Catherine C. Laurent, 5 Questions pour Île en île


Poète et romancière, Catherine Laurent répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 45 minutes réalisé à Nouméa le 29 août 2009 par Thomas C. Spear.

Notes de transcription (ci-dessous) : Duckens Charitable.

Dossier présentant l’auteure sur Île en île : Catherine Laurent.

début – Mes influences
06:25 – Mon quartier
10:53 – Mon enfance
18:10 – Mon oeuvre
28:56 – L’insularité


Mes influences

Je suis tombée dans la lecture toute petite parce que chez moi, il n’y avait pas la télévision. Mais il n’y avait pas de bibliothèque apparente non plus. J’avais trouvé une bibliothèque qui était cachée au fin fond de la cave, dans l’obscurité. Je n’ai jamais compris pourquoi les livres étaient au fond de la cave, derrière le placard de chaussures. Là, j’ai commencé la lecture en me cachant un peu. J’ai lu Zola, Cronin. Je crois que j’ai lu tout Zola quand j’avais dix ans. C’était un démarrage un peu tragique dans la littérature parce que Zola est grave, pas facile. Plus tard, dans l’adolescence, j’ai beaucoup lu Duras, Le Clézio aussi. Mais je ne peux pas dire que ce soit des influences qui aient encore un retentissement maintenant. À des époques de la vie, on lit des textes, sûrement ça nous influence, mais je crois qu’on peut aussi abandonner ses influences au fur et à mesure du temps. Duras correspondait a une époque de ma vie. Je ne pense pas que ça ait un retentissement dans ce que j’écris maintenant.

Plus tard, à l’époque où j’ai fait ma maîtrise de littérature, j’ai beaucoup aimé (et j’aime toujours) Kenneth Wright, tout ce qui tournait autour du nomadisme intellectuel, la géopoétique et les textes du grand dehors. Maintenant, les auteurs que je lis avec beaucoup de passion sont du côté de l’Amérique : Jim Harrison qui m’emmène en ballade, Willa Carter. L’essentiel de mes influences en littérature maintenant est plutôt les poètes chinois, pour me ressourcer, pour lire quelque chose qui n’est pas de l’ordre du roman. Les romans passent selon les périodes de notre vie, alors que la poésie chinoise, la poésie des Tang, Wong Wei, Li Po…, c’est indémodable. Et puis, les poètes japonais qui sont un peu de la même famille que les poètes chinois. Ces derniers temps, ce qui m’habite beaucoup, ce sont les contes. J’ai découvert les contes tardivement. On ne m’en a pas lu beaucoup quand j’étais petite ; et d’avoir rencontré des conteurs, je me suis rendue compte que ce n’était pas comme je croyais, les contes. Je me ballade dans les contes du monde et les grands récits mythiques de base, fondamentaux.

Si je partais quelque part sans pouvoir emmener ma bibliothèque avec moi, je pense que je partirais avec des contes indiens ou des contes soufis dans mon sac, et puis un recueil de poètes chinois.

