la vindicte agissante d’un magicien ou d’un sorcier est chose fort courante dans les contes, et constitue une dimension fondamentale de leurs significations.[12]

Il continue en soulignant que

Revitaliser la mythologie créole doit cependant signifier, (…) en revitaliser la part qui s’affranchit des thèmes et des motifs de la société esclavagiste. [13]

Une telle démarche n’est pas sans entraîner des risques même au niveau de la production du récit, car Ti Jean L’horizon génère à son tour d’autres récits comme ceux sur Obé, Maïari et Wademba. [14]  Mais il importe de souligner que l’inscription de l’enfance dans ces récits sert de modèle positif à Ti Jean et bat en brèche le cycle de la minoration et de la sous-valorisation auquel sont soumis les îles de la Caraïbe, ses habitants et ses biens symboliques. La récupération de Ti Jean chez Schwarz-Bart est rattachée à une longue mémoire des contes créoles qui regroupent plusieurs traditions et conventions culturelles. Le récit n’insiste pas sur un retour à l’origine des motifs, mais sur leur adaptation ou transformation afin d’accommoder les spécificités historiques et vécues des peuples de la Caraïbe.

Le motif de la Bête [15]

Le thème de la Bête est inséparable du thème du chasseur car ensemble ils servent à magnifier les prouesses et les qualités exceptionnelles du héros, et, corrélative-ment, à projeter les maux existentiels de Fond-Zombi. Le motif de la Bête s’articule plutôt sur un mode onirique, et son emprise est telle que Ti Jean en viendra même à se demander si toutes ses expériences ne relèveraient pas de ses rêves:

D’autres idées bizarres lui venaient, ces derniers temps, grimpaient à son esprit comme des plantes parasites dont il n’arrivait pas toujours à se défaire. Ainsi, ce qui l’intriguait encore et encore, c’est s’il était réellement tombé par hasard en cette Afrique d’un autre siècle, où bien s’il était tombé là où devait, là où devait même, la Bête n’ayant fait que l’envoyer dans son propre songe, dans le pays même et l’époque qui couraient au plus profond de leur sang. (TJ, 186)

La Bête force Ti Jean à se frayer un espace où se mouvoir et s’affranchir.

La symbolique de la Bête devient donc intéressante à analyser du fait qu’elle pourrait être la projection de ce qui est négatif et positif pour l’épanouissement personnel et collectif des peuples caribéens. Le motif de la Bête chez Schwarz-Bart révèle les composantes et les mécanismes d’une idéologie de ressentiment, que Ti Jean L’horizon devra subvertir ou renverser pour ouvrir les horizons des siens. L’appétit inassouvi de la Bête, le dérèglement des sens que sa présence déchaîne et active, les stratégies défensives révèlent une anthropophagie où se réaliseront l’agression, la mise à mort et la consommation de soi et de l’autre.

La sexualisation et les origines mystérieuses de la Bête au féminin contribuent aux sentiments d’étrangeté qui troublent la quête identitaire de Ti Jean.[16]  Nul ne peut l’aider à déchiffrer le mystère de la Bête, même pas les chasseurs-sages de la communauté de Fond-Zombi (TJ, 74). Quant à son apparence, elle prend la forme gigantesque de plusieurs vaches, et son activité principale est celle d’avaler (d’où le qualificatif «l’engouleuse») voire dévorer (TJ, 74, 116, 228). Mais ce qui est à retenir dans la représentation de la Bête, c’est le pouvoir séducteur de son regard. Les victimes sont plus ou moins attirées vers la gueule de la Bête si bien qu’elles acceptent de se laisser entraîner. Le pouvoir hypnotique de son regard anéantit le désir de résistance chez ses victimes, de telle sorte que celles-ci acceptent de plein gré de se faire avaler. Ce pouvoir de séduction qui lui permet d’attirer ses victimes sème la terreur.

Dans Ti Jean L’horizon, la Bête se place sous le double signe de la mère-dévorante et de la mère-nourricière. Si la Bête s’affirme en tant que mère dévorante, c’est qu’elle souligne la nécessité de préserver ce qui existe, c’est-à-dire un arrière-fond culturel. Mais au fur et à mesure de l’accumulation des expériences et des connaissances de Ti Jean dans le ventre de la Bête, le rapport mère/enfant va se transformer. Alors qu’au début, la Bête projette les méandres de son inconscient, ses craintes et ses refoulements, Ti Jean ne supportera plus de se retrouver enfermé dans un univers clos, dans le ventre de la Bête. Si la Bête représente la relation entre l’inconscient maternel et la conscience grandissante de l’enfant, il s’ensuit que cette relation dans le texte s’activera au rythme de ses contacts avec les autres.

À titre de chasseur et d’amant, Ti Jean se propose d’entrer dans le ventre de la Bête pour identifier ses mécanismes et déjouer les pièges qu’elle tend pour séduire et avaler le monde. Se méfiant des apparences et des chimères, Ti Jean est le seul personnage qui étudie la Bête consciemment (éveillé) et inconsciemment (endormi). Il se met à l’analyse et prend la décision d’y pénétrer. Avalé par la Bête, Ti Jean se retrouve tout d’abord en Afrique. Il découvre en premier lieu l’Afrique idéalisée par les marrons, celle qu’il connaît à travers les paroles et les souvenirs des Anciens, une Afrique de carte postale.

