Catherine C. Laurent, « Vivre à Nouméa » et « Au bord du puits »

Vivre à Nouméa

Sûrement
Comme tout
Le principal est d’accepter
Lâcher-prise
Laisser l’air du temps
Traverser nos corps
Laisser la nostalgie
Glisser hors du cœur
Pour connaître
Faire un avec tout lieu
Sortir de la dualité
Faire du présent
Du maintenant
Une véritable leçon de vie.
Vivre à Nouméa
C’est finalement
Dans ma vie
Un peu cela.
C’est cela
Qui est juste
C’est cela
Qui est bien.

Au bord du puits

Un jour, c’était l’été
Je suis retournée au bord du puits
Attirée par le besoin de savoir
De revenir au secret de la vie
Déchirée entre le désir d’aller plus loin
Ou celui de connaître l’origine et la source

***

Au bord du puits
J’ai entendu l’appel du petit garçon
Prenant connaissance de l’obscurité du Monde
Mais aussi de son étendue
Mesurant toute sa solitude

***

J’ai mis longtemps
Très longtemps avant de me pencher
Avais-je peur
Avais-je déjà froid
Était-ce ce silence, cette humidité
Était-ce ce sentiment de déjà vu
Obscur ?

***

Ce fut si long
Revenir sur mes pas
Accepter d’être happée par la connaissance
Aborder les rivages perdus de la mémoire
Égarée
Perdue
De vie en vie
Tout était là
Dans le puit
Il suffisait de se pencher

***

Là s’abîme le bruit qui court en soi
La fureur qui égare
L’agitation qui éloigne de la vérité

Là, à moins d’écoute intérieure
Personne ne s’entend plus parler
Résonne le silence
Le gouffre des années
Le chemin de la mémoire
Là se perd le devenir
Et comprendre à nouveau
C’est accepter tout ce que reflète
Si loin, au fond, là-bas
L’eau vivante du fond du puits
Celle qui recèle tous les mystères
Tous les secrets
La musique des étoiles
Qui chante la saveur de nos vies

***

C’est de m’être assise
Dans le jardin en friche de la maison du passé
Qu’est venue, clairement, l’image de ce puits
Tous les ancêtres ont accouru pour m’aider
Les véritables ancêtres
De loin
De multiples dimensions
Je les ai vus arriver
Vieilles femmes riant entre elles
Jeunes femmes farouches
Enfants joueurs lanceurs de pierres
Ceux-là qui troublent
Le silence de l’eau dormante
Et interrogent de leurs éclats de rire
La patience des profondeurs
Vieux hommes en burnous blancs
Fatigués de parler, de comprendre, de donner
Cherchant juste à apaiser leur soif
À retrouver les évidences de la jeunesse

***

Il paraît que là
La parole s’abîme et se résorbe en elle-même
Parlons, parlons,
Dans le puits il faudra se taire
Entendre ce que voudra
Nous restituer de nous-même
La Terre
De ses profondeurs sortira la vérité
Plus aucun lieu où fuir
Plus personne vers qui se tourner
L’eau stagnante au fond
Pur reflet de nous-même
Juste écho de l’obscurité qui est en nous

***

Sont venus ensuite
Les hommes jeunes
Farouches et fiers
Ceux-là même des amours perdus
Tous plein d’espoir
Mais hésitants entre demeurer là
À proximité du puits
Ou partir et connaître tout le reste
Élargir le monde alentour
Et éparpiller aux quatre coins de la planète
Des éclats brillants de leur être

***

Mais le puits m’a dit que tous étaient revenus

Près de lui
Se reposer l’âme, le corps et le cœur
À l’écoute, enfin, de leur grandeur
Immobiles, tranquilles
Tous avaient penché sur le rebord
Leur visage fatigué
Aussitôt la force était revenue en eux
La jeunesse perdue avait envahi leurs cœurs
Désolés
Et ils avaient compris ces hommes-là
Que rien n’aurait pu les empêcher de partir
Mais aussi que rien en eux-mêmes
N’aurait pu stopper cette marche de retour
Revenir à zéro
Diminuer les prétentions, les désirs
Cesser de se dépenser, de s’éparpiller
Se rassembler
Revenir auprès du puits

***

Tous je les avais entendus revenir
Tous ensuite avaient attendu mon arrivée
Fatiguée, épuisée
Si riche de mille connaissances
Mais pauvre, si pauvre loin du puits

