Cléante Valcin, « Le Voleur »

Madame Dunet a regardé la pendule avec stupeur. Elle voudrait en arrêter la marche ou fuir, mais, comme un soldat au fort du danger ne peut déserter le camp, une mère ne peut abandonner son foyer parce que le pain y manque. Bravement, elle dépose son ouvrage et va vers la porte d’entrée pour recevoir ses quatre enfants qui vont revenir de l’école ;

– Chéris, avez-vous bien travaillé ?

– Oh ! oui, maman, répondent-ils d’une commune voix, mais nous avons…

– Je comprends, s’empresse-t-elle de dire, je comprends. Patientez, votre père va rentrer dans un moment avec de quoi manger…

* * *

     Il est sept heures du soir. Parce que Madame Dunet n’a pas mis de kérosine dans la lampe, elle vient de rendre sa petite âme lumineuse au dieu des ténèbres. Finie sa lente agonie, finis les grésillons en coups saccadés contre les parois de la cheminée en verre.

La lune généreuse, dans la noire maison laisse pénétrer ses rayons argentés qui éclairent le pauvre paquet humain que forment Madame Dunet et ses enfants.

Tout à coup, ils entendent des pas… les gosses sentent une sourde espérance envahir leurs petits cœurs. Enfin, ils vont pouvoir manger puisque leur papa, sorti depuis le matin, à la recherche du pain va rentrer. Ils battent des mains, courent le rencontrer… Mais, hélas ! ils se heurtent à un visage ravagé, à deux yeux lourds de larmes contenues.

La mère a compris la muette détresse du malheureux ; dans la demi-obscurité, elle a cherché sa main et l’a serré avec sollicitude :

– Ami ! cher ami…

– Je suis désespéré. Pas un courtage, rien, rien…

– Ne vous désolez pas tant…

– Hélas ! Nous pouvons supporter la faim nous, mais nos enfants…

– Du courage !

– Du courage ? Mais je n’en ai point…

À ces mots, il s’affaisse sur un vieux divan à côté de madame Dunet qui berce son dernier-né.

* * *

     Monsieur Dunet pleure depuis longtemps, la tête appuyée sur l’épaule de sa femme, mais voici que soudain une idée étrange, insensée, incompatible avec son nom et son rang a germé dans son cerveau et grandit peu à peu… Il se lève, avise une étagère où s’étalent de vieux journaux, en prend deux ou trois et sort.

Comme un bolide, il descend la pente du « Chemin Lalue », passe devant le Séminaire Saint-Martial, s’engage dans la rue des Miracles, contourne la pharmacie Bruno et arrive à la « Barrière Fer ». Là, un mendiant lui tend la main.

« Celui-ci peut au moins mendier son pain pense-t-il, mais moi, moi… »

Oh ! comme il voudrait aussi crier son angoisse, crier que sa femme et ses quatre enfants sont affamés dans une maison sans lumière !

* * *

     Monsieur Dunet est maintenant au « Marché en Haut ». Un petit attroupement et un relent de poissons frits dans de la « mantèque suif » l’attirent… il s’avance. Rien ne manque pour un bon repas : ici dans un « bac » se trouvent de gros « biscuits-machine » feuilletés et délicieux, une chaudière de « riz doré », là, des poissons, des bananes et des patates frits à côté de la traditionnelle sauce pimentée… Les clients sont nombreux, on interpelle de tous côtés la poissonnière affairée : « Rosa ! Rosa ! cinq centimes de poissons… cinq centimes de patates… Sor Rose !!! Ti Rose »… Il n’est pas de noms câlin qu’on ne donne à la marchande afin d’être vite et bien servi.

Après avoir longuement hésité, le pauvre père, maîtrisant sa voix qui tremble, bravement, héroïquement tend ses journaux et dit : – Rosa, mettez une gourde de « mangé cuite » dans ça pour moin et six biscuits…

La vendeuse s’exécute immédiatement. Dunet fait mine de bien envelopper son paquet et de chercher de l’argent… De l’argent ! Pendant ce temps de nouveaux clients arrivent ; profitant de la distraction de Rosa, il s’enfonce dans l’ombre d’un sablier tout proche et s’esquive… Arrivé près du « Bassin Cheval » au moment où il va s’engager dans la rue Courte, il entend crier : « Baré voleur ! Baré ! ».

