Bruno Saura, Enterrer le placenta ; l’évolution d’un rite de naissance en Polynésie française

Résumé
Cette étude vise à rendre compte de la survivance dans l’ensemble tahitien des pratiques liées à l’enterrement du placenta et à la conservation du cordon ombilical de l’enfant. Si celles-ci se perpétuent assez largement, la progression de la modernité et certains choix récents de politique médicale tendent parfois à avoir des effets inverses. On observe également une évolution des significations de ces objets. Ainsi, la valeur négative que la tradition attache au placenta, liée à l’impureté féminine, laisse place à des représentations plus modernes plus valorisantes, avec accentuation de la dimension identitaire et parfois ethnique que représente son ancrage symbolique.


     Alors qu’en Occident, au moment d’une naissance, l’attention des parents se porte toute entière sur le nouveau-né, les Polynésiens n’oublient pas ce double du foetus qu’est son placenta. Un traitement spécifique lui est réservé, à savoir qu’il est le plus souvent mis en terre.

Le but de la présente étude sera de rendre compte du degré de survivance dans l’ensemble tahitien (Tahiti et Moorea, îles-sous-le-Vent et îles Australes) des différentes pratiques liées à l’enterrement du placenta ainsi qu’à la conservation de la partie du cordon ombilical qui se détache du nombril quelques jours après sa naissance. Nous montrerons comment ces pratiques se perpétuent assez largement, bien que l’occidentalisation croissante de ces îles et certains choix récents en matière de politiques de santé tendent à avoir des effets inverses. Ces coutumes n’ont sans doute pas non plus traversé une période de plus de deux cents ans d’acculturation occidentale et notamment chrétienne, sans que leur sens n’évolue. Ainsi verrons-nous que la valeur négative que la tradition attache placenta, liée à l’impureté féminine et au pouvoir de corruption ou de contagion du sang, a laissé place désormais à une vision plus positive de ce placenta, pouvant même parfois donner lieu à certaine exaltation identitaire.

La perpétuation d’une coutume

La terre, le placenta, la parenté

Les Tahitiens d’aujourd’hui, dans leur grande majorité continuent d’enterrer le placenta dans la cour de leur maison, dans leur jardin, plaçant un arbuste sur ou à proximité immédiate de celui-ci. Bien que certains l’oublient ou l’ignorent, l’arbre doit être un arbre fruitier et non simplement ornemental. Les informateurs les plus érudits témoignent de ce qu’il n’est pas nécessaire qu’il s’agisse d’un nouvel arbre. L’essentiel ne réside pas dans le processus de rattachement d’un individu à un jeune arbre qui grandira avec lui et symbolisera son identité individuelle, mais bien dans l’harmonie et même la continuité des éléments dont participent l’homme et les plantes, et que manifeste l’enterrement du placenta. Il existe en effet une continuité de fructification entre l’arbre fruitier et ce nouveau-né dont le pufenua est « planté » par un parent ou grand-parent, c’est-à-dire, par quelqu’un qui a déjà donné la vie. L’évocation de cette continuité n’est pas sans nous rappeler la tradition tahitienne désormais largement oubliée qui veut que les premiers fruits d’un arbre soient cueillis par une femme ayant déjà enfanté; à condition, bien sûr, qu’elle ne soit pas en période de menstruations, faute de quoi, l’arbre et ses fruits risqueraient d’être « rendus malades » (ma’ihia: forme passive de ma’i, – rendre – malade, amoindri(r), affligé-/er) [1]. On constate donc dans ce rite un lien structurel entre la naissance, le placenta, et la terre.

En langue tahitienne, l’étymologie du terme désignant le placenta, pu-fenua n’est d’ailleurs pas anodine puisqu’il signifie « centre/noyau (de) terre »; comme si ce « noyau de terre », coeur nourricier de l’enfant était, par définition, une parcelle de terre, appelée à intégrer ou à « réintégrer » la terre.

La parenté et la terre sont étroitement liées en Océanie au point qu’il est devenu un lieu commun de dire que du continent australien aux atolls de la Polynésie orientale, ce sont les hommes qui appartiennent à la terre et non l’inverse. Bien qu’il faille se méfier du caractère idéologique de certaines affirmations et réinterprétations contemporaines particulièrement militantes, il reste que, dans les cultures océaniennes traditionnelles, l’homme et la terre sont dans un rapport d’intimité extrême. Ainsi, par exemple, la terre ne peut être vendue ou donnée à un tiers et les droits des hommes sur elle ne sont souvent que des droits d’usage et d’usufruit. On peut même parler en l’occurrence d’une réciprocité de définition entre les hommes et la terre. Ainsi, Paul Ottino soutient l’idée que dans les îles polynésiennes, « les terres (sont) comme la descendance, l’un deséléments de la parenté. En fait, la parenté considérée en soi sans référence à des terres et à des propriétés précises n’a guère de sens » (435). [2]

     D’ailleurs, dans presque toute la Polynésie, c’est le même terme (Kâinga) qui, sous des formes voisines, signifie à la fois la parenté et la terre [3]. En langue tahitienne, où existe un terme spécifique qualifiant la catégorie des parents (feti’i), on retrouve néanmoins le terme âi’a désignant la terre d’origine, la terre nourricière, et dans une acception plus politique, la patrie. Cet enracinement traditionnel des Tahitiens dans leur terre est tel que la catégorie d’ « autochtone véritable » s’exprime par le qualificatif (de) ta’ata tumu ainsi expliqué par Jean-François Baré: « Résider quelque part, au sens fort du terme, c’est y être comparé à une souche d’arbre (tumu ra’au). Etre un « homme-souche » (ta’ata tumu), c’est être reconnu comme participant d’une lignée résidentielle, elle même identifiée à un ensemble de terres, par les membres de cette lignée » (79).