(…) il revit une des scènes les plus attrayantes de son livre en couleurs sur l’Afrique. (…) Tout cela était si conforme qu’il se demanda si cette Afrique ne naissait pas de ses songes. (TJ, 128)

À la longue, Ti Jean se met à prendre conscience d’un autre visage de l’Afrique, visage terrifiant, celui où «le nègre se met lui-même dans les chaînes» (TJ, 139), celui où il vend ses frères aux Blancs qui en font des esclaves. Le héros découvre aussi qu’on ne veut pas de lui ni d’aucun des siens dans cette Afrique tant louée par Wademba comme la terre-mère, car, lui dit-on

(…) nous sommes des hommes libres, et [qu’]il n’y a pas de place ici pour ceux qu’on met dans les cordes. (TJ, 149)

Ayant relevé la complicité des ancêtres dans la mise aux chaînes de son peuple ainsi que l’intolérance envers les victimes de l’oppression, Ti Jean ne peut plus souscrire à la vision de Wademba pour qui l’Afrique est sans tare. La conscience de Ti Jean s’aiguise à mesure qu’il démasque les discours où s’insinuent les idéologies de ressentiment, d’ordre colonialiste ou raciste (TJ, 13): il cherche à sortir des critères ou des définitions sociales qui limiteraient son champ d’action.

Tout comme le motif du chasseur et celui de la Bête s’inscrivent dans un rapport dialogique, il est tout aussi significatif de constater les réseaux de relations entre les diverses espèces de faune, au moins distinguer ses adjuvants et ses adversaires. Au premier abord, c’est la Bête, le monstre venu d’ailleurs, qui fait l’objet des propos et des regards de notre héros et de la commu-nauté. L’encodage strictement descriptif du pélican pourrait passer inaperçu, mais Eusèbe l’Ancien prévient Ti Jean tout comme le lecteur de voir au-delà de l’évidente présence de la Bête, et de porter attention au complice. La Bête et le pélican se rejoignent sur le plan physique par la couleur de leurs poils blancs, ce qui ne surprend pas pour le pélican, contrairement à la Bête:

Elle était couchée sur le flanc et sa robe d’un blanc vif étincelait de longs poils clairs, soyeux, transparents, qui évoquaient la chevelure de certaines vieilles. (TJ, 74) [17]

Il se trouve que tous les deux se rapprochent par la capacité d’emmagasiner la nourriture chez le pélican, des astres et des univers entiers chez la Bête. La disposition du pélican évoque une communication secrète entre les deux Bêtes. Toujours placé tout près de l’oreille de la Bête (TJ, 75, 122, 244, 248, 276…), le pélican semble être à la source des gestes de la Bête dévorante. Eusèbe l’Ancien rappellera à Ti Jean que pour détruire la Bête, il faudra d’abord tuer le pélican.

L’inscription du pélican pourrait passer inaperçue mais les bribes descriptives invitent à une prise en considération des traditions chrétiennes où le pélican est un symbole christique. Étant donné que le pélican nourrit ses petits de sa chair et de son sang (ce qui évoque la transsubstantiation), le pélican en vient à symboliser dans les traditions bibliques l’amour paternel. Dans l’encodage du texte, il est souvent question des relations inégales entre Dieu et la communauté des croyants selon le critère racial:

On avait dit que le Bon Dieu ne nous aime pas car nous sommes ses bâtards, tandis que les blancs sont ses véritables enfants. (TJ, 49)

Devant les interprétations partiales du message chrétien, un sentiment fataliste s’instaure chez les habitants de Fond-Zombi qui limite leur champ d’action politique et social comme l’atteste le passage suivant:

(…) nul astre errant dans le ciel ne pourrait jamais empêcher le blanc de poursuivre son existence, qui avait l’approbation directe de Dieu… (TJ, 93).

La passivité qui caractérise la Bête et les connotations symboliques qui relient le pélican aux traditions de pensée chrétiennes évoquent une complicité active qui œuvre à l’encontre des gens de Fond-Zombi. On pourrait déduire de ce passage une remise en question de la complicité entre les pratiques discursives sous-jacentes au colonialisme et au christianisme.

Tout comme Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain, Ti Jean L’horizon récuse l’idéologie chrétienne dans le contexte néo/colonial, car elle cautionnerait la soumission passive, la résignation du peuple. La symbolique du pélican, dans les traditions chrétiennes, fournit toujours un cas intéressant à examiner chez Schwarz-Bart. Dans les textes de l’Ancien Testament, en particulier, le Lévitique (11, 13-19), le Deutéronome (13, 11-20) et Isaïe (34, 8-11), le pélican et/ou la hulotte sont interdits à la consommation et sont inscrits dans des lieux abandonnés et châtiés. Cette perception négative du pélican se confronte à celle que proposent les pères chrétiens à l’égard de la figure du pélican dont les attributs mélioratifs le transforment en symbole christique.[18]

Il convient de revoir les qualificatifs religieux qui sont rattachées à la Bête car on observe d’emblée une association avec l’Église comme en témoigne le passage suivant où Ti Jean pénètre la Bête:

Au fond de la gorge, béante comme un porche d’église, il entrevit deux hauts piliers sous une voûte qui n’allait pas du tout avec l’apparence extérieure de la Bête… (TJ, 125)

Le contraste entre la forme externe et la forme interne de la Bête n’est pas sans évoquer les tensions socio-politiques des habitants de Fond-Zombi. La Bête sous sa forme bovine sème la terreur. Si l’on tient compte du code religieux qui sous-tend le récit, il est intéressant de rappeler que la vache dans l’Ancien Testament est un animal domestique, un animal qui a également connu le joug. L’apparence interne de la Bête, sous forme d’église invite au questionnement sur l’esclavage (vécu au quotidien, TJ, 13) et la complicité de l’Église dans la sauvegarde d’un régime oppressif (TJ, 49). Si l’on considère l’activité principale de la Bête, celle de dévorer tout ce qui se présente à son regard, on aurait lieu de s’interroger sur les effets de l’évangélisation et de la conversion chez les habitants de Fond-Zombi. Mais cette plongée dans la Bête fait encourir de fortes risques, puisque la «douceur de la chute» l’étonne et l’entraîne plus loin dans les entrailles de la Bête (TJ, 125). Là, les jeux des reflets et les irisations de la conscience se jouent dans un espace délimité.