Il y a un autre grand nom de la littérature que j’aime beaucoup, mais je vais vous raconter une histoire parce que, en fait, ce n’est pas tellement une influence au niveau de la lecture. Ce serait plutôt une influence au niveau de l’écriture : pas dans la manière d’écrire, plutôt dans le fait d’écrire. Quand je suis arrivée en Nouvelle-Calédonie, il y a une quinzaine d’années, j’ai été très malade, j’ai eu une dengue des plus dures. J’ai été au lit pendant dix jours, sans me souvenir de quoi que ce soit. C’était un vrai trou noir. Au bout de dix jours, j’avais tellement été vidée de mes forces, je ne pouvais ni lire, ni me lever, ni manger. Je me suis retrouvée face à une dépression, moi qui n’ai jamais été déprimée ni angoissée de ma vie. Je n’avais plus envie de me lever, alors que j’avais quand même un petit garçon à élever. Couchée dans mon lit, je ne pouvais rien faire, je me suis dit : il faut que je trouve quelque chose pour me réveiller, pour me sortir de cet état-là. Ma bibliothèque à portée de main, j’ai demandé de l’aide, un signe, et j’ai mis la main sur un livre d’Octavio Paz, que j’avais depuis plusieurs années, pas entièrement lu mais toujours sur ma table de chevet. Et là, je suis tombée sur une page où il parlait du poète, du rôle du poète, du côté transcendant de la poésie, et du fait que c’était fondamental. Il avait une page magnifique sur l’écriture, la poésie. Pour la première fois depuis dix jours, j’ai réussi à me lever, je suis allée dans la pièce d’à côté, j’ai été allumer la télévision, je tenais à peine debout. Au moment où j’ai allumé la télévision, il y avait les informations et le visage d’Octavio Paz : on annonçait sa mort. Là, j’étais sauvée, c’est-à dire qu’il y avait une connexion qui s’était faite, une espèce de flambeau. Je ne veux pas dire que c’était le flambeau d’Octavio Paz, je n’aurais pas cette prétention-là. J’avais l’impression qu’il y avait un message pour moi. À partir de là, j’ai mis en page mes textes et que j’ai été éditée en poésie. Je dois cela à Octavio Paz ; c’était un clin d’œil de la vie ; il m’a réveillée, il m’a sorti de mon état. Depuis, j’écris régulièrement, je sais que c’est possible d’écrire, et je sais que c’est important. Donc ça, c’est une influence. C’est une influence fondamentale, au niveau de vivre et écrire.

Mon quartier

Je crois, sans mentir, que j’habite l’un des quartiers les plus beaux de Nouméa. Tous les gens de Nouméa doivent dire ça, mais j’ai une position privilégiée parce que je domine toute la ville. Sur la colline où j’habite, quand il y a des feux d’artifice – au quatorze juillet, au nouvel an – tous les gens montent là, l’endroit le plus élevé de la ville. On a accès à l’entrée et à la sortie des navires. Tous les grands paquebots de plaisanciers, qui viennent d’Australie, du Pacifique s’arrêtent là. C’est terriblement exotique et nostalgique de voir ces grands paquebots qui arrivent, et puis après, ils appellent les gens, ils envoient un sifflet sonore et puissant pour les appeler, pour repartir. J’aime cette atmosphère-là. En plus, on a accès à toutes les montagnes du sud ; la vue va très loin, pas seulement sur l’océan, c’est aussi une vue sur la terre. La Calédonie, c’est la mer, mais aussi les montagnes. On voit la montagne très loin du haut de ma terrasse. Depuis dix ans, il y a un peu la folie de la construction, mais cela reste un endroit où il y a de l’herbe ; les gens viennent le soir manger leur McDonald sur la colline ; les amoureux viennent se faire des bisous dans le coin…

C’est un endroit où je peux promener mon chien. On ne peut pas dire qu’il y a une grande vie sociale, il n’y a pas de magasin, c’est un promontoire. Mais, c’est un endroit très envié ; tous les gens qui viennent disent « mon Dieu, c’est incroyable d’habiter ici ! » C’est aussi une situation de vigie. Par moments, j’ai l’impression d’être là pour surveiller la ville, je domine le Gouvernement, je domine la Province Sud. Quand il y a des manifestations sociales, syndicalistes, je suis plus haute que les gendarmes, plus haute que les mobiles, je vois arriver les défilés de partout. J’ai l’impression de survoler tout ça avec beaucoup de légèreté, alors qu’en bas, c’est un peu le chaos certains jours. Donc, c’est une position stratégique. C’est un quartier qui me permet de bien écrire, avec une tête bien dégagée. J’aurais bien du mal à vivre entre des immeubles, où je ne pourrais pas rêver, où ma tête ne pourrait pas s’échapper. Et puis, quand on a travaillé toute la journée dans le bruit de la ville, c’est un endroit presque campagnard, un bel endroit pour vivre. Le quartier s’appelle la Pointe de l’Artillerie. Il y a les militaires-là, à gauche, ici c’est un petit îlot très sympathique. Mais on n’est pas coupés de toute vie parce qu’il y a un foyer pour jeunes à côté, l’allée des Bougainvillées, qui est très intéressante parce que ce sont des adolescents qui ont des problèmes sociaux, de famille, les gens ne peuvent plus s’occuper d’eux, et donc qui vivent juste à côté, ils sont dans la rue. On se connaît. On est attentifs les uns aux autres ; le soir, je fais la ballade, je vois ce qui s’y passe. Quand il y a des drames, je suis au courant, en promenant mon chien, qui me permet de prendre la température de la jeunesse, des tas de difficultés qu’il y a dans ce pays. Même si c’est un quartier riche, en même temps, on vit avec ces jeunes qui ont des soucis sociaux, en difficulté. Ça permet de prendre la température de ce qui se passe ici, à Nouméa.

