Cauvin L. Paul, Le Vieux Samuel


(extrait)

Il avait pris la décision de retourner. Oui, de retourner au port malgré la grande peur de Tina de se voir engouffrée dans la gueule des monstres sillonnant la mer. Le port lui rappelait toujours le Vieux Samuel, les chants de sirène de Gèmilis, serviteur d’Agwe, ce dieu des vagues, se transformant bien souvent en lézard vert pour venir jusque sur la terre ferme tourmenter la vie des chrétiens vivants. Et puis pourquoi faire marche arrière ? Le Grand Karavachè, poltron comme un chat, venait de faire sortir un décret autorisant le Makanda Absalon au bras coupé, à entrer en possession des terres vacantes laissées par Père Djo.

– C’est notre terre, la terre à nous.
C’est notre jardin, notre jardin à nous. C’est notre ajoupa, notre ajoupa à nous. C’est notre clôture, notre clôture à nous…

Ainsi parla Tina.

Mais, lui, l’Absalon au bras coupé, il s’en fichait pas mal. Ces biens de la terre étaient les oeuvres de sa main. Il pouvait toujours les confier à d’autres mains laborieuses et amies. D’ailleurs ces terres étaient le cadet de ses soucis. Il n’avait jamais été un homme des champs, et il le disait ouvertement à qui voulait l’entendre :

– Moi, Absalon, je suis né marin comme Jésus est né Dieu.

Effectivement, c’était la mer, toujours la mer, le mouvement oscillatoire de son canot de pêche sur la crête des vagues ; les petits poissons-demoiselles dans des nasses de bambous, les homards pourprés embellissant les récifs dans les matins d’accalmie, des lits de dorades batifolant dans l’eau glauque du port pour venir ensuite échouer sur le sable chaud du midi. C’était vraiment ça qui l’intéressait. Il avait gravi, le morne Saindindin pour s’installer dans la Vallée des Palmistes parce que Agwe, le dieu des vagues, de concert avec Gèmilis, le serviteur au ventre mou, avait mis des dents féroces à la mer. Maintenant, Gaston mort, il entendait redescendre sur le littoral. Ainsi malgré les appréhensions de Tina, hantée par l’ombre du Vieux Samuel, Absalon plia-t-il bagages et mit le cap sur Cayonne. Seulement avant de partir, il baisa la terre, se frotta le corps contre les épis en herbe, huma les pois en fleurs et pleura sournoisement comme un gosse.

– Pourquoi tu te fais mal à toi ? à ta tête ?… Reste… Reste… Absalon.

– Non, Tina… non…

– Mais tu souffres !…

– Oui, je souffre du mal de ces pois, de ces épis, des ces végétaux qui vont mourir au soleil, à la fleur de l’âge.

Il avait les yeux fixés sur le tracé tortueux du chemin dévalant le morne Saindindin. Le soleil était au zénith et saccageait de ses pattes de feu les bayahondes. Les bêtes s’essoufflaient, bavaient. Une vraie canicule de mai ! Un criquet nerveusement grésillait. Tina tressaillit, mais elle eut vite fait de se ressaisir. Car, dans le silence qui succéda au grésillement de la bête, elle prétendit avoir entendu le bruit assoupi de la mer.

Tina ne croyait pas ses yeux en revoyant sa vieille demeure. Tout était net, propre. Les choses avaient repris leur première jeunesse. Les cactus et les chadrons avaient disparu dans la cour. Les lézards ne se vautraient plus dans les chemins vicinaux, hérissés de bayahondes. L’habitation était sarclée, raclée et bien polie comme le dessus d’une table d’acajou. La petite maison en palissade bousillée à nouveau ; sur l’un de ses panneaux donnant sur la mer était dessiné le portrait d’un bateau battant pavillon d’un pays inconnu. Ce croquis tracé par un artiste bénévole avait le même gabarit que Pedjol, le bateau a bord duquel le Vieux Samuel était parti en voyage. Les souches soutenant les gaules de la clôture, hier mangées par des poux, avaient été remplacées par des bois neufs. Et tout autour de la maison explosaient, par intermittence, des boutons jaunes de fleurs-soleil.

Une fois de plus, Tina demeura coite. Elle n’avait point d’explication devant l’ampleur de ce qui a été fait. Quelle main invisible avait bousillé, sarclé, puis débarrassé la cour de ses impuretés ? Quelle magie avait transformé les lézards verts en fleurs-soleil, en de petits papillons de la Saint-Jean aux ailes moites et dorées ? Le Vieux Samuel était-il revenu ? Faut-il qu’on aille au port réveiller les dormeurs pour leur dire :

Réveillez-vous !
Le Vieux Samuel est revenu.
Il est revenu, le Vieux Samuel !


Lu par l’auteur, cet extrait du Vieux Samuel, par Cauvin Paul, a été publié pour la première fois dans le roman paru aux éditions Deschamps à Port-au-Prince en 1996, pages 107-111.

© 1996 Cauvin L. Paul ; © 2005 Cauvin L. Paul et Île en île pour l’enregistrement audio (4:26 minutes)
Enregistré à Jamaica (New York) le 14 mai 2005


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mis en ligne : 21 mai 2005 ; mis à jour : 27 décembre 2020