Le récit suscite toutes sortes de questions sur la quête intérieure de Ti Jean. Une prise en considération des attitudes religieuses de Fond-Zombi nous rappelle que, dans ce contexte d’esclavage au quotidien, les habitants de Fond-Zombi se trouvent relégués en marge de la communauté croyante. Du fait que Ti Jean soit le premier à pénétrer de son plein gré dans la Bête récuse les paroles des apôtres pour qui le Royaume de Dieu renverserait les hiérarchies terrestres. La quête de Ti Jean aurait-elle pour but de revoir le principe des apôtres: « les derniers seront les premiers » (v. Mathieu 19, 30; 20, 8; 20, 16; Marc 10, 31; 12, 39; Luc 13, 30; 14, 7; 20, 46)? À plus d’une reprise, l’Ancien et le Nouveau testaments valorisent la pauvreté et critiquent les richesses matérielles (Mathieu 19, 24; Marc 10, 25; Luc 18, 25) mais le récit pose la question épineuse de savoir si cette idéologie n’entérine pas le pouvoir des agents coloniaux qui entretiennent cet état de fait? D’où la quête de Ti Jean qui doit combattre la Bête non seulement sous sa forme externe, mais également sous sa forme interne, et à plusieurs niveaux.

Métamorphoses

Pour combattre la Bête, Ti Jean doit lutter sur plusieurs fronts et faire appel à ses qualités intellectuelles, à ses talents de chasseur et aussi à ses dons de métamor-phose hérités de son père, et donc de son clan. C’est à partir de ses multiples métamorphoses que Ti Jean arrive à imaginer autrement les univers qu’il traverse et les gens qu’il rencontre. Qui plus est, ces dons de métamorphose lui permettront de voir «les yeux dessillés (TJ, 148, 150)», d’apercevoir le visible et l’invisible (TJ, 233) et donc de s’ouvrir à d’autres poétiques de relation pour saisir les sens voilés du monde. Une fois ses sens aiguisés, Ti Jean découvre en lui la possibilité d’aller au-delà du concret pour aborder l’abstrait et le virtuel. Ti Jean apprend à voler, à planer au dessus des dures réalités de sa vie, expérience qui enrichira ses qualités de héros mythique (TJ, 24, 28, 32).

Vu les pouvoirs et la figure gigantesque de la Bête, les modalités de la lutte ne peuvent s’en tenir aux armes conventionnelles et donc Ti Jean doit selon les circon-stances négocier les relations possibles qu’il peut nouer avec le monde. Quand la situation dépasse les bornes de ses capacités humaines, Ti Jean se transforme en corbeau (TJ, 69-70, 118, 119-121, 143, 225, 227…). La symbolique de cet oiseau dans les traditions chrétiennes n’est pas sans importance pour le sens du récit. Dans les sources bibliques, cet oiseau s’avère plus souvent sous le signe de l’ambivalence. Oiseau de bon ou de mauvais augure, tout dépend du contexte où il paraît et se meut. À titre d’exemple, Noé choisit le corbeau pour vérifier si la terre était visible des eaux après le déluge (Genèse 8, 7). Le fait qu’il revient, présage encore l’attente, et donc porteur de mauvaise nouvelle. Mais le corbeau remplit également des fonctions prophétiques, il sert de guide et d’esprit protecteur.[19]  Sa figure est ambivalente dans divers récits de la Bible; dans le récit Ti Jean L’Horizon, elle est d’abord signe d’appartenance à un clan, clan en relation étroite avec les ancêtres. Le corbeau est confronté également à la figure du pélican. Comme nous l’avons déjà mentionné, la figure du pélican a été réhabilitée et transformée en symbole christique, symbole de l’amour paternel dans les traditions et le discours chrétien. Par contre, le corbeau s’est transformé en symbole de l’ingratitude filiale.[20]

Ti Jean L’Horizon de Schwarz-Bart convoque, invoque et révoque la symbolique du pélican et du corbeau pour aborder les tensions de race et de religion (au sens large), là où il y a inégalité ou hiérarchie entre groupes sociaux. Si le pélican est blanc (positif) dans les traditions chrétiennes alors que le corbeau est noir (négatif), il en sera tout autrement dans la symbolique du récit, Ti Jean L’Horizon. La figure du corbeau rappelle constamment la figure d’un être humain, Ti Jean, alors que l’image du pélican ne dépasse jamais sa définition d’animal complice de la Bête. Le corbeau est toujours en relation avec des êtres humains de races, de religions, de cultures diverses, alors que le pélican est uniquement en relation avec la Bête, l’engouleuse et la dévoreuse des êtres et des univers. Aussi convient-il de rappeler que les métamorphoses de Ti Jean en corbeau se passent plus souvent quand celui-ci est aux prises avec les circonstances autour de lui. Chaque fois que Ti Jean chancelle devant les obstacles à surmonter, il assume la forme du corbeau et peut planer au-dessus de la réalité et saisir l’occasion de réfléchir sur ce moment de trêve. Les qualités du corbeau permettent à Ti Jean de se libérer momentanément des impasses, des cloisons de son existence, de la présence imposante des discours sociaux allant à l’encontre de son épanouissement. En effet, l’envol lui donne l’occasion de franchir les frontières du vécu, du connu, du vu et de s’ouvrir à diverses saisies du réel antillais.

Par ailleurs, en parlant de corbeau, de vache, de pélican, l’auteure relève les complexités des relations entre faunes et, par extension, entre groupes humains, et les confronte aux expériences multiples de Ti Jean. Le récit problématise les rapports historiques de races: la quête de Ti Jean montre d’une part que les chefs africains ne sont pas innocents dans le trafic des esclaves et, d’autre part, que l’oppression existe partout même chez les Blancs. Alors que Ti Jean se trouve dans une situation subordonnée, infériorisée par rapport à la Bête, il refuse le statut de victime et cherche à se faire valoir en tant que sujet à part entière. Cette nouvelle conscience se veut critique de divers discours particularistes, et se traduit dans un champ d’action perspicace et souple, puisque sa nouvelle lecture du monde le rend sensible aux mobiles et à la vulnérabilité des siens et des autres.