Mon enfance

Je suis née dans une école. Ça commençait bien déjà ! J’ai dû naître à la maternité, mais une fois cela terminée, je suis revenue dans ma petite école de campagne. J’habitais au fin fond de la Lorraine, dans un petit village où ma mère était institutrice. Elle était jeune et elle avait une classe avec tous les niveaux ; elle avait des élèves qui avaient de six à dix-huit ans. L’école était située en haut d’une colline. Ça dominait tout le village, un village très plat. On n’y est pas restés très longtemps ; après, on est retournés en ville. Toute mon enfance, on a gardé des amis dans ce village où je retournais régulièrement. J’ai grandi en partie dans ce village. Le souvenir que j’en garde, quand on y retournait, c’était une personne. J’étais une toute petite bonne femme, mais je devais déjà aimer les hommes, les garçons, parce qu’il y avait le fils des amis. Je me souviens encore de l’émotion quand je le voyais, j’avais trois, quatre, cinq ans ? je courais vers lui avec bonheur. Je lui sautais dans les bras. Lié à ce village, il y a le bonheur que j’avais de courir vers ce garçon qui représentait un grand frère… Il serait très étonné que je parle de lui aujourd’hui.

Je n’ai pas eu une enfance très rigolote. Ce n’était pas une belle histoire avec des parents qui s’aimaient. J’ai passé beaucoup de temps dans les écoles, parce que ma mère était institutrice ; je la suivais, j’ai fréquenté beaucoup les écoles. Mes premiers souvenirs sont liés à ma mère. Je me suis retrouvée en classe avec elle et elle ne voulait pas faire la différence entre moi et les autres. Il fallait que je l’appelle « Madame » comme tous les autres, ou « Maîtresse ». Mais surtout, je ne pouvais pas apprendre à lire, je n’arrivais pas à apprendre l’heure non plus. Elle a vraiment cru qu’elle avait fait une fille débile. La lecture, lire le cadran de la montre, je ne pouvais pas… Je ne sais pas si c’est parce qu’elle était là, mais j’étais décalée dans l’année, j’étais plus jeune que les autres. L’année que j’ai passée en classe avec ma mère a été une année de grandes souffrances. À la maison, ce n’était pas très drôle non plus.

Ce qui était fondamental dans mon enfance, c’était mon frère, qui avait deux ans de plus que moi. J’étais collée à mon frère qui ne me supportait pas. Il a passé toute son enfance, lui, à essayer de se débarrasser de sa sœur. Ça forge beaucoup de choses dans le caractère. J’ai longtemps essayé d’être la plus gentille possible pour être acceptée par ce frère horrifié par cette sœur qu’il avait à traîner partout. Longtemps, j’ai été très silencieuse, je ne faisais pas de bruit, je ne dérangeais personne, et surtout, je ne savais pas quoi faire pour être aimée ; c’était un mystère. Ceci dit, je suis restée très proche de lui, et puis un jour, il n’y a pas si longtemps que ça, en 2002, mon frère est mort. Je l’avais suivi sur une île où il vivait au fin fond de l’Atlantique nord. J’avais été vivre là-bas parce qu’il y vivait sur une île. Je le suivais toujours, pour des raisons diverses et variées, il est mort là-bas, dans cette île-là.