Enfin, une unité familiale élargie (formée de trois générations d’individus partageant souvent la même enceinte résidentielle) se dit, à Tahiti, ôpü (ventre), terme systématiquement employé aujourd’hui pour exprimer l’idée de « branche familiale » ou de « souche » (selon de quel côté on se place) dans les partages de terres. L’enfant sorti du ventre (ôpü) de sa mère appartient donc aussitôt à un autre ventre (ôpü feti’i: groupe de parenté). D’où l’importance des pratiques et représentations relatives à l’attache du cordon ombilical (taura pito) qu’est le nombril (tumu pito: base, racine du pito), situé exactement au milieu (sur les plans horizontaux et verticaux) du ventre d’une personne. Pour ce qui est du placenta, du cordon ombilical et du nombril d’un enfant, les dimensions physique, organique, et spirituelle de ces objets s’entremêlent: le nombril est un point d’ancrage, le centre de gravité ou le milieu d’un corps; le cordon ombilical est un instrument ou moyen d’échange de vie et de souffle entre la mère et l’enfant (ce dernier ne conquérant son propre souffle qu’au moment de la section du cordon); enfin, le placenta se présente comme une substance nourricière, unissant charnellement et vitalement, essentiellement, la mère et l’enfant, avant que celui-ci fasse son entrée dans la société des hommes (au sens générique du terme) et dans l’univers de la culture ordonné par les hommes (au sens masculin du terme).

Aussi comprend-on que dans un tel contexte culturel, l’enterrement de ce « noyau de terre » (pufenua) qu’est le placenta continue d’être une tradition particulièrement signifiante. Inversement, son non-accomplissement, pour des raisons volontaires ou résultant d’une impossibilité matérielle, paraît ne pas être sans importance, et même, pour certains, on le verra, peut-être pas sans conséquences pour l’enfant.

Conséquences et effet de la nouvelle politique de santé

Depuis la fin des années 1980, mais tout particulièrement à partir de 1995, le gouvernement de la Polynésie française a entrepris une politique visant à réduire au minimum le nombre de naissances en dehors des maternités des centres urbains; ceci, bien entendu, dans l’intérêt de la santé de la mère et des nouveau-nés. Concrètement, les femmes des districts ruraux de Tahiti, celles des îles Marquises, Gambier et Tuamotu, sont acheminées vers la maternité de Mama’o à Pape’ete. Celles des îles Australes bénéficient d’un voyage gratuit vers la maternité de Tubuai, et celles des îles-sous-le-Vent vers la maternité de Raiatea.

En peu de temps, cette politique, simplement incitative au départ, et de plus en plus contraignante, a porté ses effets. A titre d’exemple, entre 1983 et 1996 aux îles-sous-le-Vent, la part des accouchements à la maternité de Uturoa-Raiatea est passée de 39,37% à 80,20% du total des accouchements de mères domiciliées dans l’archipel. Inversement, la part des naissances à domicile ainsi que dans les dispensaires et infirmeries de l’archipel passait de 52,77% à 5,67% [4].

Par conséquent, on naît, et d’ailleurs, on meurt aussi de moins en moins dans son île d’origine, en Polynésie française.

Cette politique conditionne nécessairement des changements dans les pratiques de conservation et d’enterrement du placenta. Le père ou les grands-parents du bébé ne sont pas toujours présents pour récupérer ce qui risque, dès lors, d’être considéré comme un déchet médical et incinéré. Les mères venues des îles lointaines doivent demander à la sage-femme de congeler le placenta qu’elles emporteront parfois quelques semaines plus tard, dans une glacière ou dans le « fret congélateur » d’un navire. Dans ces conditions, il est probable que beaucoup préféreront y renoncer.

Que reste-il de la tradition?

Enquête

Aussi avons-nous entrepris, au moment même où s’accélèrent les changements de pratiques culturelles liées au placenta, de mesurer la perpétuation de cette tradition.

Un questionnaire a été établi et passé à près de 200 mères venant d’accoucher à Papeete en mai-juin 1997, et à plusieurs dizaines de mères dans les îles de Moorea et Raiatea. Il a essentiellement été diffusé en milieu socioculturel polynésien [5]. Cela signifie que nous avons exclu du champ de l’enquête les cliniques privées ainsi que l’hôpital militaire de Tahiti, alors encore en fonctionnement. Le nombre de naissances dans ces trois derniers établissements est faible, certains ne disposant pas même d’un service permanent d’obstétrique. Par contre, c’est là que s’effectuent la majorité des accouchements des femmes européennes.

L’essentiel de l’enquête a porté sur la maternité du Centre Hospitalier Territorial de Mama’o à Papeete. Sa clientèle est essentiellement polynésienne, comprenant un grand nombre de femmes originaires des autres îles que Tahiti. Entre le 1er mai et le 10 juin 1997, 192 naissances y ont eu lieu, donnant chaque fois lieu au passage du questionnaire, rempli par la directrice de l’École de Sages Femmes de Tahiti, Éliane Vaimeho, deux jours après l’accouchement. Les femmes interrogées étaient âgées de 16 à 41 ans. Conformément à la pratique polynésienne, le placenta avait été proposé par le personnel médical en salle d’accouchement à la plupart d’entre elles, après la délivrance, à l’exception de celles accouchant sous anesthésie totale.

Après dépouillement, il apparaît que 97 de ces 192 mères (50,52%) l’ont accepté et emporté ou fait emporter par un membre de la famille, tandis que 95 ne le gardaient pas.

La première variable à prendre en compte pour expliquer ce choix est d’ordre ethnique. Parmi les 97 femmes l’ayant emporté, 93 se rangent dans la catégorie socioculturelle « polynésienne », 3 « demie » (métisse), et 1 sans réponse. Parmi les 95 ne l’ayant pas emporté, on compte 86 « Polynésiennes », 5 « Demies », 3 « Européennes » et 1 Chinoise. L’appartenance ethnique est donc significative mais elle influe tout de même relativement peu, en raison de l’homogénéité ethnique globale de la population étudiée.

On peut aussi s’intéresser au sexe des nouveau-nés, pour voir, par exemple si le placenta des garçons est l’objet de davantage d’attention que celui des filles. Or, il n’en est rien, la proportion de garçons étant même légèrement supérieure dans le groupe des placentas non gardés.