Comme nous l’avons constaté, la Bête intervient dans le récit au moment où l’enfant devient chasseur habile. Mais voilà que le récit transforme le chasseur en chassé en faisant intervenir une proie gigantesque et étrangère à sa connaissance. Cette proie toujours présente entraîne des mesures (usage des armes dangereuses, présence militaire…). Transformé en chassé, il découvre le chasseur en lui et en l’autre. Cette conscience avisée lui permettra de triompher sur la Bête mais non sans avoir été marqué par le regard séducteur de la Bête. Après la disparition de la Bête, Ti Jean remarquera que les modalités de chasse ne sont plus les mêmes en raison d’un nouveau don:

(…) il se levait, partait à la chasse. Et c’étaient des courses singulières, où il était à la fois le chien et l’agouti, à cause d’un don qui lui était venu depuis la mort de la Bête, une façon d’attirer les proies à distance, jusqu’à ses pieds, et puis de les endormir doucement d’un trait de son esprit. (TJ, 283)

Ti Jean est désormais investi du pouvoir de séduire et de soumettre l’autre à sa volonté, pouvoir qu’il assume à bon escient. La chasse n’aura jamais plus la forme d’antan et, une fois son appétit assouvi, il retourne au village où le commencement d’une vie nouvelle se déroule devant lui. Réunie avec sa bien-aimée Égée, Ti Jean constate que son destin se trouve auprès des siens,

(…) parmi ces groupes de cases éboulées, ces huttes, ces abris de fortune sous lesquels on se racontait à voix basse et l’on rêvait, déjà, on réinventait la vie, fiévreusement, à la lueur de torches simplement plantées dans la terre. (TJ, 286)

Les mises à mort symboliques de Ti Jean donnent au récit un caractère cyclique. Hypnotisé par le regard séducteur de la Bête, Ti Jean pénètre dans la Bête et se meut dans cet espace de déglutition. Ici Ti Jean prend conscience de l’histoire de l’absorption de son clan et de son étendue présente sous forme d’intolérance envers les subjugués. La représentation de l’acte cannibale prend des proportions gigantesques, surréelles où des mondes entiers sont avalés. On pourrait y voir des préfigurations des faits de violences au XXe siècle tels les premières et les deuxièmes guerres mondiales, la vague des régimes totalitaires ou des pouvoirs concentrationnaires. Ainsi la quête et la vision de Ti Jean tendent vers un horizon nouveau, pensé dans des termes de citoyenneté et de relations à l’échelle mondiale.

Prescriptions contre les idéologies de ressentiment

Les motifs du chasseur, de la Bête et des combats à mener renforcent la problématique principale de la quête identitaire. Pour se connaître, Ti Jean ne doit pas seulement se regarder dans le miroir, mais également constater le regard que l’autre lui jette. Le combat contre l’esclavage, contre le fatalisme, contre le racisme trouve ses expressions dans le motif de la Bête, dans les récits et les allusions aux Dévorants (TJ, 138-9, 142, 146, 195), dans le jeu du regard. Ces liens entre l’univers rêvé et l’univers réel nous renvoient aux assises de la production textuelle des images de soi et de l’autre.

Le passage du conte oral au roman mythique chez Schwarz-Bart brouille les étanches de l’âge dans la mesure où la notion de l’enfance ne se mesure point en termes de chronologie mais en termes de pans que l’on vit, que l’on ressent au fur et à mesure des expériences vécues ou remémorées. La jeunesse et la vieillesse se confondent de sorte que Ti Jean porte en lui ses ancêtres aussi bien que ses descendants. Nulle surprise qu’Eusèbe voie toujours en Ti Jean «le garçon d’autrefois», «l’enfant» (TJ, 232) car la signification de Ti Jean ne repose pas tellement sur la sauvegarde d’un passé mais sur l’assurance d’une génération nouvelle qui saura accommoder les dimensions multiples de son héritage. Le récit renvoie constamment à l’enfance et à la jeunesse de Ti Jean, malgré les cycles de vie et de mort du personnage (TJ, 189, 196, 199, 224, 229). Chez Schwarz-Bart, l’enfance ne se limite point aux divers réseaux thématiques de la vie, de l’amour et de la mort, mais s’infiltre aussi dans les prises de position de Ti Jean devant les enjeux des pouvoirs et des discours sociaux dominants (l’esclavage, la colonisation, la dépendance économique…). Né de ses expériences ressort un projet de réflexion sur les tensions qui peuvent déchirer des peuples de races, de cultures et de religions différentes.

Le visage de l’enfant chez Simone Schwarz-Bart puise dans le fonds mythique et merveilleux des traditions populaires caribéennes. [21]  La figure et le parcours de Ti Jean touchent sa communauté, comme l’annonce la prophétie de Wademba (TJ, 64) et l’expriment les réflexions du héros même:

(…) et voici, se dit-il un peu ébloui, malgré tout, voici que son histoire se confondait avec le destin du monde, la courbe du soleil dans le ciel? (TJ, 89)

La présence de Ti Jean s’actualisant dans les élans réels et symboliques du héros répond à la poussée créatrice de l’écrivaine, pleine d’interrogations sur la réconciliation et ouverte à une promesse d’avenir meilleur pour la jeunesse.