J’ai perdu toute mon enfance avec lui. À la limite, je considère que je n’ai plus d’enfance. Ce n’est pas quelque chose qui m’habite. J’ai perdu mon enfance : je suis beaucoup plus libre. Il y a beaucoup d’écrivains qui aiment l’enfance, le bonheur qu’ils ont éprouvé, parce qu’ils en ont une grande nostalgie. Il y en a beaucoup qui aiment l’enfance, les gens, les lieux. Moi, je n’aime pas grand-chose de mon enfance, mais ça ne me pose pas problème. Encore moins, puisque la personne qui était témoin de mon enfance a disparu. Je vis, je n’ai déjà pas beaucoup de racines, et mon enfance ne m’intéresse pas. Ce n’est pas quelque chose qui me nourrit. J’éprouve une grande liberté par rapport à ça. Ça me permet de vivre le quotidien et l’avenir avec beaucoup d’ouvertures et de possibilités. Je n’ai pas comme référent une enfance parfaite, ou le bonheur parfait.

J’ai rencontré un homme qui était persuadé qu’il ne serait jamais heureux comme ses parents, parce que c’était tellement le paradis, ses parents étaient tellement des figures d’amour exemplaires, qu’il n’arrivait à rien dans la vie.

Mon enfance, je ne la ballade pas avec moi, sauf quand on m’en fait parler. Cela ne me préoccupe pas. Je me suis toujours sentie beaucoup plus libre d’avancer dans la vie, parce que je ne traîne pas mon enfance derrière moi.

Mon œuvre

J’ai commencé par la poésie quand j’étais adolescente. Cela n’a rien d’original puisque plein de gens ont commencé avec la poésie dans l’adolescence. Mais, quand j’ai quitté ma ville natale à dix-huit ans (je suis partie et je ne suis jamais retournée là-bas), j’ai noyé tous mes textes dans une bassine. C’était un acte symbolique que je faisais pour me débarrasser et de l’enfance et des mauvais souvenirs de cet endroit que je n’avais pas du tout envie de fréquenter. Ces poésies, je les ai perdues, elles étaient assez terribles. Je suis bien contente parce que j’ai découvert plus tard que ma source poétique n’était pas celle-là. La poésie pour moi, c’est vraiment un chemin vers la lumière. Je cours après les images. J’ai toujours envie d’aller vers le haut, et pas vers le bas. C’est comme un chemin spirituel, la poésie. J’essaie de ne pas faire de poésie très longue. Je suis aussi inspirée par l’Asie, par les Chinois, par les Japonais. C’est un peu ce type d’écrit après lequel je cours. J’y parle de choses visuelles. Ce sont des textes où j’essaie de me situer en tant qu’être vivant dans le moment, dans l’instant, dans un lieu précis. Il y a des textes d’amour aussi. La poésie me permet de dire l’essentiel des choses.

Tout ce que j’écris, je l’écris par bloc temporel. Il y a des périodes où je n’écris pas du tout de poésie, parce que je n’en ai pas forcément besoin. Quand je vis de grandes émotions, souvent ça va avec une production poétique. Ou quand je découvre un endroit, j’écris de la poésie en voyage. Je me souviens d’avoir beaucoup écrit pendant le Festival des Arts du Pacifique en 2000. On a accueilli sur le territoire toutes les délégations du Pacifique. D’avoir fréquenté tous ces danseurs pendant une période de quinze jours, j’ai beaucoup écrit sur la danse, parce que c’était un peu l’équivalent de faire des photos. Une poésie souvent remplace bien, dans le temps, une photo parce qu’on y met soi-même, alors que dans la photo, on y met une partie de soi et beaucoup de ce que l’on voit.