La troisième variable est l’âge des mères, avec pour hypothèse un moindre intérêt possible des jeunes mères pour cette pratique culturelle. Après dépouillement du questionnaire, on s’aperçoit à l’inverse que la proportion de mères de moins de vingt ans est bien supérieure dans le groupe I (placentas emportés), avec 25 cas sur 97 (25,77%), que dans le groupe II (14 cas sur 91, soit 15,38%). Cela semble signifier que la tradition se maintiendrait davantage dans les milieux défavorisés socialement et économiquement, ceux dans lesquelles les filles ont des enfants plus jeunes, qui vivent plus près de leurs coutumes ancestrales.

D’ailleurs, même si toutes les jeunes filles ne sont pas nécessairement au courant des pratiques traditionnelles liées à l’enterrement du placenta, celui-ci peut avoir été réclamé avant même la naissance par les grands-parents, qui se chargent de l’emporter, comme l’attestent nombre de questionnaires faisant état d’une demande préalable à l’accouchement.

Nous avions également fait figurer dans notre enquête une question portant sur l’adoption éventuelle de l’enfant par des non-membres de la famille, pratique assez courante en Polynésie au terme d’une grossesse non désirée. Dans ces cas, on aurait pu penser que les mères n’étaient pas non plus désireuses de conserver le placenta. En fait, à Papeete, aucun cas de ce type ne s’est présenté clairement. Deux mères du groupe II (placenta non emporté) ne donnent pas de réponse, tout comme deux autres mères du groupe I. Par contre, ce groupe I comprend 3 réponses positives, signifiant que même si l’enfant est confié en adoption à des personnes extérieures à la famille (généralement des Français métropolitains venus spécialement à Tahiti pour l’occasion), la mère reste attachée à la perpétuation de cette coutume reliant l’enfant à sa terre natale.

Enfin, la dernière variable prise en compte a trait à l’origine géographique des mères, et ce, moins pour des raisons de persistance de ces traditions dans les îles éloignées, qu’à l’inverse, pour mesurer l’impact des problèmes liés au transport du placenta. En effet, sur les 189 femmes recensées, 46 sont venues exprès accoucher à Tahiti, et 25 d’entre elles ne conservent pas le placenta. Dans leurs réponses, beaucoup expriment des regrets, précisant qu’elles l’auraient ramené chez elle si elles avaient accouché dans leur île.

D’une façon plus générale, l’éloignement et les difficultés du transport figurent au premier rang des raisons invoquées par les mères qui n’emportent pas le placenta. L’absence du père ou d’un membre de la famille pouvant conserver le placenta, juste après la délivrance, est également régulièrement mentionnée. D’autres mères précisent simplement ne pas le vouloir, et une jeune femme originaire des îles Marquises dit ne pas connaître cette coutume. Enfin, il y a celles qui justifient leur désir de ne pas l’emporter du fait qu’elles résident dans une maison louée, le placenta ne pouvant pas, à leurs yeux, être enterré sur une terre non familiale.

     Dans la maternité de Taravao, située à 55 kilomètres de Papeete, au sud-est de l’île de Tahiti, 38 questionnaires ont égalementété passés… et dans 37 cas, le placenta a été remis à la famille [6]. Le seul cas de placenta non récupéré (bébé de sexe féminin) concerne un des deux cas d’enfant à adopter par des tiers.

     Dans l’île de Moorea, voisine de Tahiti, pour 49 naissances, 45 placentas ont été récupérés [7]. Même les sept mères destinant leur enfant à une adoption extérieure ont emporté le placenta. Au passage, on peut s’étonner de ce chiffre élevé, qui s’explique peut-être par une mauvaise compréhension de l’expression « non membres de la famille », mais pas nécessairement. Quant au sexe, une nouvelle fois, il n’a rien à voir avec la conservation ou l’abandon du placenta puisque les 4 non emportés sont ceux de garçons (27 garçons sur 49 naissances). Ce taux légèrement supérieur d’abandon du placenta des enfants de sexe masculin (de même qu’à Tahiti) ne nous paraît pas répondre à une quelconque logique culturelle; il atteste surtout d’une non discrimination à l’égard des enfants de sexe féminin, sur laquelle nous reviendrons.

Enfin, à Raiatea ( îles-sous-le-Vent), 98 mères ont répondu au questionnaire, diffusé entre mai et août 1998. 79 d’entre elles (80,61%) ont emporté le placenta. La diversité ethnique de la maternité est intéressante, mais n’explique que pour partie les « abandons » de placenta: la seule femme d’ethnie chinoise choisit de le récupérer, comme deux des quatre mères européennes et 11 des 14 mères qui se rangent dans la catégorie des « demies ». 65 des 79 mères polynésiennes l’emportent, les autres ayant soit accouché par césarienne, soit précisé ne pas vouloir le conserver. Il apparaît aussi que les femmes venues spécialement accoucher à Raiatea sont attachées au rapatriement du placenta vers leur île d’origine mais que des problèmes pratiques se posent. Un certain nombre ne le récupèrent pas au moment de leur départ, ou viennent le réclamer alors que l’équipe de ménage l’a déjà fait incinérer car les placentas s’entassent dans un petit congélateur qui n’est pas destiné à cet effet.

En conclusion, il s’avère qu’à Tahiti, en milieu urbain et polynésien, une femme sur deux emporte le placenta de son enfant. Ce chiffre serait plus élevé si des problèmes de transport n’affectaient pas les mères originaires d’îles éloignées, ce qui est également parfois le cas à Raiatea. En milieu plus rural, dans la presqu’île de Tahiti et à Moorea où les femmes qui accouchent résident pour la plupart à proximité de la maternité, la proportion de placenta emporté dépasse 90%.

Si l’attachement à la tradition polynésienne est le facteur explicatif essentiel de la persistance plus forte de ces pratiques en secteur rural, il ne faut pas oublier la part de certaines contingences matérielles. Ainsi, dans les maternités et dispensaires dépourvus d’incinérateur, le personnel médical attend des parents qu’ils emportent le placenta. L’existence d’un incinérateur peut, à l’inverse, accroître la part des placentas non systématiquement proposés, jetés hâtivement ou mélangés – dans le cas d’accouchements simultanés – par le personnel de soin ou de nettoyage, et donc non récupérés par les parents.

