Christiane Taubira, La Campagne présidentielle de 2002

En pleine campagne électorale en avril 2002, Christiane Taubira,  politicienne exceptionnelle, femme du peuple et oratrice magnétique, galvanise sa tribune, « debout ». Au cœur rayonnant de palmiste, Taubira est la perle rare sur la liste des candidats présidentiels d’une République qu’elle désire « plurielle ». Avec moins de 1% de votes au premier tour selon les suffrages Sofres, son parti d’extrême gauche ne lui donne guère de chance. Son parti veut qu’elle retire sa candidature, mais Taubira refuse et continue de se battre. La candidate des radicaux accepte l’invitation d’une radio locale à Cayenne, « Radio 2000 », pour parler aux Guyanais. Les appels viennent de partout dans ce vaste pays, et souvent les auditeurs mélangent créole et français pour dire leurs frustrations et leurs espoirs, pour dénoncer la politique métropolitaine et pour réclamer une Guyane plus forte et plus indépendante. Taubira écoute toutes ses effusions de douleur et de joie et s’éclipse dans la pause pour prendre un peu de soleil natal. Naturelle, convaincante et enthousiasmante, elle ne s’énerve pas du tout lorsque les appels ne passent pas dans cette petite station locale aménagée dans la cour d’une maison en briques à Matouri. Elle a pour toutes et tous l’expression juste et sait écouter les citoyennes et citoyens.

Je reprends ici quelques extraits de son discours que j’ai annotés, et qu’elle a prononcé sur la Place des Palmistes, sans notes en main, le samedi soir du 6 avril 2002 à Cayenne devant une foule en liesse.

– Kathleen Gyssels

Extraits du discours de Christiane Taubira, candidate des radicaux de gauche aux élections présidentielles 2002, prononcé sur la Place des Palmistes, samedi soir le 6 avril 2002 à Cayenne.

La République ne va pas de soi.  Elle a déjà dissimulé des dictatures militaires.  Elle a déjà caché des régimes totalitaires, elle a déjà protégé des tyrannies.  Elle n’est pas automatique, elle n’est pas magique   Elle mérite toutes nos forces.  Elle mérite notre énergie. Elle mérite toute notre confiance en nous.  La République ne va pas de soi et nous ne rêvons pas tous de la même république.  Certains la voudraient uniforme, autoritaire, centralisatrice.  Certains, chimériques, rêvent d’une république des gouverneurs, qui mette tout le monde au pas.  Moi, je rêve d’une république des élus, d’une république des citoyens, d’une république qui nous fasse confiance et nous protège.  Certains veulent une république étatiste, je veux une république humaniste. Et c’est nous qui la feront. […]

Une république humaniste, c’est une république qui accepte que la culture et la politique dominent l’économie et la technique, que l’homme soit la finalité de tout.  Et que ces sociétés organisées autour des valeurs matérielles retrouvent leur essence, retrouvent leur sens autour des valeurs humaines.  Que l’homme soit la finalité de tout, qu’il soit l’objet de tous nos soins, de toutes nos préoccupations, de toutes nos décisions.  Et ce n’est pas tout de le dire dans une société où l’homme est écrabouillé, y compris dans les textes de loi, une société où lorsque l’on travaille, que l’on apporte sa force, son énergie, son corps, son esprit, on en est récompensé à la fin du mois par un salaire.  Et dans cette même société, lorsqu’on apporte des objets, un logement, on est payé au début du mois.  Une société humaniste, c’est une société qui fait confiance et crédit à l’homme, plutôt que de faire confiance et crédit à la matière.

La République de 1848, celle qui va de l’aboutissement des luttes de marrons, des insurrections d’esclaves, cette république qui repose sur un trépied (liberté, égalité, fraternité), mes ancêtres lui ont donné densité.  Cette République bien calée sur ces trois pieds comme nos réchauds traditionnels sur ses trois roches, qui enserrent le feu comme pour l’intensifier.  Cette République remise en cause la même année, des le mois de décembre et abattue quatre années plus tard, cette République qui avait instauré le suffrage universel (pour les hommes seulement  et c’est bien dommage), cette république-là , mes ancêtres ont contribué à lui donner vie.  Déjà la première République, celle de 1792, avait pu voir le jour parce que mes ancêtres, là aussi, avaient apporté une contribution sans précédent et sans comparaison pour détruire la monarchie.

Et puis c’était le moment de leur parler de la république d’Haïti de 1804, terre libérée, hommes libérés de l’odieux système esclavagiste.  Cette terre que les colons appelaient la « Perle des Antilles », la Nouvelle Hispañola, et que les Amérindiens, décimés par les génocides coloniaux appelaient Anacoana.

La République est nôtre.

Et j’avais encore mieux pour répondre, j’avais le Quilombo de palmarès, première république fondée par Zumbi, rassemblant plus de 6000 nègres marrons, mais aussi des hommes de toutes nationalités qui avaient choisi  de déserter les milices esclavagistes, mais encore des Portugais qui avaient décidé de quitter le camp des oppresseurs.  C’était au XVIIe siècle.