J’en ai besoin ponctuellement pour faire le point, pour savoir où j’en suis. Je n’écris pas seulement des choses lyriques. J’ai vécu aussi trois ans à l’île des Pins, toute seule avec mon petit garçon. Cela m’a permis, tard le soir, d’aller à l’essentiel : j’écrivais dans la cuisine, dans une situation pas du tout évidente. La poésie permet d’aller au cœur des choses, d’essayer de sortir une vérité des lieux et des situations, ce qui est à l’opposé du roman où l’on construit une trame. On ne fait pas dans l’instantané dans le roman. Le plus souvent, quand je fais de la poésie, je ne m’occupe pas de roman. Quand j’essaie de venir à bout d’un roman, je m’occupe beaucoup moins de poésie, parce que cela prend toute mon énergie. Il y a une exception : le dernier texte que j’aie écrit, Bleu l’âme du jardin, se passe en grande partie dans le jardin de Majorelle à Marrakech, et parle de Jacques Majorelle, qui est mort. Il parle du fond de sa tombe, de son œuvre de peintre, il parle de son enfance. En parallèle, les chapitres sont coupés d’un texte poétique. Parce que, soit je lui fais écrire de la poésie, soit c’est de la poésie qui séquence les moments du roman. Il y a beaucoup de tiroirs, pour que lecteur puisse faire une pause entre les chapitres, souvent ils sont écrits par cet homme qui est mort, écrits par lui de son vivant, mais aussi écrits par la narratrice, une vieille femme. J’ai intercalé des poésies, comme pour un roman. C’est une espèce de négatif du roman, des moments d’écriture ; ce qui fait que c’est un roman un peu inclassable ; c’est en même temps de la poésie et un roman, avec plusieurs voix narratives. C’est complètement imbriqué comme une trame de tissu. Je ne pouvais pas séparer la poésie du roman. Il arrivera ce qu’il arrivera à ce livre. Je l’ai écrit parce que j’avais besoin de l’écrire. Ce qui est important, c’est d’écrire, ce n’est pas forcément d’être publié, ce qui est compliqué. Ce qui fait du bien, c’est d’écrire parce que l’écriture a un coté cathartique, en tout cas pour moi. Une fois que j’ai fini d’écrire le roman, je peux passer à autre chose. C’est un peu comme l’enfance : j’avance.

Le premier roman que j’ai écrit s’appelle Dernière campagne. Il met en scène un général de l’armée napoléonienne, qui meurt en Russie, coincé dans la neige, écrasé par son cheval qui est mort. Il va mourir. Il revoit défiler toutes les femmes qu’il a rencontrées dans sa vie et à qui il a fait beaucoup de mal. À un moment donné, il se rend compte qu’il ne peut pas mourir parce qu’il va vers quelque chose de plus fort, vers une espèce de lumière en lui. En fait, on est amenés à se rendre compte qu’il avait rencontré la femme qui lui fallait avant de partir en Russie avec Napoléon Bonaparte. Ils s’étaient rencontrés, ils s’étaient aimés, mais c’est un amour qui était resté un peu pur. Il sait qu’il ne va pas pouvoir la retrouver, qu’il ne va pas pouvoir devenir l’homme qu’il devait devenir, parce que son destin s’arrête là. Cet homme-là s’appelle Louis. Je l’ai promené avec moi pendant des années. Il m’habitait physiquement. Par moments, j’avais l’impression d’être lui. J’étais habillée comme lui toute la journée. J’avais ses grandes bottes noires et, à un moment donné, il a fallu que je me débarrasse de lui, et je m’en suis débarrassée. Le roman à une trame extérieure, c’est un roman à tiroirs. Ce n’est pas moi qui écris, c’est une femme qui écrit. C’est un roman sur le processus de l’écriture romanesque. Autant dire qu’après, je me suis sentie bien et je suis passée à autre chose dans la vie.

Le dernier, c’est pareil. Pour moi, l’écriture ce n’est pas raconter des histoires. Souvent, les écrivains que je rencontre disent qu’on écrit pour raconter des histoires. C’est plutôt un chemin de vie. C’est comme des pierres que je dépose sur le chemin. Je me renouvelle dans l’écriture. Je suis encombrée de beaucoup moins de choses. Je ne fais pas une psychanalyse sur du papier, mais le fait de faire des transferts sur des personnages qui ont des destins incroyables, je prends souvent la parole à travers les hommes, en tant que femme, j’avance. Ce sont des personnages qui viennent m’envahir. Jacques Majorelle, qui est un peintre né à Nancy (comme moi, en Lorraine), le fils du décorateur Louis Majorelle. J’ai écrit à sa place. Il était dans sa tombe, mais fatalement, son chemin est devenu mon chemin. Grâce à lui, je me suis débarrassée de plein de choses qui m’encombraient.