Une pratique polysémique

Pour ce qui est de la signification que les parents, et en particulier les mères, attribuent à l’enterrement du placenta, nous disposons de réponses apportées au questionnaire, qui recoupent d’autres observations préalablement établies, notamment par le docteur Noëlle Barbiera.

L’arbre et le placenta

     Un certain nombre de mères font état de ce qu’il s’agit là d’une pratique ancestrale, sans justification particulière [8]. La majorité développe néanmoins un discours sur le lien qui existera entre le nouvel arbre planté à l’endroit où sera enterré le placenta, et l’enfant. Cet arbre est tantôt vu comme un simple « objet de mémoire », rappelant le nombre d’enfants d’une famille et l’âge approximatif de chacun d’entre eux; tantôt, comme on l’a dit plus haut, à l’intérieur d’un rapport nourricier. Les espèces plantées varient, mais reviennent surtout le cocotier, le manguier greffé (donnant des fruits savoureux), le citronnier, l’arbre à pain, le manguier sauvage (vi Tahiti) [9]. Le nombre de réponses mentionnant une plante ornementale, bougainvillier, tiare Tahiti (Gardenia Tahitensis), fleur emblème de Tahiti) ou magnolia, montre pourtant que cette continuité de fructification n’est pas connue de toutes les mères, loin s’en faut.

Les conditions de l’enterrement, hier et aujourd’hui

S’agissant des conditions matérielles d’enterrement du placenta et du choix du lieu de sa destination, c’est vers le père ou les grands-parents de l’enfant qu’il faut se tourner, car la mère, alitée ou non, ne s’en occupe en général pas. La plupart des personnes interrogées disent enterrer le placenta assez profondément, pour éviter qu’un chien – et ils sont nombreux en Polynésie – vienne le déterrer. À défaut de placer directement un arbre dessus, certains placent un parpaing sur le trou rebouché et un arbuste légèrement sur le côté.

Le placenta est soit enterré à nu, dans le sol, soit enveloppé d’un linge ou de feuilles. Traditionnellement, on recourrait à des feuilles d’arbre à pain (‘uru), de ‘ape (Alocasia macrorrhiza), à des feuilles de ti(Cordyline) arrondies (rau menemene), de nono (Morinda citrofolia) ou de riri [10] (Lys de Rarotonga). Originaire de Raivavae aux Australes, une île qui a conservé plus que d’autres ses traditions, le pasteur Grégoire Tumarae, dit Rono, se souvient qu’on enterrait autrefois le placenta enroulé dans une natte tressée (pe’ue), souvent celle sur laquelle la mère avait accouché. Ce type de pratique renvoie à des comportements culturels fort anciens, relatifs à l’enterrement du placenta mais aussi des morts à l’intérieur d’un tissu en écorce battue et/ou d’une natte. Nous y reviendrons lorsqu’il sera question de l’impureté commune aux substances féminines engagées dans la naissance et aux cadavres.

Le lieu traditionnel d’enterrement du placenta, comme de dépôt du cordon ombilical desséché, était dans les temps pré-européens le marae – temple, sanctuaire – familial, notamment pour les enfants nés de souche royale (ou, si l’on préfère, à l’intérieur de familles de chef). Il pouvait s’agir d’une partie de la cour du marae, ou de la structure même du temple. On note toutefois une grande variété de situations, d’un archipel et parfois d’une île à l’autre, dans l’ensemble polynésien. Handy en donne quelque exemples: « Aux Marquises, le cordon ombilical était conservé soit dans la maison des parents, soit attaché ou placé à l’intérieur d’un arbre. En Nouvelle Zélande, on enterrait le cordon dans un lieu secret, avec parfois un jeune arbre dessus, auquel cas, la vie de l’arbre et celle de la personne seraient unies par un lien intime; quant au placenta, il était placé devant l’autel de la tribu, alors qu’aux Marquises, on l’enterrait dans de la terre boueuse » (73).

Les profonds changements religieux intervenus au XIXème siècle en Polynésie orientale ont conduit à l’abandon des marae, et la pratique d’enterrer le placenta dans sa cour s’est transformée en enterrement dans le jardin familial, ou parfois, notamment aux îles Australes, au seuil des maisons. Dans les deux cas, la signification paraît toujours être celle d’un rattachement de l’enfant, par le biais d’un arbre ou d’une maison, à sa terre (fenua) d’origine, à une propriété familiale, ancestrale [11]; ou bien, dans une acception plus vaste, signifier l’attachement de l’enfant à son île natale (fenua, ici dans le sens de territoire émergé), malgré les voyages qu’il ne manquera pas d’entreprendre.

Signe d’appropriation de la terre?

     L’accent mis sur la propriété de la terre se retrouve dans l’explication qui nous a été donnée au fait qu’à Rurutu (Australes), certaines personnes aient choisi, encore au XXème siècle, de se faire enterrer sous le plancher de leur maison: « Ils estimaientêtre chez eux nulle part mieux que là » [12] . Dans ce cas, l’enterrement des morts, comme celui du placenta et du cordon, valide des droits de propriété. Effectivement, dans l’ensemble tahitien, nombre d’îles ne sont toujours pas dotées de cimetière communal ou paroissial, et les morts sont, comme les placentas, enterrés à quelques mètres, parfois moins, des maisons. En cas de dispute de terre, les Tahitiens évitent d’ailleurs de s’approprier une parcelle sur laquelle se trouveraient des morts qui ne seraient pas les leurs, preuve de l’illégitimité sociale de leurs revendications. Le même lien entre l’enterrement du placenta et la propriété de la terre est manifesté directement dans quatre réponses à notre questionnaire, émanant de mères ayant choisi de ne pas récupérer le placenta de leur enfant: « J’habite sur une terre louée », « Je n’habite pas chez moi », « Je vis dans un appartement », « Je réside dans un lotissement social » (dont les terres ne sont pas toujours attribuées définitivement).

