Bruno Saura, Un ethnologue à la recherche de l’homme polynésien

Biographie de Bruno Saura et interview avec l’auteur

photo © Félix Putaratara 28 mars 2001

photo © Félix Putaratara 28 mars 2001

I.  Portrait

Bruno Saura est un observateur aigu de la réalité polynésienne, particulièrement des phénomènes politiques et religieux.  Et bien qu’il ne soit pas natif de Tahiti, il semble mieux que quiconque cerner la sensibilité des Polynésiens.  De ce fait, il appartient au paysage culturel polynésien.

Bruno Saura mène une enfance relativement calme et paisible en France. Rien ne semblait le prédisposer à participer un jour activement au renouveau de la culture « maohi » (c’est-à-dire tahitienne).  Peut-être son attachement à des cultures non-occidentales s’explique t-il par une certaine fascination occidentale pour l’ailleurs?  On pourrait également croire que Bruno Saura appartient à ce mouvement d’artistes ou d’intellectuels européens attirés par l’exotisme, et en mal d’utopie. Eh bien non, cet homme mène un autre combat, celui de comprendre l’homme polynésien dans toute sa diversité.

La découverte de Tahiti

L’élément déterminant dans la vie de Bruno Saura fut sans nul doute la mutation de son père en Polynésie Française, en tant que fonctionnaire d’Etat, en 1979.  Bruno Saura découvre alors une terre, une culture, une langue et surtout des hommes et des femmes. C’est le choc identitaire.  L’affirmation de sa propre personnalité, voire sa revendication ethnique ne sont pas sans poser de problèmes à l’adolescent métropolitain.  Confronté quotidiennement à la différence de couleur de peau entre lui et ses camarades de classe : c’est un « popaa » (blanc).

Pourtant, cette longue période d’errance et de recherche identitaire — animée par le désir de s’intégrer à une société qui lui refusait encore tout accès — ne fut pas vaine.  Si à 18 ans, le sentiment d’aliénation se révélait insupportable, celui-ci souleva cependant de nombreuses interrogations intérieures, qui ne trouvèrent de réponses qu’à son retour en France en 1982.

1982-1986:  études en France et retour à Tahiti

Bruno Saura mène donc, de 1982 à 1986, de brillantes études supérieures d’ethnologie et d’anthropologie en métropole.  Sa soif de connaissances ne semblent pourtant pas avoir été assouvies.  Il revient à Tahiti en 1986 et se fixe l’année suivante à Huahine, terre excentrée, pour y poursuivre ses recherches.  En 1993, Bruno Saura est nommé Maître de Conférences en Civilisations Polynésiennes à l’Université de la Polynésie Française.

Un observateur ambigu

A la question de savoir s’il se sent Polynésien, Bruno Saura répond qu’il n’aime pas ce mot, et qu’en fait, il n’est pas polynésien.  Il se considère sagement comme un Occidental, par humilité ou parce qu’il respecte trop la culture polynésienne pour oser se l’accaparer.  Car pour lui, être tahitien, c’est être issu d’une famille tahitienne.  S’il ne se considère pas polynésien, la vérité est qu’en définitive, ce sont les Polynésiens qui l’ont adopté, culturellement et socialement : ils le considèrent comme un Polynésien de coeur.

Finalement, il ne se sent pas tahitien (habitant de Tahiti) au sens strict du terme, mais comme quelqu’un qui a incorporé des éléments de la culture polynésienne.  Ce pays ne lui est pas étranger mais « je lui suis étranger », affirme-t-il.  On peut affirmer qu’il a beaucoup écrit sur la Polynésie car il veut expliquer ce qu’il comprend et ce qui lui échappe. Dans la mesure du possible, il essaie d’être objectif en occultant sans cesse et non sans douleur ce « moi » créateur, ce « moi » poétique qui ne demande qu’à s’extérioriser. Ses sujets, il les trouve dans tout ce qu’il y a d’important dans ce pays, c’est à dire principalement dans les problèmes d’identité, de religion.

Par sa vision du monde, par son souci du détail, par sa rigueur somme toute scientifique et par son style simple et concis, il participe activement, à son niveau, au mouvement de renouveau culturel qui a pris son essor voici déjà plusieurs décennies en Polynésie Française.

En définitive, on affirmera que Bruno Saura fait partie des nouveaux chantres de la culture polynésienne, quoiqu’il refuse ce terme avec modestie.

Le charme des îles, et de leurs habitants, l’amour de tout ce qui appartient à la culture polynésienne authentique, sont pour beaucoup dans ce qui semble être désormais une belle passion amoureuse.


II. Entretien bibliographique

1.)  Les Bûchers de Faaite. Paganisme ancestral ou dérapage chrétien en Polynésie? (Essai)

Félix Putaratara: De quoi parle votre livre qui, d’ailleurs, est votre premier essai?