C’est ça, mon inspiration. Je pars d’images qui m’habitent – parfois j’ai l’impression qu’elles me réclament – et je m’occupe d’elles. Quand je m’en suis occupée, je continue ma route et je vais vers d’autres horizons.

L’Insularité

J’ai toujours été passionnée par les îles à partir du moment où j’ai mis le pied sur les îles. Je suis née à la campagne, au cœur de l’Europe, en Lorraine. Quand j’étais enfant, je suis allée quelquefois au bord de la mer, et j’ai bien vu que c’était différent. J’avais cet appel d’aller ailleurs. Mon rapport avec les îles a commencé quand j’étais toute petite, en Bretagne. Mes parents étaient directeurs d’une colonie de vacances. Pendant plusieurs années, on a été dans une toute petite ville du Finistère nord, qui s’appelait Carantec. La colonie dans laquelle on était possédait une petite île. On allait camper dans cette petite île minuscule, un mouchoir de poche. On y allait à pied, elle s’appelait l’île Callot. Quand la marée montait, on était coupés de la ville. Il fallait se dépêcher, il y avait des horaires, il y avait une espèce de voie pavée pour y aller. Le temps d’y aller, on pouvait être surpris par l’eau. On nous laissait là-bas, les enfants, pendant deux ou trois jours. C’était la grande aventure. On était loin des autres, de la terre. On était comme des Robinson, on était très heureux. J’étais amoureuse à l’époque ; j’avais neuf ans. C’est là où j’ai connu le premier garçon dont j’étais amoureuse. J’avais mes parents sur le dos parce qu’ils étaient directeurs de la colonie de vacances. J’étais dans cet espace-là et tout était possible. C’était très magique parce qu’on allait dans l’ile à pied. Une fois qu’on était passés, la mer nous séparait. Cette espèce de joie m’a longtemps habité, d’être isolés sur l’ile et en même temps d’être seuls face au monde, d’avoir cette liberté et cette fermeture en même temps. C’était la montée des eaux, et la marche, sachant que la mer recouvrait le passage et qu’on était complètement isolés.

J’ai beaucoup aimé la Corse quand j’étais jeune. C’est un endroit fantastique et excessivement beau. Il y a les montagnes, les torrents, la mer, et des couleurs et des odeurs que je n’ai retrouvées nulle part ailleurs dans aucune des îles que j’ai connues.

Plus tard, je suis allée vivre à Saint-Pierre et Miquelon. Là, j’ai vraiment su ce que c’était l’ambigüité de vivre sur une île. C’est vraiment tout petit : six kilomètres sur sept. On est loin de la France. On n’est pas loin du Canada, mais il faut quand même quatre heures de vol pour aller à Montréal et deux heures pour Halifax. L’insularité à Saint-Pierre et Miquelon était renforcée par l’hiver, par les tempêtes de neige, par la brume. Bien des fois, les avions ne pouvaient pas se poser. Bien des fois, on attendait à l’aéroport de Montréal ou d’Halifax, et on téléphonait : allô, est-ce que la brume s’est levée, est-ce qu’on va pouvoir partir ? C’était compliqué. Il y avait du vent, et quand il y a des tempêtes de neige, on ne peut pas sortir de l’île. Là, s’est imposé à moi cet amour des îles. J’étais prisonnière de cette île qui n’était pas la mienne, puisque je n’étais pas née là-bas, je m’y sentais comme dans un cocon, très protégée, comme si rien ne pouvait m’arriver. C’était très maternelle. D’un autre coté, j’ai étouffé là-bas, parce que tout le monde se connaît. On a beau faire le tour de l’île tous les jours à pied, on a envie d’aller ailleurs. Comme la mer est mauvaise, on ne peut pas aller prendre son bateau, c’est la pleine mer, il n’y a pas de lagon. Surtout l’hiver, c’était difficile. Quand j’ai quitté Saint-Pierre, c’était parce que je me suis rendue compte que je n’étais pas vraiment à ma place, j’avais besoin d’autre chose. N’étant pas née là-bas, contrairement aux gens de là-bas, moi, j’avais du mal.