     Dans le cas où le placenta et parfois le cordon ombilical seraient mis en terre au seuil de la maison, point n’est besoin de planter un arbre [13]. Le but recherché alors paraît non pas tant d’assurer une continuité de fructification entre l’enfant et la nature, que de garantir son ancrage dans son univers familial, et par là même, sa sociabilité. Alors que Michel Panoff se méfiait des explications d’une demi-Chinoise qui lui indiquait qu’ « en enterrant le placenta devant la maison, et donc sous les pas de l’étranger qui y pénétrera, on veut réaliser un contact symbolique qui préviendra la frayeur de l’enfant et l’empêchera de pleurer à l’apparition d’un inconnu » (243), nous croyons, à l’inverse, que ces paroles sont culturellement structurées. De la même façon, les mères rencontrées par Noëlle Barbiera soulignent-elles à la fois les conséquences positives de l’enterrement du placenta, notamment face à la demeure familiale, et a contrario, les effets potentiellement négatifs sur le bien-être et le caractère de l’enfant, d’un non enterrement de son placenta: « Il faut le planter devant la maison, comme ça, ton enfant viendra toujours par devant, parce que si tu le plantes derrière, ton enfant viendra toujours par derrière » (Léna)…  » Si tu le jettes, tu es en train de jeter une partie de ton corps… alors, c’est pas bon, ton enfant va pleurer tout le temps » (Elisa) (140-141).

Aussi, en définitive, convient-il de ne pas confondre le gage de santé et de sociabilité que représente l’enterrement du placenta, et le fait que celui-ci ait lieu sur une propriété familiale. Même si la plupart des personnes interrogées invoquent la nécessité d’être propriétaire de la terre, faute de quoi la pratique ne ferait pas sens, il n’y a là rien d’absolu. Plusieurs sages-femmes nous ont ainsi rapporté qu’autrefois, du temps où existaient de réelles difficultés de transport entre vallées ou villages des îles (à Rurutu, à Nuku Hiva…), les mères n’hésitaient pas à demander qu’on enterre le placenta à l’entrée de l’infirmerie, ou à côté d’un arbre jouxtant le bâtiment, la signification spirituelle et sociale de cet acte prenant le pas sur son lien avec la propriété de la terre.

Le sexe de l’enfant

Un autre point important concerne le sexe de l’enfant, dont nous avons vu qu’il n’influait pas sur la conservation ou non de son placenta, mais qui pourrait induire des différences de pratiques et de signification de cet enterrement.

     Les documents relatifs à la société tahitienne pré-européenne ne permettent pas d’étayer l’hypothèse de traitements spécifiques en fonction du sexe, même si de telles informations existent dans les autres sociétés polynésiennes [14]. On sait que la différenciation des sexes était moins importante en Polynésie orientale (Tahiti, Marquises) qu’occidentale (Tonga, Samoa, Fidji), alors qu’inversement, l’importance de la primogéniture croissait d’Ouest en Est [15]. Faisant la synthèse de diverses sources datant du XIXème siècle, Handy écrit: « In Samoa, a male child’s umbilicus was cut on a war club, in order that he might grow into a great warrior; while that of a girl child was severed upon one of the boards used by women in their cloth making labors » [16]. Il rapporte plus loin la présence identique d’instruments de guerre au moment de la naissance de l’enfant et de la section de son cordon ombilical, à Rarotonga (îles Cook) ainsi qu’à Tahiti, mais sans précision d’un lien avec le sexe du nouveau-né [17].

Aujourd’hui, s’agissant du choix des espèces végétales plantées sur le placenta, il n’existe pas en Polynésie française de différence en fonction du sexe du nouveau-né. Par contre, on note une accentuation masculine dans la pratique d’immersion du cordon ombilical dans l’océan, assez spécifique aux îles Australes. Bien qu’elle s’applique aux deux sexes, elle concerne surtout les enfants mâles dans la mesure où cette immersion est un gage de conciliation des éléments pour le navigateur, et de souffle pour le pêcheur que l’enfant est appelé à devenir. Il est possible, mais cela mériterait d’être vérifié, que les cordons des garçons soient plus systématiquement immergés dans l’océan, au large, alors que ceux des filles seraient davantage conservés dans une gaze, un tissu ou un petit bocal à l’intérieur de la maison, les deux pratiques existant concurremment aujourd’hui.

La différence de traitement différents selon le sexe de l’enfant, en fonction des activités masculines et féminines des adultes, est en revanche clairement attestée en Polynésie occidentale, mais selon une logique inverse à celle pressentie aux Australes, en raison d’une répartition opposée des tâches sexuées: « À Futuna, il (le cordon ombilical) est immergé entre les pâtés de corail quand il provient d’une petite fille, et enfoui entre la maison et les plantations vivrières quand il s’agit d’un garçon. Or, la pêche sur le récif est une activité exclusivement féminine, tandis que la tâche d’édifier une maison ou de créer une tarodière sur le sol familial appartient aux hommes. Les traditions samoanes révèlent une différenciation du même ordre: si le bébé est du sexe féminin, enfouissement à côté d’un mûrier à papier, usage associé expressément à la fabrication du tapa; choix d’une tarodière dans le cas d’un garçon » (Panoff 243).

La moindre prévalence, traditionnellement, en Polynésie orientale, de la différenciation des sexes qu’en Polynésie occidentale, accentuée par les changements sociaux et culturels des deux siècles passés, fait qu’on ne peut y voir aujourd’hui un critère pertinent pour la détermination de pratiques spécifiques liées au placenta et au cordon ombilical. Par contre, de nos jours, l’ensemble des paramètres, de sexe, de lieu de destination du placenta et du pito (cordon), de lien avec la terre, ainsi que de qualités à venir de l’enfant, peuvent faire sens, comme en témoignent ces explications dans lesquelles ils se combinent assez librement: une mère rencontrée par nous à Taravao affirme que « si le pito est planté dans la terre, l’enfant est destiné à devenir agriculteur; s’il est jeté à la mer, il sera pêcheur ». Une autre mère, interviewée par Noëlle Barbiera dans la même maternité, pose: « Si tu l’enterres (le pito), ton enfant restera toujours au pays, près de toi. Si tu le jettes dans la mer, alors il partira, ce sera un grand voyageur » (Léna) (140).

