Claude Pierre, 5 Questions pour Île en île


Le poète Claude C. Pierre répond aux 5 Questions pour Île en île, chez lui à Port-au-Prince, le 12 janvier 2010.

Entretien de 33 minutes réalisé chez l’auteur par Thomas C. Spear.

Notes de transcription (ci-dessous) : Josaphat-Robert Large.

Dossier présentant l’auteur sur Île en île : Claude Pierre.

début – Mes influences
05:44 – Mon quartier
08:32 – Mon enfance
16:01 – Mon oeuvre
24:52 – L’insularité

Note : cet entretien a bien été filmé le jour fatidique du 12 janvier 2010 à Port-au-Prince. Après l’entretien, Claude Pierre a déposé Thomas Spear à l’hôtel Karibe, où il allait retrouver des amis et des auteurs présents pour le festival Étonnants voyageurs (qui devait démarrer le lendemain) et s’en va, en retard, vers son rendez-vous chez le dentiste. Ils n’apprennent que plusieurs jours plus tard qu’ils font tous les deux partie des survivants.


Mes influences

Qu’est-ce qui m’a influencé ? C’est surtout d’abord au niveau de l’oralité : les berceuses, les chants des marchandes qui passaient dans les rues, les oiseaux, le bruit de la mer. Dans un premier temps, je ne me suis pas rendu compte que les livres étaient si importants. C’étaient des trésors. Dans ces trésors-là, j’ai appris à rencontrer des mots. La Fontaine, Zévaco, Paul Féval. Des auteurs haïtiens, des poètes qui parlaient de choses dont on ne parlait pas dans les livres qui venaient de France. Ça parlait de traversées, d’Afrique, d’esclaves. À côté de Victor Hugo, il y avait Jean Brierre, Regnord Bernard, des auteurs qui ont su me porter à voir la vie d’une autre façon. Les livres m’ont appris que j’étais différent, que j’étais un insulaire, un nègre, un homme, que j’avais des sentiments.

Maman était le premier amour. Arrivé à Jérémie, j’ai rencontré des filles que j’appelais des étrangères. Il y a aussi l’amour pour ma maîtresse, la personne qui m’a montré l’alphabet. J’ai noté cela dans mon dernier recueil. Une femme extraordinaire qui m’a montré à lire. Elle était tellement belle que je ne pouvais pas la regarder dans les yeux.

Chemin faisant, la lecture de Guillaume Apollinaire, Éluard, des surréalistes, à côté d’un Aimé Césaire, d’un Pablo Neruda, Nicolás Guillén. Je suis influencé par tout le monde. Mais, pour me retrouver, il fallait lire autre chose que la poésie : des livres d’idéologie, de doctrine, de théorie littéraire. Je suis aussi influencé par le formalisme. Il y a des gens qui me reprochent une certaine forme de raideur dans ma poésie. Je renvoyais la syntaxe pour trouver autre chose. C’est en jouant avec la langue que je me suis rendu compte que sa musique peut s’exprimer de plusieurs façons. Non seulement par l’arrangement des mots, mais par les mots eux-mêmes, exprimés dans une certaine thématique, dans un ordre ou un désordre apparent.

Mon quartier

Mon quartier, c’est le grand Port-au-Prince, tout Haïti. C’est le contraste, un village dortoir. On traverse un marché pour arriver chez moi. À quelques mètres de chez moi, c’est le brouhaha ; chez moi, c’est le dortoir. Il faut vivre avec ça, mon rapport avec les arbres, avec la végétation de ma cour. Il y a plus loin le grand Port-au-Prince, avec ses bruissements, ses débordements, ses extravagances. Mais chez moi, c’est le repli. Donc, c’est quelque part la vie. Et il y a un lieu où pouvoir quand même réfléchir. C’est quelque part l’exil.

Port-au-Prince dans tous ses recoins grouille de marchands. Quand j’écris, tous ces gens sont avec moi et m’habitent et viennent participer à mon travail.

Mon enfance

J’ai eu une enfance heureuse à Corail. J’étais un enfant un peu fragile. Le dernier de la famille, j’étais toujours dans les jupes de ma mère. Il a fallu la mer. Et il y a le vent qui nous attirait vers la rade. Dans l’après-midi, il y avait le foot, le football. Ça m’a un peu préparé à l’adolescence. Ce qui a consommé le divorce avec la maison, c’est quand je suis arrivé à Jérémie. On m’a exilé à Jérémie, chez les Frères de l’Instruction chrétienne. Corail, c’était une ville qui était dans ma poche ; la ville était presque un mouchoir de poche. Tout le monde me connaissait. Mes parents avaient l’habitude de nous amener faire des escapades aux bords de la rivière. Quand il faisait chaud à Corail, on nous emmenait dans les hauteurs de Beaumont. Là, on avait le bon air, aussi bien que des cousins et d’autres parents et amis avec qui je rentrais en relation. Très tôt, j’ai appris qu’entre les hommes on peut ne pas s’entendre, on peut ne pas avoir la même opinion, on peut ne pas avoir les mêmes goûts. C’est à ce moment-là que se dessinait pour moi le désir de vouloir capter les choses. C’est-à-dire, la différence entre Corail qui était un village chaud et Beaumont qui était un lieu froid (au point de vue température), entre la terre blanche de Corail et la terre rouge de Beaumont… Moi qui pensais que toute la terre était la même partout, je commençais à me rendre compte que tout était différent. Que rien n’est donné, tout change !