Je n’attendrais que ça pour leur expliquer qu’en tant que femme noire, j’avais deux siècles d’avance pour parler de la République.  Et personne, personne, nulle part, ne me dépouillera de l’héritage de mes ancêtres.  Ni ceux qui s’imaginent que l’histoire a été écrite par une seule catégorie d’hommes. Ni ceux qui oublient mille ans d’histoire de guerre en Europe pour tourner en rond dans les dernières cinquante années d’inégale prospérité.  Ni ceux qui ressassent leurs fantasmes, leurs peurs, leurs frayeurs, qui ont peur de l’autre, qui ne vont pas vers l’autre, qui jouent les victimes éternelles.  Ni ceux là ne me dépouilleront de cet héritage.  La République est nôtre parce que nous avons contribué à lui donner vie.  Nous l’avons mise sur pied et nous lui redonnerons vigueur.


Discours de bienvenue à Mme Christiane Taubira

par Adams Kwateh

Adams Kwateh, journaliste pour France-Guyane, sénégalais d’origine, a fait des études d’arabe et de journalisme à Paris, et a travaillé dix ans à Fort-de-France avant de s’installer avec à Matouri.   France-Guyane (articles des 6, 7 et 8 avril 2002)

« Bienvenue chez vous ! »

À votre descente d’avion, vous ne trouverez pas de tapis rouge. Vous foulerez directement le sol guyanais. Spontanément, naturellement. Comme vous l’avez fait depuis des années. À la différence que cette fois, vous avez une lourde charge, celle de susciter de nouveaux espoirs pour les Guyanais : l’aspiration à la magistrature suprême de la plus grande démocratie du monde.

Bienvenue, madame, dans ce pays que vous connaissez plus que les autres concurrents. Ses maux hantent vos nuits. Son immensité ne vous effraye pas. C’est plutôt les remèdes que l’on propose au mal-développement, sa place dans le concert des nations qui vous indignent. Votre cri n’a d’égal que le manifeste de Damas publié par la presse populaire française dans les années 30. « Retour de Guyane », vous savez de quoi il s’agit, reste à la fois un programme politique et une alerte sur le désastre qu’était la Guyane. Bref, « ce pays de Guyane, à mon coeur accroché », est un héritage que le pote a laissé à votre génération et à celle à venir.

Bienvenue à la Place des Palmistes où, à votre initiative, les enfants ont communié le 10 juin dernier, avec les différentes communautés guyanaises, à l’occasion de la date célébrant l’abolition de l’esclavage. Quelques semaines plus tôt, vous donniez votre nom à une loi qui reconnaît l’esclavage comme crime contre l’humanité. Vous avez semé ainsi les graines de l’espoir pour les générations à venir. Vos compatriotes Félix Eboué et Jean Catayé vous auraient jalousée. Damas vous aurait dédié Pigments. Senghor aurait demandé aux griots d’accorder les cordes des koras pour chanter vos louanges. Césaire, le seul survivant du trio dont vous partagez les luttes, n’en revient pas de votre courage. Fort de cette légitimité, il vous a posé des questions en février dernier lors de votre visite à Fort-de-France : « La France est-elle prête à admettre la différence ? » Mais à votre adresse, Césaire avait insisté : « Doit-on toujours être au bas de l’échelle ? »

Bienvenue ce soir, à l’ombre de la statue de Félix Eboué sur la Place des Palmistes. Le coeur du public battra à votre écoute. Sa foi pour un lendemain meilleur sera intact.


Loi tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crimes contre l’humanité.

Exposé des motifs de Mme Taubira-Delannon, députée de Guyane.

[…] enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale, le 22 décembre 1998

 

Mesdames, Messieurs,

[…] Les humanistes enseignent […], avec une rage sereine, qu’on ne saurait décrire l’indicible, expliquer l’innommable, mesurer l’irréparable. Ces humanistes de tous métiers et de toutes conditions, spécialistes éminents ou citoyens sans pavillon, ressortissants de la race humaine, sujets de cultures singulières, officielles ou réprimées, porteurs d’identités épanouies ou tourmentées, pensent et proclament que l’heure est au recueillement et au respect. Que les circonlocutions sur les mobiles des négriers sont putrides. Que les finasseries sur les circonstances et les mentalités d’époque sont primitives. Que les digressions sur les complicités africaines sont obscènes. Que les révisions statistiques sont immondes. Que les calculs sur les coûts de la réparation sont scabreux. […]

LA FRANCE, QUI FUT ESCLAVAGISTE AVANT D’ÊTRE ABOLITIONNISTE , PATRIE DES DROITS DE L’HOMME TERNIE PAR LES OMBRES ET LES « MISÈRES DES LUMIÈRES » REDONNERA ÉCLAT ET GRANDEUR À SON PRESTIGE AUX YEUX DU MONDE EN S’INCLINANT LA PREMIÈRE DEVANT LA MÉMOIRE DES VICTIMES DE CE CRIME ORPHELIN.

(en majuscules dans le texte, p. 159)


Retour:

/christiane-taubira-la-campagne-presidentielle-de-2002/

mis en ligne : 4 septembre 2008 ; mis à jour : 14 octobre 2020