Foetus, placenta et corps maternel

La question du sexe de l’enfant nous conduit vers celle de la circulation des humeurs entre le foetus, le placenta, et l’ensemble du corps maternel. Formé de matière nourricière et de sang, le pufenua était traditionnellement rattaché à l’univers féminin, potentiellement porteur de souillure et de corruption. Ce danger s’exerçait non seulement à l’égard des hommes, mais aussi du nouveau-né, une fois son autonomie acquise, c’est-à-dire, une fois la section du cordon ombilical accomplie. Handy résume la situation en ces termes: « The process of delivery was throughout Polynesia regarded as unclean and psychially dangerous… The gravest psychic contamination was believed to result from contact with the issue of blood at the time of delivery » (213). Aux îles Marquises, le docteur Rollin rapporte aussi que « le sang et le placenta étaient tapu. Si, par hasard, ils touchaient l’enfant à sa naissance, celui-ci était destiné à contracter la lèpre » (98).

     Il est assez paradoxal que le placenta soit d’une part étroitement attaché à la symbolique de la vie, de la croissance, de la fructification, et que d’autre part, il fasse l’objet de traitements très similaires à ceux appliqués aux cadavres, comme l’a bien établi Alain Babadzan (1983) [18]. Nous avons essayé de rendre compte ailleurs (Saura 2000) de cette contradiction qui s’explique selon que l’on se place du côté de la symbolique, ou des matières.

     Cette association du placenta à un cadavre ne manquerait pas de surprendre les Tahitiens d’aujourd’hui qui, largement ignorant la plupart du temps, des croyances et rites religieux d’autrefois, gardent plutôt à l’esprit la dimension positive, nourricière et identitaire du placenta [19]. Par dimension identitaire, nous faisons allusion à la fonction d’attache, au lien que crée son enterrement entre l’enfant et la propriété de ses ancêtres, ou, dans un sens plus large, son île natale. Dans la Polynésie française du tournant de l’an 2000, ce terme identitaire mérite d’être élargi dans une acception plus nationaliste et aussi peut-être plus racialiste, si l’on se réfère au texte que nous allons maintenant présenter…

Une réinterprétation identitaire contemporaine

Les outrages qu’a fait subir à la nature la croissance urbaine accélérée des quarante dernières années, à laquelle sont venus s’ajouter les essais nucléaires français de 1966 à 1996, ont entraîné de vives réactions en milieu polynésien et tout particulièrement au sein de l’Église protestante. Première institution implantée à Tahiti au XIXème siècle, avant même l’apparition de l’État français, l’Église protestante (aujourd’hui Église Évangélique de Polynésie Française) fait corps avec la société ma’ohi (polynésienne). Après avoir dénoncé les essais nucléaires durant les années 1980, son synode annuel continue de s’élever régulièrement contre les ventes de terres aux « étrangers », c’est-à-dire aux non-autochtones, quelle que soit leur nationalité (Français métropolitains compris) [20].

Le placenta selon Duro Raapoto: une interprétation et innovation dans le discours théologico-politique

Le principal intellectuel de l’Église, reconnu comme l’un des meilleurs écrivains et locuteurs de la langue tahitienne, Duro Raapoto, est à l’origine d’une importante production littéraire dont on a eu l’occasion ailleurs (Saura 1999) d’analyser la portée tout à la fois théologique, philosophique et politique. Un de ses textes, largement diffusé par le biais de l’enseignement public et privé du Territoire de la Polynésie française auprès de la jeunesse tahitienne, s’intitule justement « Te fenua » (la terre), et traite du placenta. Nous en reproduisons ici les principaux extraits, traduits et commentés au fur et à mesure:

I ta te Pïpïria hiòraa… Dans la vision du monde de la Bible, l’homme est adam, c’est-à-dire, fenua (terre-sol). Chez les Polynésiens, l’homme a été créé à base de one (terre-sable), une autre expression désignant cette matière qu’est la terre. La chose qu’il nous faut retenir, c’est que l’homme est dans les deux cas, matière de terre. D’où l’idée que l’homme mäòhi (polynésien) n’est rien indépendamment de la terre, de même que cette (sa) terre n’existe pas sans lui.

Puis, animé par une pensée de type culturaliste qui attribue à la langue le rôle de support d’une vision originale du monde [21], l’auteur part à la recherche des évidences de cette indissociabilité essentielle, dans le vocabulaire tahitien. Or, le placenta se dit püfenua (centre/noyau de terre); quant au terme vari, il désigne à la fois le sang menstruel et la boue. Tout semble donc concourir à cette identité entre l’hommemäòhi et sa terre. D’où l’idée, présente dans ce texte et dans d’autres écrits du même auteur, que la terre polynésienne est un fenua metua, une « terre-mère », qualificatif qui se double ici de metua vahine, « mère-femme ».

La référence aux mythes d’origine hébraïques avec lesquels le théologien Duro Ra’apoto effectue un parallèle, mérite que l’on s’y attarde. Effectivement, Adam est dans la Bible une créature fabriquée à base de poussière de terre [22], tout comme la femme dans les mythologies des Maoris de Nouvelle-Zélande. Là, non seulement l’univers naît de l’union du ciel-père Rangi et de la terre-mère Papa (socle/fondement), mais la première femme est également créée par les fils du couple primordial. Ils se rassemblent sur la plage de Kurawaka, pubis de la terre-mère, et façonnent le corps féminin sur lequel l’un d’entre eux, Täne, s’allonge et dans les narines duquel il insuffle la vie. Cette femme prend le nom de Hine-ahu-one, la femme aux vêtements de sable/terre [23]. À Tahiti, c’est le premier homme, Ti’i, qui porte, entre autres noms, Ti’i-ahu-one, Ti’i vêtu de sable/terre (Henry, 415) [24].