Ainsi unis dans le déroulement du récit, genres et modes de connaissance mettent en évidence l’enfant, force latente dont l’éveil et le dynamisme croissants annoncent et préparent une génération nouvelle, capable d’élever le vécu, de l’ennoblir par sa promotion au rang du savoir: devenu savoir, savoir orienté vers la sagesse, son aboutissement idéal, le vécu devient le lieu même du bonheur, dans une présence de soi à soi et aux autres, sur un sol et un fonds de traditions qui sont une émanation de l’Un s’ouvrant à l’Autre. À partir des expériences multiples à travers le monde, Ti Jean nous trace les assises d’un nouvel horizon qui, au préalable, exigera un remodelage des discours et des économies du pouvoir. Il s’agirait d’une relation avec soi et avec l’Autre où l’étendue des tracés ne serait pas jouée à l’avance, mais serait la réalisation d’un projet à vision et à but communautaires. Le récit pose entre autres l’épineuse question de savoir lutter contre les multiples discours et les formes singulières du ressentiment, et de savoir œuvrer en faveur de la jeunesse pour qu’elle puisse tracer de nouveaux horizons.

Savoir moyenner

Le déroulement du récit invite le lecteur à suivre la trajectoire de Ti Jean, enfant du mythe et de l’histoire. Ayant acquis le pouvoir de se métamorphoser en corbeau, il est capable de surmonter les ambivalences qui caractérisent l’histoire politique des habitants de Fond-Zombi, dont les relations entre eux-mêmes et avec les autres sont marquées par l’antagonisme. La présence de la Bête, ennemie des êtres humains, supérieure par sa force et ses pouvoirs d’engouleuse, oblige Ti Jean à mobiliser tous ses talents naturels et surnaturels, selon les exigences du moment. Ti Jean se rend vite compte que nul peuple (ba’sonanqués ou français) n’a le monopole de l’oppression ni de l’intolérance. Le mieux qu’il puisse faire, c’est de rentrer au pays et de rebâtir sa relation avec son peuple.

Les programmes narratifs de Ti Jean convergent pour mettre en scène un personnage qui ose penser autrement, qui ose agir différemment comme l’atteste sa plongée dans le ventre de la Bête. Il en ressort renouvelé, parce qu’il a saisi l’occasion de retrouver son propre centre et sa place dans le monde. Il n’est plus question de se définir uniquement par un paradigme, qu’il s’agisse de l’Europe ou de l’Afrique, mais par un système de pensée qui s’ouvre à une démarche spirituelle du monde se réclamant du divers et du multiple. Chez Schwarz-Bart, tout tient dans son devenir à cultiver, à imaginer et à espérer. A la fin de sa quête, Ti Jean tue les diverses formes de ressentiment qui risquent de l’avaler. Ayant accédé à la pleine conscience de lui-même, il n’a plus besoin de se comparer et de se juger sur le terrain de l’adversaire historique. Il peut maintenant maîtriser sa propre existence et l’orienter vers un horizon sans limite.

Les analyses de Frantz Fanon et de Maximilien Laroche ont souligné, à leur façon, que le «réel sociologique» dans les relations de domination n’est guère net et unilatéral. Fanon, dans son analyse de la bourgeoise africaine, montre que la victime/le colonisé peut devenir à son tour bourreau et asservir un plus opprimé. Ce piège peut se tendre dans tout contexte ayant connu les effets de l’oppression. Laroche nous montre dans son étude, Le Patriarche, le Marron, la Dossa, que l’anthropophagie culturelle s’est étendue dans plusieurs contextes (Haïti, Brésil, Mexique…) et a endossé plusieurs formes (politique, culturelle, religieuse…).

Ti Jean représente la révolte positive, dans la mesure où il recherche les moyens de dépasser à la fois l’aliénation servile et les situations du ressentiment, et où il veut trouver de nouveaux rapports avec lui-même et avec l’autre. Ce nouvel horizon ne peut se dégager qu’en tuant la Bête et tout ce qu’elle pourrait symboliser sur le plan de l’histoire politique de Fond-Zombi et, par extension, des Antilles. Mais, en même temps, le récit nous suggère que l’exploration objective puis subjective de la Bête est une étape importante dans la réalisation de soi, encore qu’à dépasser. La symbolique de la mère dévorante s’évanouit devant celle de la mère nourricière, grâce aux gestes et au magnétisme des regards de Ti Jean sur son adversaire. L’opposition entre le chasseur-chassé et la Bête illustre les antagonismes entre le réel et les apparences, et provoque une vision qui négocie avec les contraires, sans exclure l’accommodement.

Savoir lire

Ti Jean L’horizon est aussi une réflexion sur la valeur des modes de lecture, surtout lorsqu’ils concernent notre saisie du monde. En accusant les trous des livres des «blancs» et les voiles qu’on jette sur les interprétations possibles, la narratrice accuse l’arbitraire d’un système de pensée qui ne tient pas compte de la diversité des approches et des interprétations possibles pour expliquer le monde.

Peut-être que Simone Schwarz-Bart veut ainsi dépasser la définition «réaliste» du roman qui ne ferait que circonscrire et décrire le réel. Selon Glissant, le roman se définirait comme

(…) un effort de récupération de tout le réel. Non pas seulement du réel sensible ou rêvé, mais aussi de celui que l’on pense, que l’on médite, que l’on prévoit. C’est un essai de totalisation du détail, de tous les détails, en vue d’une connaissance absolue. [22]

Il y aurait lieu, dans ce passage, de s’interroger sur les fonctions du roman, qui ne relèverait pas seulement d’un vœu de tenir compte de la totalité du réel, mais offrirait aussi un terrain permettant une infinité de relations possibles. Cette fonction sert également de miroir au passage de l’oralité à l’écriture. Ce passage n’effacera pas les composantes des deux pôles mais négocierait plusieurs espaces réaménagés, adaptés ou renouvelés. Tout porte à croire que, chez Schwarz-Bart, s’en tenir aux prescriptions d’un certain genre romanesque, c’est se soustraire aux traditions qui l’ont défini. Chez Schwarz-Bart, le souci de travailler le texte dans son contenu et dans ses formes, lexique, syntaxe, morphologie, voire stylistique, est révélateur de son enracinement culturel. Donc l’écriture devient la consécration et la cristallisation de la parole et du langage du peuple. Est-ce à dire que la réalité est imprescriptible, déterminée? Glissant parlera d’écraser la roche, toute matière dure. Schwarz-Bart, pour sa part, suggère une vision autre du roman. Si le livre et l’écriture ont servi d’armes pour assimiler les Noirs (en taisant leur explication et leur vision du monde faute de textes écrits), la tâche pressante est de les travailler, de les maîtriser à tel point qu’ils deviennent les instruments et les armes redoutables de l’écrivain libérateur. Le motif du chasseur pourrait décrire la situation de l’écrivain qui chasse les mots, essaie de les apprivoiser ou de les soumettre. S’il faut s’inscrire dans la Bête de l’écriture, dans les entrailles de la langue, Schwarz-Bart suggère qu’il vaut mieux prendre conscience de ces contraintes et de briser les instruments de valorisation qui font d’UNE approche de l’écriture la mesure par excellence de l’art et de la culture.