Bruno Saura: Ce livre n’est pas une enquête, mais plutôt un essai anthropologique au sujet d’un drame aux Tuamotus (archipel de la Polynésie Française, qui en compte cinq au total).

Résumé de l’oeuvre:

C’est en 1987, au mois de septembre plus précisément qu’un petit atoll de Polynésie Française (en l’occurrence Faaite), sombre dans l’hystérie religieuse. Possessions, exorcismes, hallucinations collectives, c’est ce que cet ouvrage se propose d’aborder de manière objective.

Six insulaires périssent par le feu, accusés d’être possédés par le démon, certains jetés sur le bûcher improvisé par leurs propres parents.

Que s’est-il passé exactement à Faaite? S’agit-il d’une résurgence des rites païens ancestraux ou bien d’un dérapage religieux?

Les faits relatent l’arrivée de trois étranges « prêtresses » se réclamant du Renouveau charismatique, mouvement catholique officiel, qui introduisirent sur l’île de nouvelles et étranges formes de prière…

Ce livre tente donc d’expliquer « l’inexplicable ». Au-delà du fait divers et de son actualité, il explore l’histoire polynésienne, la sociologie religieuse de ces îles lointaines et les racines ethnopsychiatriques de ce genre de manifestations, plus répandues qu’on ne le croit dans cette région du monde. Le procès des vingt-quatre inculpés s’est tenu en mars 1990 à Papeete (capitale de la Polynésie Française); mais a-t-il vraiment répondu à toutes les interrogations?

2.)  Politique et religion à Tahiti

F.P. : De par votre formation de chercheur-universitaire, pourquoi avoir choisi de traiter de la politique et de la religion à Tahiti précisément?

B.S. : C’est la version grand public d’une thèse de doctorat en Science Politique que j’ai soutenue en 1990 à Aix-en-Provence (France). Il s’agit véritablement d’une étude sociologique avec des statistiques, des quantifications sur l’articulation des phénomènes politiques et religieux, à travers la question du poids ou de l’influence de la religion sur le vote des individus.

Enfin, à l’intérieur se trouve aussi une étude spécifique de la situation politico-religieuse de l’île de Huahine (une île de l’archipel des îles Sous-le-vent, en Polynésie Française).

Résumé de l’oeuvre:

Les Églises (comprenez par là, toutes les Églises présentes en Polynésie Française : protestante, catholique, mormone, jehovah, sanito, etc.) influencent-elles le vote des électeurs dans la vie politique tahitienne? Comment expliquer autrement que par l’habitude, le fait qu’à Tahiti les rassemblements politiques commencent toujours par une prière?

La qualité de dignitaire religieux confère-t-elle une « prime à l’élection » dans les consultations électorales locales?

Pourquoi le langage politique tahitien, dans un pays qui se laïcise, demeure-t-il empreint de citations bibliques? En Polynésie Française, les catholiques votent-ils différemment des protestants, et dans quel sens?

Telles sont quelques unes des grandes questions que s’efforce de traiter Bruno Saura dans cet ouvrage érudit, mais d’une lecture agréable et qui renouvelle la vision de la société tahitienne contemporaine. L’auteur y démontre que la vie politique est une chose récente, mais qu’elle repose sur une culture religieuse beaucoup plus ancienne.

3.)  Les Sanito. Te mau Sanito. Histoire de l’Eglise Réorganisée de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours en Polynésie française

F.P. : Voilà une chose bien curieuse, pourquoi écrire un livre spécialement sur l’Église Sanito?

B.S. : En fait, c’est une étude historique commandée par l’Église réorganisée des Saints des Derniers Jours (branche dissidente des Mormons). Une Église installée aux Tuamotu et qui rassemble quelques milliers de fidèles. L’intérêt de ce livre réside dans le fait que cette Église est totalement autochtone. La religion américaine y est analysée sur une durée de 150 ans, de 1854 à 1994, à travers la manière dont elle a pu faire corps avec les Tuamotu.

Résumé de l’oeuvre:

Ce livre relate une double rencontre : celle des missionnaires américains avec la Polynésie. Celle du peuple ma’ohi (c’est-à-dire le peuple tahitien) avec une foi nouvelle, qu’il va comprendre et assimiler en fonction de sa propre culture.

En effet, l’histoire de l’Église « Sanito » en Polynésie Française commence avec l’arrivée du missionnaire Addison Pratt à Tubuai le 30 avril 1844.

A cette époque, l’Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours qui fixera ultérieurement son siège à Salt Lake City- n’est pas encore séparée de l’Eglise Réorganisée de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours (dite Sanito à Tahiti) dont le siège se situe aujourd’hui à Independence-Missouri.