Les mythes polynésiens semblent donc offrir de solides parallèles avec les mythes judéo-chrétiens. Dans ces ressemblances, les missionnaires d’hier, comme nombre de théologiens océaniens aujourd’hui, n’ont pas manqué de chercher à lire, tour à tour, la preuve de la vérité des textes bibliques, ou bien un critère de valeur des mythologies insulaires. L’un des pères de la conversion des Polynésiens orientaux au début du XIXème siècle, William Ellis nous met pourtant en garde contre les emprunts inconscients des uns aux discours mythiques des autres:

Les Tahitiens… disent qu’après que Ta’aroa eut formé le monde, il façonna l’homme avec de l’araea, ou terre rouge, sa nourriture avant la création du fruit de l’arbre à pain. A ce sujet, certains racontent qu’un jour, Ta’aroa appela l’homme par son nom. Lorsqu’il vint, il l’endormit et, pendant son sommeil il lui prit un ivi, un de ses os, et en fit une femme qu’il lui donna pour épouse. Ainsi devinrent-ils les ancêtres du genre humain. Ceci m’a toujours paru être le pur et simple récit de la création par Moïse, tel qu’ils avaient pu l’entendre de quelques Européens et je n’y ai jamais cru, quoiqu’ils m’aient répété à maintes reprises que cette tradition existait chez eux avant l’arrivée de tout étranger. (89-90)

     Il ne paraît malgré tout pas douteux que les Polynésiens, dans leurs mythes fondateurs, évoquent parfois la terre comme un ventre, comme une femme, comme une mère, indépendamment du renforcement et de la modification de ces images du fait d’emprunts ultérieurs aux textes bibliques. On fera surtout remarquer le caractère universel des mythes d’émergence de l’homme du sein de la « terre-mère », présents de l’Afrique à la Mésopotamie en passant par l’Inde védique et les cultures indiennes d’Amérique [25]. La mise en évidence de cet universalisme n’est pourtant pas l’objectif recherché par l’auteur du texte « Te fenua », qui ne vise pas à souligner l’existence de préoccupations spirituelles ou poétiques communes à l’humanité tout entière, mais bien le caractère sacré de toute terre créée par Dieu, à commencer par la terre polynésienne.

L’homme ma’ohi, un élément de la nature

Duro Raapoto ne cherche pas tant ici à sacraliser cette terre (ce que lui et d’autres théologiens polynésiens font dans leurs écrits et discours présentant la terre ma’ohi comme un don de Dieu à son peuple élu, le peuple polynésien [26]) qu’à naturaliser l’homme ma’ohi qui est présenté comme un élément de la nature; car, continue le texte, « celui qui comprend ce qui a trait aux végétaux peut aisément saisir ce qui relève de l’homme ».

La suite de ces lignes est porteuse d’une théorie spirituelle et ethnique de la deuxième naissance dans laquelle le placenta tient un rôle-clé. Le fait de rendre (faahoì: ramener à, remettre en place) à la terre-mère (fenua metua) le placenta d’un enfant, après sa naissance (fänauraa), accomplirait totalement ou réaliserait l’identité préexistant entre le corps de la femme et la terre polynésienne. Alors, par cette seconde naissance (fänau-faahou-raa mai), la terre pourrait pleinement être appelée metua vahine (parent femme, c’est-à-dire, mère): « De la même manière que la mère enfante, il faut que la terre enfante à son tour pour qu’elle mérite tout à fait ce qualificatif de terre-mère. Tel est le sens profond de l’enterrement du placenta ». Autrement dit, le rituel d’enterrement du placenta, opérant cette fois de l’extérieur vers l’intérieur, en sens inverse de son expulsion de la matrice féminine, parachèverait en le clôturant de manière matérielle, spirituelle et symbolique, l’osmose entre la terre et la femme.

Il s’agit là d’une interprétation tout à fait originale puisqu’il n’est nulle part mention d’une « deuxième naissance » dans les traditions polynésiennes. Cette théorie est également moderne dans le sens où l’enterrement du placenta devient un acte religieux, nécessaire non seulement à l’enfant mais aussi à la terre. Émanant d’un ancien étudiant en théologie, l’expression ne peut manquer de rappeler le concept de résurrection (ti’a-faahou-raa mai) du Christ et la seconde naissance de l’homme par le baptême en Jésus-Christ dont rend compte le dialogue de Jésus et de Nicodème (Jean III. 3-5) [27]. Toutefois, le principal animateur théologique de l’Église protestante tahitienne effectue une relecture culturaliste, matérialiste et ethnique du dialogue du Christ avec Nicodème, éloignant totalement l’idée de double naissance de sa dimension christique, pour prôner une renaissance par la culture réservée aux seuls hommes et femmes de la race ma’ohi.

On saisira, en effet, la portée proprement idéologique de ce texte [28] en se référant à sa conclusion qui pose que la seconde naissance ne peut concerner que les gens issus de la terre mäòhi, et donc d’une mère mäòhi: « Rien ne sert d’enterrer un placenta si l’on n’est pas relié à la terre par une corde, de même que l’homme ne connaîtra pas la richesse de cette double naissance si la terre ne contient pas son placenta ». À l’appui de l’énoncé de ce rapport exclusif, sont convoqués de nouveaux exemples tirés du règne végétal: « Le fruit à pain est ainsi un fruit véritable de cette terre. Tandis que les pommes qui poussent à Rapa ne sont pas des fruits véritables de cette terre, tout comme les dattes qui poussent aux Tuamotu ».

Une telle assimilation de l’homme aux éléments de la nature relève d’un fixisme biologique qui conduit nécessairement à poser la question de la dimension ou de la portée raciste de ces théories. Certes, le terme (de) race, qui se dit en tahitien, taura taata, « corde d’homme », n’est pas exactement mentionné. Toutefois, il est bien question d’une corde, taura, reliant, tel un cordon ombilical, l’homme polynésien à sa mère et à sa terre-mère. Il est certain également que l’auteur évoque des races ou groupes d’hommes par le biais de métaphores végétales, en terme d’espèces, pour mieux les différencier.