Du « Bureau Central » un « force-à-la-loi » macaque en main, s’élance vers la marchande pour lui porter secours… Le voleur ne peut pas être loin, explique-t-elle.

« Li chiré côté Bureau Central », affirme un gamin.

À pas pressés, Dunet, son paquet sous le bras le cœur haletant, monte la rue des Miracles quand, ô ironie ! l’homme de police l’interpelle : « Monsieur ! »

« Je suis perdu ! », murmure le malheureux, mais comme la bête féroce menacée, vaincue, se soustrait parfois à ses ravisseurs par l’autotomie, lui aussi sans hésitation se dérobera à la honte qu’il sent venir. D’une main crispée il cherche une médaille attachée à son gilet de flanelle, la presse sur son cœur : « Mon Dieu, n’êtes-vous pas le suprême refuge ? » Il se retourne crânement vers le gendarme, le doigt maintenant sur la gâchette de son révolver :

– Que me voulez-vous ?

– N’auriez-vous pas vu passer un voleur, courant à perdre haleine ? dit le « policeman » en créole.

– Oui… je l’ai vu, mais il doit être maintenant très loin…

– Ah ! moin ta bali un peu « guêpes ! »

Dunet tremble à ce mot : donner « guêpes » à quelqu’un au Bureau Central, c’est lui appliquer une souffletade inouïe, inhumaine qui le rend méconnaissable en quelques minutes. Il tremble, car le paquet graisseux, l’odeur de la friture, tout peut le dénoncer à son interlocuteur, il tremble, mais le souvenir de ses enfants affamés, de sa maison enténébrée redouble son courage et il passe son chemin.

* * *

     Madame Dunet a rallumé la lampe parce que la petite marchande d’en face a consenti, après mille rebuffades, à lui vendre un peu de kérosine à crédit et, près de la table de la salle à manger, a groupé ses enfants pour la prière en commun :

« Donnez-nous aujourd’hui notre pain de chaque jour… »

À ces mots, le dernier-né s’écrie : Voici papa avec le pain… »

– Oui, mes enfants, oui mangez, dit Georges Dunet en étalant le contenu de son paquet sur la table, Dieu a exaucé votre prière.

Les gosses, à ce festin inespéré, font ripaille, régalent, même Minet de reliefs de poissons, chantent, dansent…, étudient leurs leçons.

Dix heures ! Les enfants sont couchés depuis longtemps. Madame Dunet sent qu’une flétrissure s’est glissée dans son foyer avec le paquet gonflé de victuailles. Sur le visage de son mari, elle lit quelque chose d’indéfinissable. Et brusquement, elle l’interroge :

– Qu’as-tu fait ? Dis-moi tout…

Il hésite un moment, puis :

– J’ai volé !

– Volé !

– Oui, j’ai volé. Tout ce que mes enfants ont mangé est du bien d’autrui…

– Oh ! tais-toi, tais-toi, ils peuvent entendre…

Et l’un près de l’autre, ils pleurent jusqu’au matin.

… Deux mois après, ô bonheur ! pendant que Dunet est au bain, un ami vient lui annoncer sa nomination à la Chambre des Comptes…

* * *

     Les employés publics ont touché leurs appointements ce matin… Il est six heures du soir, Rosa, la marchande de poissons frits, est, comme toujours, devant son petit étalage. Soudain, un homme vient à elle et lui tend un billet de dix gourdes :

– Rosa, je viens vous payer… Merci !

– ?

– Merci !

La poissonnière n’a pas compris tout de suite, mais après avoir dévisagé Dunet – car c’est lui – elle s’est écriée :

– Ah ! bon, bon, c’est ça…

– Merci donc, merci !

– C’est bien.

Et léger d’avoir rendu à Rosa ce qui est à Rosa, Georges Dunet rentre chez lui en fredonnant une chanson gaie, pour prendre la soupe bien fumante que lui a préparée sa chère femme.


Cette nouvelle, « Le Voleur », par Cléante Desgraves Valcin, a été publiée pour la première fois dans la revue Le Temps à Port-au-Prince en 1937.

© 1937 Cléante Desgraves Valcin


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mis en ligne : 10 août 2006 ; mis à jour : 22 octobre 2020