Il est intéressant de noter que, chez bon nombre d’écrivains de la Caraïbe, la collecte et la transmission du savoir est perçue comme un acte de désacralisation, métaphore de la situation de l’écrivain antillais qui doit descendre et sortir de sa tour d’ivoire pour être solidaire des siens. Dans La Lézarde de Glissant, Thaël, personnage à dimension mythique, doit descendre dans le monde des plaines; à l’inverse, dans le Quatrième siècle, Mathieu, que sa tâche d’historien entraîne à monter dans les hauteurs voir Papa Longoué pour combler les trous de l’histoire, doit redescendre dans le monde séculaire. Chez Simone Schwarz-Bart, en l’occurrence, il y a une tentative d’exprimer cette dialectique entre le sacré et le profane, le mythe et l’histoire, la nature et la culture, en signalant les dimensions multiples des personnages (Aboomeki/ Silencieuse, Wademba/l’Immortel/congre vert, Awa/ Éloïse, Ti Jean L’horizon/Abunasanga/liane d’igname), les relations qu’ils entretiennent avec la faune et la flore, le double parcours de la quête (monde réel, monde rêvé), la double ossature du texte (où il y a ce va et vient entre l’écrit et l’oral, une parole en mouvement). Dans des situations d’oppression, la présence d’un second pôle résulte d’un mode ou d’une stratégie de survie. Mais la question que semble se poser l’auteure, c’est de savoir s’il faut à l’heure actuelle s’en débarrasser, l’assumer, le dépasser?

Ti Jean L’horizon se distingue de Pluie et vent sur Télumée Miracle par les déplacements du héros dans l’île natale et en dehors. Dans Pluie et vent sur Télumée Miracle, la quête identitaire des personnages insiste sur l’espace insulaire, et l’on fait à peine mention de l’Afrique et de la France. Par exemple, lorsque la narratrice décrit Amboise et sa vie passée, elle dit qu’il a séjourné quelques années dans la métropole, mais qu’«il n’aimait pas parler de la France» (PV, 215). Par contre, la quête identitaire telle qu’elle se trouve articulée dans Ti Jean L’horizon dépasse le cadre insulaire. Ti Jean se rend en Afrique (la terre de ses ancêtres), puis en France (la terre des ancêtres des Maîtres blancs) pour ensuite s’enraciner à la Guadeloupe. À la description des traversées de Ti Jean s’ajoute le relevé des pensées, des commentaires, des dires de notre héros et de son entourage. Les liens entre l’expérience et le savoir permettent à Ti Jean une meilleure lecture et une meilleure vision des obstacles intérieurs ou extérieurs.

Le cas de Man Justina est exemplaire à cet égard. Les autorités refusent de reconnaître l’explication du sort de Man Justina. L’explication qu’en donnent les habitants de Fond-Zombi renvoie à la mythologie populaire de l’engagée, de la «morphrasée». Mais cette lecture du monde à travers le prisme du merveilleux est catégoriquement refusée par les autorités au pouvoir, selon qui Man Justina aurait été victime d’un crime, «dont toute la population aurait été complice» (TJ, 33). Par contre, «les enfants de l’école, les docteurs» (TJ, 33) s’en prennent au scientisme en vogue, à la volonté de trouver une explication ou un argument scientifique à tout phénomène. Schwarz-Bart critique ici l’argument paralogique des autorités (si je ne comprends pas, c’est que cela n’existe pas) en soulevant les failles de leur position. Le récit pose des questions percutantes au sujet des émetteurs et des récepteurs du savoir (leurs mobiles, leurs conditions socio-économiques, le contexte politique…). D’où la mise en garde de la narratrice qui répète que le savoir ne se limite point à celui que l’on trouve dans les livres, car «les blancs avaient décidé de jeter un voile par-dessus» (TJ, 33). À la question que se pose Ti Jean L’horizon «Pourquoi un être tel que moi est-il venu au monde?» (TJ, 210), la narratrice nous offre un repère, un remède qui pourrait répondre à cette aliénation culturelle: celle de voir non seulement «des bois derrière les bois» (TJ, 236), mais également «des bois à l’intérieur des bois» (TJ, 237). Se situer dans un monde en proie à lui-même amène Ti Jean à penser et à agir au-delà des schèmes habituels.

Au fond, Schwarz-Bart jette lumière sur la capacité du récit mythique d’antan de pouvoir s’adapter aux réalités nouvelles auxquels font face les sociétés caribéennes. Le récit de Ti Jean L’horizon renferme plusieurs autres cycles de contes créoles: la Bête à sept-têtes, la «morphrasée», les diablesses, les soucougnans, les zombis… C’est à l’intérieur de la Bête, dans le lent périple de l’incorporation, de la digestion, de l’expulsion que Ti Jean meurt et renaît de ses avatars. Il n’est pas moins vrai que la figure de Ti Jean s’articule et entre dans des rapports dialogiques avec d’autres figures du répertoire créole, dont le plus connu est Ananzé. Ce faisant, il crée de nouvelles significations et prend en compte de nouvelles symboliques pour rompre les cycles de minoration et de dévalorisation qui font obstacle à l’épanouissement des sociétés caribéennes.