***

Soudain, entourée de leur attention
Guidée par l’amour que je voyais briller
Au fond de leurs yeux
J’ai réussi à leur raconter
La longue marche solitaire
Les départs successifs
Les renoncements
L’amour toujours cherché
Touché, effleuré, quitté
Car toujours m’appelait
L’enfant au fond du puits
Le petit garçon croisé un jour
Les yeux brillants pleins d’étoiles
Qui ne m’avait pas vraiment vue

***

Leur parler de ma solitude
De l’épuisante recherche
Du long travail des jours et des nuits
Pour remonter aux sources secrètes du Nom
À provoqué quelques frissons
Le long de leur dos
J’ai vu avec pudeur une manche effleurer une joue
Un autre est devenu sombre
Des soupirs se sont échappés de leurs cœurs
Ils étaient là, tous, réels et fantomatiques
Prêts à parler et se taisant cependant
Et dans la grande attention
De leurs corps tendus
Je pouvais percevoir leur compréhension
Que je sois une femme ne changeait rien
Pourtant ils étaient hommes du désert
Et même s’ils l’avaient oublié
Les ancêtres transpiraient
À travers leurs gestes, leurs regards
L’impressionnante sagesse de leurs corps
Plein de chaleur
Tous ne faisaient qu’un avec la peine
De la femme encore jeune
Fatiguée
Assise au bord du puits
Hésitant à se pencher
Pour connaître la vérité

***

Tard dans la soirée
J’ai évoqué la grande cheminée de pierre
Tour miraculeuse
Qui m’avait appris à unir enfin en moi
Les puissances de la Terre et du Ciel
Partageant leurs énergies
Me les offrant
J’ai évoqué le temps pris à découvrir le four
Au pied de la Tour
L’alchimie du feu en elle, en moi
La réunion de tant d’éléments épars
Tant de dislocations
Tant de fêlures
Ils ont écouté profondément
L’évocation de cet autre ciel
L’autre face de la Terre
Les étoiles si différentes, si brillantes
L’apprentissage du langage des esprits
Le silence de ces espaces inhabités
Puissants, destructeurs, fondateurs
J’ai raconté les soirées à la fenêtre
L’incroyable impression de respirer
Une terre de début du monde
Une terre d’avant les hommes
D’avant la parole
D’avant toute pensée
Et être si seule à le pressentir
Et savoir que je n’étais rien là
Car d’autres que moi connaissaient
Le secret du vent dans les bambous
Et que la beauté des vallées
Là-bas
Toujours m’échapperait

***

Alors je pensais à l’appel du soir
Dans le pays des pierres blondes
Des couleurs rosées pénétrant
La blancheur des toits
Je sentais en moi monter
L’exaltation des débuts de jour
Au pays des ancêtres
La multitude des plaisirs du printemps
Et le rire des enfants
Et alors
Quand l’aube me surprenait loin de tout cela
Montait en moi la certitude
De l’autre dimension à explorer
Après la Tour
Le Puits attendait ma venue
Et dans le pays des bambous
N’existait pas de puits
Il fallait retourner vers le pays aride
Là où la sève est dans la terre profonde
Et la vérité de l’harmonie aussi profondément
Enfouie

***

Parlant du pacte secret
Unissant l’eau et le corps
J’entendis mille discours s’élever
Partout autour de moi et du puits
Les vieux, les vieilles acquiesçaient
Se lançant dans de vastes argumentations
Sachant de quoi je parlais
Et les autres, les ancêtres
Se mêlaient à la discussion
Comme si j’avais soulevé avec mes paroles
Un vent d’enthousiasme
Et que là, oui,
L’occasion était belle de réunir les mémoires
Parler de ce qui faisait et défaisait la vie
L’eau miraculeuse
L’eau dormante au fond du puits
L’eau du corps des êtres
L’eau dans laquelle flottent les hommes
À naître
L’eau des cellules
L’eau qui quitte le corps à la mort
L’eau de la Terre.

– Bourail (petite cité rurale du centre de la Grande Terre calédonienne)


« Vivre à Nouméa » (2004) et « Au bord du puits » (1999) sont des poèmes inédits de Catherine Laurent, publiés pour la première fois sur Île en île.

© 2005 Catherine Laurent et Île en île


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mis en ligne : 1 mai 2005 ; mis à jour : 26 octobre 2020