Carl Brouard, Présentation

par Rodney Saint-Éloi

Vous ne connaissez assurément pas Carl Brouard. Si vous avez entendu le nom, c’est peut-être par un curieux rapprochement : la géographie et la poétique. Vous avez dû lire l’inscription suivante : Carl Brouard (1902-1965). À la fin des années vingt, il fait partie des écrivains de La Revue Indigène et devient par la suite le chef de file du mouvement Les Griots.

Ainsi, vos pas vous ont amené au coin d’une rue à Port-au-Prince, avec des arbres timides et quelques prés carrés bétonnés. Peut-être que de jeunes gens étudient leur leçon d’histoire sous des lampadaires, en se promenant d’un bout à l’autre. C’est la Place Carl Brouard.

Si vous êtes un amateur de littérature afro-caraïbéenne, on ne vous le taira pas – les manuels en premier lieu : issu d’une famille bourgeoise, Brouard a abandonné les fastes de la résidence parentale pour mener une vie de bohème auprès des marchandes du bas de la ville. Il fera de l’alcool une raison de vivre. On vous révélera des anecdotes (plus grivoises les unes que les autres) qui feront de l’histoire de Brouard un constat d’échec : un rêve d’écrivain avorté !

Mais, ne vous laissez pas prendre au piège du poétiquement correct ? L’essentiel, jamais on ne vous le dira. Carl Brouard a été l’écrivain de la rupture. Le seul qui ait su vivre sa colère, ses contradictions, et ses manquements, sans la volonté de monter en fil d’or son ego.

Il a préféré le tam-tam des rues aux putréfactions bourgeoises ; il a préféré les bouges aux salons dorés. Poursuivant la digression biographique, on vous dira qu’il a eu des funérailles officielles, et que Duvalier, son ami et mentor, Président-à-vie-de-la-République, a déclaré que Carl Brouard est le plus Haïtien de tous les poètes.

Moi, je voudrais pouvoir vous dire autre chose… en laissant de côté le folklore d’un discours trop factuel et trop soutenu par les procédés de l’amplification. Je commencerai par le commencement. Brouard est un écrivain insolite, avec les empreintes d’une écriture spontanée : tracées, ébauches. Son poème est souvent un brouillon génial. Il va droit au cœur des mots et des choses.

« Poète vaniteux, tu n’es qu’un simple médium », sa vie subodore son œuvre : errements, angoisses, fugues, dispersion, révolte. Jamais poète n’aura été si proche de ses écrits, si présent et si conscient de son époque. Aussi dirais-je qu’il est l’un des premiers écrivains modernes haïtiens, comme l’est Hector Hyppolite pour la peinture.

La manière Brouard : une pensée laconique et précise qui illumine le quotidien. C’est que Brouard, à l’instar de l’écrivain Oscar Wilde, a mis son génie dans sa vie et son talent dans ses poèmes.

Je voudrais également lire de près ces bouts de texte, consignés sur un morceau de papier un jour de grand soleil peut-être, comme on jette une pierre dans une rivière, sans prétention, sans conviction autre que celle de la fragilité de l’œuvre et de l’être, que celle d’un monde d’encre et de papier, (mais qui sait) et qui peut, par hasard assurément, changer l’ordre du monde. L’œuvre de Carl Brouard, rhétorique de la naïveté, est fraîche et simple, avec les repères d’un discours social au parfum populaire. La tentation d’expérimenter formes, genres et sens est dans chaque mouvement du texte, qui se refuse tout achèvement. Brouard montre ainsi l’évidence selon laquelle, l’art est à l’école du peuple. On peut également s’arrêter sur le décentrement de la figure féminine, plutôt noire, fervente et sensuelle beauté, avec des odeurs de pommade de moelle de bœuf et le tabac de Virginie…

Voilà, j’aime cette liberté-là, cette manière d’écrire vrai, d’écrire pour vaincre la routine des mots… cette manière d’écrire pour fracasser les « faux cols protocolaires ».

Par ces temps où le confort aseptisé des ministères accueille (à Port-au-Prince tout au moins) la révolte des poètes, je vous invite à lire à haute voix ces mots de Carl Brouard… C’est un écrivain à relire désormais.

Nous,
les extravagants, les bohèmes, les fous
Nous
qui aimons les filles,
les liqueurs fortes,
la nudité mouvante des tables
où s’érige, phallus,
le cornet à dés.
Nous
les écorchés de la vie, les poètes.

[…]

Nous
qui n’apportons point la paix
mais le poignard triste
de notre plume
et l’encre rouge de notre cœur !

– Rodney Saint-Éloi
Montréal, novembre 2004


Cette « Présentation » de Carl Brouard, par Rodney Saint-Éloi, figure dans Anthologie secrète de Carl Brouard (Montréal: Mémoire d’encrier, 2004), pages 7-9. Elle est republiée, avec permission, sur Île en île.

© 2004 Rodney Saint-Éloi et les Éditions Mémoire d’encrier


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mis en ligne : 15 février 2005 ; mis à jour : 15 novembre 2020