Mais je n’avais pas fini mon histoire avec les îles, puisque je suis venue en Nouvelle-Calédonie après. Mon objectif au début était la Polynésie. J’avais cette espèce de mythe de Tahiti, donc il fallait que j’aille dans le Pacifique. C’était une obligation depuis que j’étais toute petite. À dix-sept ans, je voulais déjà quitter la Lorraine pour aller en Nouvelle-Calédonie. La particularité de la Nouvelle-Calédonie, c’est que c’est une île, mais elle est grande. On peut prendre sa voiture et faire quatre cent kilomètres. Et il y a des tas de gens différents. Il n’y a pas énormément de monde, mais il y en a plus qu’à Saint-Pierre et Miquelon. Et puis, on vit beaucoup dehors. L’enfermement était multiplié à Saint-Pierre et Miquelon, à cause du froid et de la neige et des conditions météorologiques ; souvent j’étais enfermée à la maison, une île dans l’île ; c’était un peu dur. J’ai énormément de nostalgie de Saint-Pierre et Miquelon, parce que les gens là-bas sont particuliers.

Donc, je suis arrivée ici. Très rapidement, j’ai été obligée, pour des raisons personnelles, de partir à Tahiti. Cela n’a pas été facile. Par rapport à l’insularité, ici on se sent quand même rattaché à des mondes. Il y a l’Australie, il y a la Nouvelle-Zélande ; même si on n’y va pas souvent, ce n’est pas trop loin. À côté, il y a des grandes villes, il y a Sidney, on peut prendre l’avion le week-end. Mais quand on arrive à Tahiti, on est perdu, on sait qu’on est là, on est perdu en plein cœur de l’océan Pacifique. C’est quand même pesant. Bien sûr, il y a plein d’îles autour ; si on a les moyens, on peut y aller. Je n’y suis pas restée très longtemps, trois ou quatre mois, là-bas, en Polynésie.

Je suis revenue ici, toujours pour des raisons personnelles. Quand je suis revenue, je suis partie travailler à l’île des Pins. Je me suis retrouvée dans une petite île, aussi petite que Saint-Pierre et Miquelon, six kilomètres sur sept, avec aussi peu de population et là, j’ai beaucoup souffert de l’insularité. Cela m’a permis d’écrire beaucoup, de connaître la culture kanak et de connaître les gens, ce qui est important, quand on vit ici, de vivre avec les gens et d’approfondir le quotidien. J’ai bien vécu avec les gens, mais je me suis vraiment sentie prisonnière. En plus, il y a les histoires du bagne en Nouvelle-Calédonie. À l’île des Pins, on a déporté les Kabyles qui avaient fait les révoltes en 1870 en Kabylie. Les chefs se sont retrouvés déportés à l’île des Pins. J’avais le sentiment d’avoir été avec eux, au bagne ! Ils faisaient du fromage de chèvre, ils étaient très très loin de chez eux. J’ai eu des connections comme ça, assez fortes. J’étais dans une culture qui n’était pas du tout la mienne. J’ai connu des gens, mais je me sentais aux antipodes, non seulement géographiquement mais culturellement. Aucun point commun. C’est très difficile de se définir et de continuer à exister quand on est dans une île perdue avec laquelle on a peu de points en commun. Et il faut vivre quand même ; j’étais là pour travailler. C’est là où j’ai commencé vraiment à écrire. Ça sert aussi, l’insularité, l’emprisonnement. On tourne en rond. C’est par l’esprit qu’on arrive à se libérer. Je n’aurais jamais écrit les choses que j’ai écrites si j’étais restée en France. Après, j’étais très contente quand j’ai pu revenir sur la Grande Terre, qui est aussi une île, mais quand même beaucoup plus grande. J’ai beaucoup de mal à y retourner ; je laisse l’ile des Pins aux touristes, qui n’ont pas à souffrir de cette l’insularité.