Savoir aimer

La relation amoureuse entre Égée et Ti Jean passe par des plages temporelles et des topographies réelles et irréelles qui dépassent souvent l’entendement des amants mais sans pour autant offusquer les sentiments qui les relient l’un à l’autre. Il y a de quoi espérer si le couple est un microcosme de la société, car l’amour perdure et devient facteur de cohésion sociale pour recentrer et renouveler la vision de soi et de sa communauté. On pourrait multiplier les instances où les obstacles aux amants risquaient de les détruire, mais le don de soi devient, pour les amoureux, source d’épanouissement personnel et spirituel.

La présence d’Égée n’est pas à négliger car elle donne au récit de Ti Jean une dimension morale. Égée, son amante, joue à la fois son rôle d’auxiliaire et de trésor à retrouver, et elle est la source et le moteur principal de la quête de Ti Jean au fin fond de lui-même. L’amour n’engage pas seulement le destin des amants mais également celui de la communauté. La relation entre Égée et Ti Jean donne espoir, dans la mesure où elle évoque une sensibilité affective fort aiguisée, un désir de rêver la vie pour la revivre, ou la réinventer. Ti Jean suivra la trace d’Égée pour battre en brèche les lieux clos du discours de l’oppression.

Savoir co-habiter pour co-devenir

Les configurations thématiques et rhétoriques de Ti Jean L’horizon nous permettent de constater des conni-vences de lecture qui s’ordonnent autour d’une réflexion étendue sur le présent en remontant dans le passé et en projetant les bases d’un nouvel avenir dont la Caraïbe est le centre. La lecture que nous offre Schwarz-Bart de l’univers guadeloupéen, et par extension de l’univers caribéen, s’articule non en termes d’une logique du plus fort ou du plus faible, mais selon une philosophie d’interdépendance mutuelle. Le récit de Schwarz-Bart nous rappelle que l’avenir du pays dépend de ses prin-cipes de base portant sur le respect la citoyenneté et exigeant la promotion de l’inclusivité, le droit à la liberté d’expression et de mobilité, ainsi que le droit à la différence.

Schwarz-Bart termine tout de même l’histoire de Ti Jean sur une fin heureuse. Lors d’un entretien avec l’égarée des égarées, Ti Jean est invité à respecter la fonction traditionnelle des contes:

Apprends, bon vieillard, que tous nos contes finissaient bien, contrairement à nos vies: sinon, à quoi bon les raconter?… (TJ, 205)

Il en sera de même pour l’aventure merveilleuse de Ti Jean ainsi que pour la mise en fiction de celle-ci:

Mais il voyait maintenant, nostr’homme, que cette fin ne serait qu’un commencement; le commencement d’une chose qui l’attendait là, parmi ces groupes de cases éboulées, ces huttes, ces abris de fortune sous lesquels on se racontait à voix basse et l’on rêvait, déjà, on réinventait la vie fiévreusement, à la lueur de torches simplement plantées dans la terre… (TJ, 285).

L’enfant, en tant que figure de pensée et de rhétorique, offre une lueur d’espoir du fait qu’il peut, malgré les obstacles multiples devant lui, les surmonter et forger un avenir meilleur. Identifier et démasquer les contraintes, les impasses dans et hors d’une époque sous forme de mythe exige un procès d’identification, de distance et de réflexion. Dans Ti Jean L’horizon, la reprise et la révision des mythes donnent lieu à un récit où l’enfant et ses horizons sont marqués par la sagesse populaire qui alimente l’imaginaire et la vie.


Notes:

