Chantal Kerdilès, « La révolte de Titaua »

Titaua était douce, bonne et parfaite chrétienne. Quand je dis parfaite chrétienne, c’est à la façon dont l’expression peut s’entendre en Polynésie: fréquenter l’église ou le temple avec assiduité, vivre en honnête homme ou honnête vahiné, sans négliger pour autant les croyances du temps passé.

L’atoll ne comptait guère plus de deux cents habitants, mais les diverses communautés religieuses, propres au pays, y étaient largement représentées. Il y avait des Catholiques, des Sanitos, des Mormons, des Protestants, des Adventistes. Un úcuménisme plutôt bon enfant.

Titaua était chargée de l’entretien de la petite chapelle catholique située près de la passe, à quelques mètres de ma maison. Tous les jours, en fin d’après-midi, j’entendais son râteau crisser sur le gravier et, quand elle avait fini son travail, elle me rendait visite. Je lui offrais un café, tandis qu’elle me donnait les dernières nouvelles du village: l’arrivée prochaine de la goélette, le chien du voisin empoisonné par du désherbant, les palmes de cocotier que les femmes allaient bientôt tresser pour refaire le toit du fare [*] artisanal.

En dépit de son doux sourire, de son éternelle bienveillance – Titaua ne disait jamais de mal de son entourage – sa vie n’avait pas toujours été rose. Ses parents avaient refusé qu’elle épouse le garçon dont elle s’était éprise dans sa jeunesse, et lui avaient imposé un jeune homme qu’elle n’aimait pas. Cela n’avait pas été un mariage heureux. Marama buvait, la battait, ne lui parlait jamais, et la laissait sans le sou. Mais ça s’était arrangé: «Le diacre me l’avait bien dit, il suffisait de prier!» Les prières avaient duré longtemps, de nombreuses années, mais son mari était devenu un homme sobre et travailleur, prenant grand soin de sa famille. C’était cet homme-là que je connaissais. Désormais, tout le monde l’appréciait. «Si tu as la foi, Dieu est à tes côtés, il te montre…».

Il y avait pourtant d’autres références dans la vie de Titaua. «Tu entends le chant de cet oiseau, au-dessus du toit? C’est l’âme de mon enfant. Il s’est noyé dans le lagon quand il était petit. Il vient là pour me dire qu’il est heureux, qu’il pense à moi.» Une petite pluie fine annonçait qu’un bateau franchirait bientôt la passe, et l’arc-en-ciel, là-bas, à la limite du récif et de l’océan, vous alertait d’un décès survenu dans une île voisine. Les tupapa’u – l’âme de ces défunts qui, n’ayant pas trouvé le repos, viennent hanter les nuits des vivants – c’était peut-être de la superstition, soupirait Titaua, mais mieux valait garder une lampe allumée dans la pièce principale du fare, afin de les tenir éloignés de votre sommeil.

Mon amie me faisait partager ses croyances avec une ferveur que rien ne pourrait jamais troubler, et je m’en gardais bien. Quand je lui avais fait prudemment remarquer que l’arrivée d’une goélette, le matin même, annoncée par cette fameuse «petite pluie fine» était en réalité prévue de longue date, elle m’avait adressé un sourire navré, celui que l’on réserve aux sceptiques impénitents. J’avais ravalé mes commentaires d’occidentale trop cartésienne: quand on vit sur une île du bout du monde, on connaît le prix de l’amitié. La compagnie de Titaua m’était trop précieuse pour risquer de la compromettre en bousculant ses certitudes.

Pourtant, l’idée que je me faisais de la douce Titaua fut quelque peu mise à mal, un certain après-midi d’octobre. C’était un dimanche. À cette heure de la journée, le village semblait frappé de sieste. Chacun s’était réfugié dans l’ombre des fare, et j’avais pour seule escorte les chiens du village, trop contents de trouver l’occasion de sortir de leur habituelle léthargie.

Au bout de l’unique chemin fait de soupe de corail, il y avait une petite baie où les pêcheurs ancraient leurs barques. Alors que je m’en approchais, comptant trouver un peu de fraîcheur près d’un purauplanté non loin du rivage, je dus constater que les lieux n’étaient pas totalement déserts. Une petite embarcation semblait glisser imperceptiblement vers le récif, tandis qu’à son bord une silhouette – que j’avais du mal à reconnaître à cause du soleil qui m’éblouissait – gesticulait de façon désordonnée, s’efforçant, mais en vain, de mettre le moteur en marche. Une jeune fille, que je n’avais pas encore remarquée, sauta brusquement à l’eau. S’en suivit un échange des plus surréalistes:

– Maman, attends! Ne fais pas ça.

– Fiche le camp! Je veux mourir!

Le moteur ne démarrait toujours pas, mais l’amarre avait été larguée, et l’embarcation poursuivait sa lente progression vers le large. La passe était encore loin, mais dès que le bateau serait pris dans les courants, le pire était à craindre.

La jeune fille nageait vigoureusement, et bientôt elle fut à proximité de la barque.

– Maman, reste là!

La mère – qui n’était autre que Titaua, comme venait de me le révéler un effet de lumière – s’empara d’une rame dont elle frappa la tête de sa fille qui tentait de s’agripper au bateau.

– Ne t’occupe pas de ça. Laissez-moi mourir.

Devais-je aussi me jeter à l’eau? J’étais pieds nus, et il me fallait franchir un barrage de rochers particulièrement acérés avant de pouvoir plonger dans le lagon. Tandis que j’évaluais les chances que j’avais d’atteindre le bateau, sous les vociférations pathétiques de Titaua, j’aperçus un petit groupe de solides gaillards qui, tranquillement, assis sur une souche d’arbre, observaient la scène. Nous étions en Polynésie: on ne se mêle pas des histoires de famille, si ce n’est en dernier recours, quand la situation devient gravissime. À les voir, ce n’était pas encore le cas.

Quand je vis à nouveau Titaua brandir la rame en direction de sa fille – qui ne semblait guère s’en soucier – je décidai de rentrer chez moi. Les gars étaient prêts à intervenir, et je ne voulais pas que, par la suite, Titaua se sentît humiliée en découvrant que j’avais été témoin de son désespoir.

J’ignore qui la dissuada de mener plus avant sa sinistre entreprise, mais j’eus connaissance, quelques jours plus tard, de ce qui était venu à bout de sa légendaire patience. Une affaire de terre. La possession d’une terre est chose capitale pour un Polynésien. Plus qu’un acte de propriété, c’est la marque de son identité, de sa filiation. Le mari de Titaua avait voulu faire don, à des cousins, d’un terrain qu’elle possédait sur une île voisine, et cela sans la consulter. Le terrain était à l’abandon, et Titaua n’aurait très certainement jamais eu l’occasion d’en tirer parti, mais c’était SON terrain.

La vie reprit son cours. Titaua continua à me rendre visite, au coucher du soleil. De cet événement, il ne fut jamais question entre nous. Tout juste, de sa part, et des mois après, une légère allusion pour me dire qu’elle s’en était remise à Dieu, qu’elle avait pardonné.

 

Note:

fare: maison


Cette nouvelle inédite de Chantal Kerdilès, « La révolte de Titaua », est publiée pour la première fois sur Île en île.

© 2002 Chantal Kerdilès et Île en île


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mis en ligne : 16 juillet 2002 ; mis à jour : 21 octobre 2020