Te mau Sanito, est aussi une page d’histoire de la Polynésie, et plus particulièrement des îles Tuamotu. L’auteur décrit de manière détaillée les déplacements des habitants de l’archipel, fait revivre en mémoire les soulèvements de certains atolls contre l’autorité coloniale française au XIXe siècle, la grande époque de la plonge des nacres, etc. Cet ouvrage s’adresse donc aussi bien aux fidèles sanito qu’à tous les lecteurs désireux de mieux connaître et de mieux comprendre le passé de ces îles, riches en souvenirs et en anecdotes.

4.)  Pouvanaa a Oopa, père de la culture politique tahitienne. Avec le journal de Pouvanaa pour les années 1942-1944.

F.P. : Pourquoi avoir retracé la biographie de cet homme typiquement polynésien, la grande figure de la politique du Tahiti des années 1940-1950?

B.S. : Il y a une petite anecdote sur l’histoire de Pouvanaa Oopa, qui est originaire de l’île de Huahine. Hasard ou destinée, la terre sur laquelle je réside, appartient à la famille Oopa. De plus, écrire un livre sur le premier libérateur de la Polynésie des années 1940-1950 fut une gageure.

Ce livre appartient au genre biographique, on y retrouve beaucoup d’éléments personnels. D’ailleurs cet ouvrage est destiné tout particulièrement au grand public, qui y découvrira beaucoup d’évènements inédits, dont évidemment le journal intime de Pouvanaa qui fut un grand orateur mais surtout la figure emblématique de la lutte pour la décolonisation dans les années 1950 à Tahiti.

Résumé de l’oeuvre:

Pouvanaa a Oopa fut un homme politique particulièrement engagé dans la cause de son pays. Ancien combattant de l’Armée française, il participa à l’âge de 18 ans à la première guerre mondiale. De retour chez lui, il découvre les injustices, les inégalités qui régnaient dans la capitale-Papeete, dans ce qui était alors appelé à l’époque: les Établissements Français d’Océanie, menés d’une main de fer par un gouverneur nommé par la France.

Il s’ensuivra, dès lors une prise de conscience qu’un changement radical du paysage politique devait absolument s’effectuer, si Tahiti voulait un jour être capable de s’autogérer et donc de s’administrer toute seule.

5.)  Des Tahitiens, des Français (Essai)

F.P. : Quel titre, pour un essai qui s’annonce provocateur! De quoi s’agit-il exactement?

B.S. : C’est un ouvrage nettement moins scientifique que les autres du point de vue de la méthode. C’est une analyse des à priori culturels des uns sur les autres. C’est la raison pour laquelle, il n’est pas d’un abord aisé.

L’intérêt de cet ouvrage est qu’il dresse un inventaire de tous les clichés, les préjugés de chaque partie, comme l’indique clairement le titre.

En fait, on peut considérer ce petit essai comme une photo instantanée qui rend compte de manière fort juste, de la façon dont l’autre, l’étranger est perçu. L’ouvrage a le mérite de poser des questions à l’une ou l’autre partie et essaie de proposer des réponses sociologiques.

Résumé de l’oeuvre:

Longtemps les rapports entre Tahitiens (habitants de Tahiti) et Français ont été faussés. Cet ouvrage nous ouvre de nouvelles pistes de réflexions sur le regard que l’on porte sur l’autre ou du moins comment l’autre est perçu. Ainsi, l’auteur s’appuie sur les clichés de chaque partie. Les rapports français-tahitiens, tahitiens-français, tahitiens-tahitiens y sont analysés avec bonheur.

On peut y lire par exemple, que le Français est souvent perçu comme « sale », c’est à dire ne portant pas une attention particulière à son hygiène corporelle. Quant au Français, il perçoit le Tahitien comme un être sans ambition et porté sur la boisson, se laissant vivre au gré des jours, sans établir véritablement de projets d’avenir ou d’évolution professionnelle…

Bien sûr, l’auteur ne fait là que relever les à priori de chacun, en essayant toutefois de confirmer ou d’infirmer des propos, qui peuvent, paraître fallacieux et arbitraires.

C’est donc à un tour d’horizon de tout ce qui se dit, du moins de ce qui est pensé par l’un sur l’autre, que l’ouvrage nous invite.

6.) Bobby : Visions polynésiennes.

F.P. : Pourquoi avoir écrit sur un artiste peintre?

B.S. : Bobby Holcomb est une de mes connaissances personnelles. A sa mort le 15 février 1991, j’ai voulu lui rendre hommage en faisant une rétrospective de toutes ses oeuvres, avec d’ailleurs l’aimable participation de son amie : Dorothy Lévy, qui vit toujours à Huahine.

– propros recueillis par Félix Putaratara
novembre 2000– Portrait de Bruno Saura préparé par Félix Putaratara et Poerava Wong Yen pour « île en île »

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mis en ligne : 15 mai 2001 ; mis à jour : 29 octobre 2020