1. Kathleen Gyssels, Filles de Solitude (Paris: L’Harmattan, 1996); Jean-Pierre Jardel, «Littérature antilaise d’expression française et identité culturelle: Ti Jean L’horizon de Simone Schwarz-Bart», Anthropologie et Sociétés 6.2 (1982): 67; Dannick Zandroni,« À propos du récit de type nouveau», Mofwaz 2 (1977): 33-42. Les citations renvoient toutes, sauf indication contraire, à cette édition du texte: Simone Schwarz-Bart, Ti-Jean L’horizon (Paris: Seuil, 1979) = TJ.  [retour au texte]
2. Selon Jean-Pierre Jardel, le cycle de Ti-Jean serait « le plus répandu parmi les contes à personnages humains» et il ajoute que «L’importance de ce héros est telle qu’on le retrouve dans les contes créoles de pays aussi éloignés que l’île Maurice, la Guyane ou le Missouri». Cf. Le Conte créole (Martinique: Fonds St. Jacques, Centre de recherches caraïbes, 1977) ainsi que l’étude d’Evelyne Voldeng, «Le cycle de Ti-Jean dans les contes populaires en Bretagne, au Canada français et aux Antilles», Espace caraïbe 1 (1993): 113-123. [retour au texte]
3. Citons entre autres: L’enfant des Passages ou La geste de Ti-Jean (Paris: Ed. Caribéennes, 1987) d’I. Césaire; Au temps de l’antan (Paris: Hatier, 1988) de P. Chamoiseau; Contes créoles des Amériques (Paris: Stock, 1995) et Les Maîtres de la parole créole (Paris: Gallimard, 1995) de Raphaël Confiant; Deux contes créoles: Ti-Prince et Medel, Ti-Jean L’horizon (Paris: E. Figuière, 1935) de M. Dufrénois; Contes et légendes des Antilles (Paris: F. Nathan, 1965) de T. Georgel;« Ti Jean and his Brothers», Dream on Monkey Mountain and Other Plays (New York: Noonday Press, 1970) de D. Walcott. [retour au texte]
4. Le récit d’enfance chez Schwarz-Bart est une composante importante de sa pratique d’écriture. Pour les besoins de cette étude, nous allons nous concentrer sur Ti-Jean L’horizon sans pour autant négliger les leitmotive qui relient l’ensemble de l’œuvre de Schwarz-Bart. Les assises de cette étude portent sur le rapport de l’enfant à sa communauté, la position de l’enfant par rapport aux perspectives et aux discours de sa communauté et la symbolisation de l’enfant à travers les divers paliers du récit narratif. [retour au texte]
5. Jardel, 10; 16-17. [retour au texte]
6. Il convient de noter que ces questions sont au centre des réflexions théoriques et sociologiques d’Édouard Glissant sur le Divers. Pour une analyse succincte et perspicace de la pensée de Glissant, consulter sonIntroduction à une Poétique du Divers (Montréal: PUM, 1995); cf. l’étude de Patrick Chamoiseau, «Que faire de la parole?» Écrire la «parole de nuit» (Paris: Gallimard, 1994): 156-57. [retour au texte]
7. À ce sujet, voir les travaux de Neil Ten Kortenaar,« How an African Text Means: The Example of Une vie de boy», Tradition et modernité dans les littératures francophones d’Afrique et d’Amérique sous la dir. de Maximilien Laroche (Ste. Foy: Université Laval, GRELCA, 1988): 33-48; Maximilien Laroche, La Découverte de l’Amérique par les Américains (Ste. Foy: Université Laval, GRELCA, 1989): 11-24; Walter Moser, «L’Anthropophagie du Sud au Nord», Confluences littéraires sous la dir. de Michel Peterson et Zilà Bernd (Québec: Les Éditions Balzac, 1992): 113-151. [retour au texte]
8. Pour une discussion intéressante sur le cycle de Ti Jean par rapport aux variantes et aux modèles africains, ainsi qu’une réflexion sur la pertinence et l’adaptation des récits mythiques africains, voir l’étude de Raymond Relouzat, Le Référent ethnoculturel dans le conte créole (Paris: L’Harmattan; PUC/GEREC, 1989): en particulier, «I monté pyé-a», 78-12; cf. G. Meyer et V. Görög-Karady, L’enfant rusé, et autres contes Bambara (Paris: Edicef, Collection Fleuve et Flamme, 1984). [retour au texte]
9. À côté des recherches sur l’intertextualité européenne, se joignent des études sur l’intertextualité africaine, apparentant les contes caribéens aux contes de chasseurs bambara. Dans son étude, Oral Literature in Africa, Ruth Finnegan aborde les récits de chasseurs et cite entre autres les sources suivantes: S.A. Babalola, S.A., The Content and Form of Yoruba ijala (Oxford: OLAL, 1966); B. Gbadamosi et U. Beier, Yoruba Pœtry (Ibadan, 1959); J.H.K. Nketia, Folk Songs of Ghana (Ghana: Legon, 1963); B. Stefaniszyn, «The Hunting Songs of the Ambo», African Studies 10 (1951). [retour au texte]
10. Finnegan, 227. [retour au texte]
11. Outre l’arme à feu, Wademba lui passera son bracelet de connaissance, son ceinturon de force et son appui spirituel (TJ, 64). [retour au texte]
12. Raymond Relouzat, Le Référent ethno-culturel dans le conte créole (Paris: L’Harmattan; PUC/GEREC, 1989): 154. [retour au texte]
13. Relouzat, 156. [retour au texte]
14. Finnegan constate que certains chants de chasseurs par exemple, vont jusqu’à affirmer leur supériorité sur les autorités politiques (Finnegan, 223, 282). [retour au texte]
15. Selon Evelyn Voldeng, la Bête chez Schwarz-Bart serait un «(…) symbole thériomorphe complexe qui représente à la fois la colonisation, les périls courus par l’humanité, le mal et la mort», Espace caraïbe 1 (1993): 121. [retour au texte]
16. Cf. François Mauriac qui dans son texte, Thérèse Desqueyroux (Paris: Grasset, 1939) impute les tendances du «monstre» chez son personnage féminin aux contraintes de la société. Schwarz-Bart, elle aussi, s’interrogera sur les origines et les articulations de la «bête» dans l’insconscient collectif du peuple antillais, mais ce qui l’intéresse c’est plutôt l’intériorisation du «monstre». [retour au texte]
17. Cf. la description de la Bête au moment du combat final: «Allongée de l’autre côté de l’eau, le mufle tourné vers la lune mourante, l’apparition était toute blanche et lumineuse dans l’ombre et vagissait, douloureusement, en se battant les flancs de la queue» (TJ, 275). [Les italiques sont les miennes.] [retour au texte]
18. Sur le symbole christique voir entre autres: Peter A. Angeles, Dictionary of Christian Theology (Cambridge: Harper & Row, 1985); 158; Jean Chevalier (sous la dir.), Dictionnaire des symboles (Paris: Laffont, 1969): 590; F. L. Cross, The Oxford Dictionary of the Christian Church (Oxford UP: 1997): 1249. [retour au texte]
19. Cf. les références dans les récits bibliques au pélican (Lv 11,18; Dt 14, 17; Is 34, 11) et celles au corbeau (Gn 8, 7; Lv 11,15; Dt 14, 14; 1 Ro 17, 4/6; Job 38, 41; Ps 147, 9; Pr 30, 17; Ct 5, 11; Is 34, 11; So 2, 14; Luc 12, 24). [retour au texte]
20. Sur l’ingratitude filiale, voir Fernand Cabrol et Henri Leclerq, Dictionnaire d’archéologie chrétienne et de liturgie (Paris: Librairie Letouzey, 1948): 2912-2913; Jean Chevalier (sous la dir.), Dictionnaire des symboles(Paris: Laffont, 1969): 233-235. [retour au texte]
21. Cf. l’étude de Kathleen Gyssels, Filles de solitude, 27. [retour au texte]
22. Édouard Glissant, «Un effort de récupération de tout le réel», Les Lettres nouvelles (11 décembre 1958): 1. [retour au texte]


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mis en ligne : 16 juillet 1999 ; mis à jour : 5 janvier 2021