Cette différence-là, je l’ai vécu encore de façon interne les jours de marché. Il y a des gens qui vont et viennent et ce n’était jamais le même visage. À Jérémie, c’était fougueux, c’était la tempête, la mer qui était toujours en colère. Cette enfance-là, je l’ai vécue avec beaucoup de plaisir. J’ai commencé à comprendre la différence entre les sociétés. Nous autres qui revenaient de la grand ville pour passer des vacances, et d’autres qui étaient là à longueur d’année ; une année, il y avait ceux qui étaient nos amis et l’année suivante, ils ne pouvaient plus l’être, parce que c’étaient déjà de jeunes adultes. On saluait ces jeunes adultes-là, mais ils répondaient à peine. Il y avait comme une sorte de honte… les gens ne nous recevaient plus comme auparavant. On ne pouvait plus jouer avec eux, ni aux billes ni à quoi que ce soit, parce qu’ils étaient occupés, et nous, on était en vacances. C’était un contraste extraordinaire.

Tout cela m’a marqué. À Jérémie, j’ai commencé à entendre parler de politique, de Port-au-Prince. De facultés, d’universités. À Jérémie, il y avait certains poètes de renom : Etzer Vilaire, Jean Brierre… Je suis entré en sciences politiques avant de laisser Haïti pour le Canada, sous la dictature.

Mon œuvre

La première œuvre : À haute voix et à genoux, en 1968. Consacré à ma mère, c’était un recueil de six poèmes. Ma mère s’appelait Séfora, une femme qui m’a marqué. J’ai commencé à aimer l’école en 5e, deux ans après le certificat d’études primaires. Je me suis rendu compte que j’avais le pouvoir d’écrire. Arrivé au Canada en 1970, avec l’encouragement d’un professeur à l’université Laval, Fernando Lambert, j’ai publié Coucou Rouge, qui a eu un succès d’estime. Tous les Haïtiens qui étaient à Québec se sont présentés à l’Université où se faisait le lancement. Pour moi, c’était un bestseller ! Le Soleil m’avait consacré un article d’Alix Renaud. À Gatineau, Claude Bertaud m’a dit qu’il connaissait un éditeur. C’est ce qui m’a valu Tourne ma toupie, publié chez Naaman, un éditeur qui prenait une certaine importance. J’ai publié C’est un grand arbre qui nous unit avec Jean-Guy Paquin, chez VLB. Crues et Le coup de l’étrier sont également publiés chez Vermillon.

Je suis revenu en Haïti où j’ai enseigné à l’université. En 1997, j’ai publié Le voyage inventé où j’ai fait toutes mes expériences de poète, dont des textes en créole et en prose. Dans Le voyage inventé, j’ai fait mon premier grand voyage dans le champ de la littérature, en jouant avec les thèmes. J’ai assumé mon rôle de poète qui avait quelque chose à dire, pédagogique, idéologique, mais également élegiaque. J’adore l’élégie.

Et puis je me suis intéressé au récit. J’ai fait de courts récits en français qui sont encore dans mes tiroirs, à part le récit dans Une journée haïtienne et quelques récits pour des revues. En créole, par contre, j’ai publié un récit qui a beaucoup de succès. Lang pa gen zo, qui m’a été inspiré par une théorie d’Umberto Eco. Un texte qui ne finit jamais. Le non-fini d’un texte littéraire. Un texte qui est multiple dans ses possibilités de sens.

J’ai publié Le dit du lierre, une sorte d’hommage à ma femme.

Et, avec Marie-Jeanne Luziole, une Suisse, j’ai fait un texte qui s’appelle Arc-en-neige.

L’Insularité ?

[L’insularité,] c’est quelque part une mouvance. C’est aussi un éclatement obligé. Un va-et-vient. Quand on sort de l’insularité, on revient toujours à son point de départ. Quelqu’un qui n’a pas de base ne saurait bourgeonner. Il ne faut pas couper les ponts. L’insularité, c’est un éclatement qui réfléchit sur l’origine. C’est une façon d’ouvrir des portes, c’est une proposition de clés.

La terre emtière est une île. Mon île commence avec la péninsule de la Grand-Anse. J’étais au Canada où j’ai vécu longtemps au Québec qui est une forme d’île. L’insularité, un thème récurrent chez l’insulaire géographique. Mais il y a aussi l’insulaire de l’intelligence, de l’imagination. Écrire, c’est un acte solitaire. Mais on est accompagné de tout ce monde : Homer, Nietzsche, Jacques Roumain, Jacques Ferron, Dos Passos, Edgar Allan Poe, Verlaine, Mallarmé, Nerval, Nicolás Guillén, Pablo Neruda…

Les vieux thèmes, il faut les rendre de façon personnelle, comme si c’était la première fois. On n’est pas tout seul, car on profite de l’expérience des autres. On fait partie d’une confrérie. Ce qui est important, c’est lorsque quelqu’un trouve son bonheur dans un livre. Le livre lui parle de façon claire, ou obscure, mais lui dit des choses, ou le dérange. Les plus grands insulaires sont peut-être les analphabètes. Un premier pas à faire, c’est de donner aux gens la possibilité d’entendre la voix de certains auteurs. Il n’y a pas de frontières entre les auteurs. Que des opinions : un cliquetis d’images, d’opinions.


Claude Pierre

Pierre, Claude C. « 5 Questions pour Île en île ».
Entretien, Port-au-Prince (2010). 33 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube le 8 juin 2013.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, du 21 juin 2010 jusqu’au 13 octobre 2018.)
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Caméra : Thomas C. Spear.
Notes de transcription : Josaphat-Robert Large.

© 2010 Île en île


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mis en ligne : 21 juin 2010 ; mis à jour : 26 octobre 2020