Plus tard, je suis allée à Rapa Nui, que j’ai beaucoup aimé. J’ai passé un mois là-bas. J’avais rencontré des danseurs qui étaient venus pendant le festival en 2000. Il fallait que j’aille voir. L’ile de Pâques, c’est tout un mythe. Quand on arrive là, on se dit : il ne faut pas que les avions tombent en panne. On est là, on ne peut plus en sortir. C’est l’île la plus isolée de la planète où l’on peut vivre. J’ai été au bout de ce que cela pouvait être. J’ai beaucoup aimé les gens de l’île de Pâques, qui m’a rappelé Saint-Pierre et Miquelon, parce que, de par son isolement dans l’hémisphère sud, il y a beaucoup de vent, et il n’y a pas beaucoup d’arbres. Et l’île est battue par les vagues, c’est extrêmement sauvage. Comme à Saint-Pierre et Miquelon, les gens ont quelque chose de particulier que j’ai beaucoup aimé. J’ai beaucoup écrit aussi à l’île de Pâques. Évidemment, ce n’était pas ma culture, je m’y sentais très étrangère. Dans les îles, quand on n’y est pas né, on est étranger tout le temps. Cela permet d’apprécier les choses, mais d’en souffrir aussi. Si on n’y est pas né, forcément on n’a pas sa place dans les îles. Si on n’est pas connu pour être le fils ou la fille de, forcément on est un étranger dans une île.

Et puis, je suis revenue ici. Je ne me définis pas du tout comme un écrivain calédonien. Je ne suis pas née ici. J’y suis arrivée il y a dix-sept ans. Je ne suis pas kanak, je ne suis pas caldoche. Je n’ai pas d’identité bien définie. Je fais partie de l’Association des écrivains calédoniens. Mais je n’ai pas d’enfance à revendiquer ici. Je ne peux pas prendre la parole pour les gens, je ne vais pas raconter leur histoire. Je fais mon travail d’écrivain. Je bénéficie des conditions de vie, parce qu’on a une qualité de vie qui n’est pas négligeable ici. Mais, oui, je suis insulaire parce que ça fait longtemps que je vis dans les îles. Ça m’apporte une grande autonomie, une grande liberté. Je suis insulaire parce que je suis détachée de mon enfance. Je suis détachée de ma famille, de la France. J’ai beaucoup de mal à aller en France. J’y suis très peu retournée. Une fois, j’ai laissé passer dix ans et quand j’y suis retournée, je ne comprenais rien. Je ne savais pas ce qu’ils faisaient. Je ne pouvais pas communiquer avec les gens, comme si j’avais changé d’identité. J’étais une insulaire en ballade dans les rues de Paris.

Forcément, je suis devenue une insulaire. Mon espace mental, même s’il est grand par l’écriture, il a dû se rétrécir puisque l’espace est petit. Je suis bien certaine que, pour arriver à se caler par rapport a la réalité des lieux, notre espace mental fait un peu de mimétisme. Quand je me suis retrouvée à Sydney, une grande ville, c’était terriblement exotique. Aller marcher dans les rues des grandes villes, c’est devenu une aventure extraordinaire. Si un jour je vais à New York, je tomberai par terre, à la reverse, parce que ce sera une aventure complètement déstabilisante. J’ai vécu deux ans à Paris. Quand j’y vivais, mon espace intérieur était aussi grand que les avenues que je pouvais parcourir. C’est contradictoire parce que, en même temps, ici, ça s’est rétrécit, et ça s’est élargi parce qu’il y a l’océan tout autour. Les connections ne sont pas du tout les mêmes. C’est peut-être très étrange, mais c’est comme ça que je définis l’insularité.


Catherine C. Laurent

Laurent, Catherine C. « 5 Questions pour Île en île ».
Entretien, Nouméa (2009). 45 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube le 8 juin 2013.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, du 4 février 2011 jusqu’au 13 octobre 2018.)
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Caméra : Thomas C. Spear.
Notes de transcription : Duckens Charitable.

© 2011 Île en île


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mis en ligne : 4 février 2011 ; mis à jour : 26 octobre 2020