Une théorie racialiste

Davantage que de racisme, c’est de racialisme qu’il conviendrait de parler, en reprenant la distinction établie par Tzvetan Todorov: « Le mot racisme, dans son acception courante, désigne deux domaines très différents de la réalité: il s’agit d’une part d’un comportement, fait de haine et de mépris à l’égard de personnes ayant des caractéristiques physiques bien définies, et différentes des nôtres; et d’autre part, d’une idéologie, d’une doctrine concernant les races humaines » (133). Et Todorov de proposer de limiter le racisme aux comportements, rangeant dans la catégorie « racialisme » des théories variées qui n’impliquent pas nécessairement l’existence de races inférieures ou intrinsèquement mauvaises, mais qui insistent sur leur différence.

À l’égard de cette définition, il ne fait pas de doute que la pensée du théologien tahitien Duro Raapoto relève du racialisme, avec une nuance dans le sens où il ne postule pas la supériorité du groupe humain tahitien, même s’il n’hésite pas dans un de ses ouvrages (Message au peuple élu de Dieu) à développer l’idée que celui-ci est l’objet d’une attention particulière de Dieu. Pour lui, les Tahitiens ne constituent pas une race ou une espèce supérieure, mais une espèce différente, unique, incomparable. Les autres peuples ne l’intéressent pas, et il n’est pas question d’établir entre eux une quelconque hiérarchie. Autant que de racialisme, c’est donc de différencialisme extrême qu’il s’agit ici, avec naturalisation des catégories culturelles en espèces végétales.

Il peut sembler aussi tout particulièrement intéressant et significatif qu’un chantre d’une identité authentiquement polynésienne puise tantôt ses arguments dans l’observation de la nature, tantôt dans les mythes d’origine judéo-chrétiens. Il est vrai que la Bible apparaît aux Polynésiens d’aujourd’hui comme un livre de paroles sacrées, contenant des principes de plus en plus malmenés par le comportement des hommes, à commencer par celui des Occidentaux.

Figure représentative d’un courant de l’intelligentsia tahitienne, Duro Raapoto, auteur métis – par sa mère –, ne dénonce pas dans ce texte le métissage mais se borne à évoquer le non sens de la transplantation de « nouvelles espèces végétales ». Son apologie du lien entre les Polynésiens et la nature par le biais du placenta est néanmoins oublieuse du conflit entre nature et culture qui se produisait dans les temps anciens autour de cet objet. Le pufenua a perdu une nouvelle fois sa dimension féminine et contagieuse pour ne plus être perçu que dans une acception positive et identitaire, participant d’un univers de pureté et de propreté supposée [29].

Conclusion

Au fil de notre étude, nous sommes passés progressivement de la question de la perpétuation des pratiques liées au placenta et au cordon ombilical, à celle de leur pluralité de sens, pour terminer sur un exemple contemporain de réinterprétation identitaire ethnique de ces traditions.

Santé, identité et résidence

La politique de santé actuelle du Gouvernement de la Polynésie française fait que 80% des enfants des cinq archipels du Territoire naissent désormais à Papeete. Ces changements entraînent des résistances de la part de certains parents, pour des raisons économiques mais aussi socioculturelles, notamment de la part de pères qui souhaiteraient que leur enfant naisse dans son île d’origine. Jusqu’à présent, en effet, il a toujours été gênant pour un Polynésien de ne pouvoir affirmer que son cordon ombilical avait été coupé et/ou que son placenta avait été enterré sur place. La chose est patente lors des litiges fonciers dans lesquels ceux qui ne peuvent se prévaloir de ce privilège – somme toute ordinaire autrefois – courent le risque d’être traités de hotu painu (fruit à la dérive, graine flottante) par ceux nés sur place. Pourtant, que le placenta d’un enfant ait été enterré dans son île est un élément important mais qui n’a jamais suffi à définir l’autochtonie ou la qualité de ta’ata tumu (homme-souche, homme-racine) entendue par rapport à cette île.

Ainsi, dans son rendu précité de la définition tahitienne de l’autochtonie, Jean-François Baré, comme avant lui Paul Ottino et Michel Panoff, ne manquait-il pas de faire figurer le paramètre de la résidence. Car pour être dit originaire d’une terre, d’une île, pour en être dit « homme-souche », il ne fallait pas simplement que son pufenua, son « noyau de terre » y ait été « planté »; encore devait-on traditionnellement continuer à y vivre et à y travailler la terre, deux conditions aussi essentielles, sinon plus, que la première. Au point que Paul Ottino, dans son étude de la parenté sur l’atoll de Rangiroa au début des années 1960, en arrivait à conclure, assez paradoxalement, que «La notion fondamentale de feia tumu – pluriel de ta’ata tumu – est absolument indépendante des circonstances et du lieu de la naissance…» (324), ajoutant: « Je pense que cette disjonction radicale… est post-européenne. Actuellement, la qualité d’habitant de souche ne résulte que de l’affiliation à l’un des âti (lignage) du lieu où l’on vit », ce qui suppose à la fois rattachement à une généalogie et résidence, mais pas nécessairement naissance sur place [30].

Le cas de Rangiroa est peut-être assez particulier dans la mesure où sa bonne desserte en goélette (navire marchand), sa faible distance avec Papeete, et les liens familiaux de ses habitants avec ceux des îles voisines, sont autant de facteurs expliquant la fréquence des naissances en dehors de l’île et la disqualification de ce paramètre comme critère essentiel d’appartenance ou d’autochtonie. Toutefois, la mobilité des habitants de Rangiroa dès avant les années 1960 ne faisait qu’anticiper celle qui a concerné l’ensemble des archipels de Polynésie française à partir de là à travers l’installation massive à Pape’ete d’originaires des cinq archipels.

Par conséquent, il y a longtemps que s’est accélérée la disjonction entre le lieu de naissance d’un individu, l’origine de ses parents, et sa résidence ultérieure, disjonction encore accentuée par les politiques de santé actuelles. Mais dans le même temps, l’existence de moyens de conservation et l’amélioration de la desserte aérienne et maritime des archipels permettent aujourd’hui d’envisager un enterrement différé du placenta dans l’île d’origine de l’enfant, quelques jours ou semaines après la naissance, et donc, la perpétuation relative de ces pratiques.

Une pratique d’affirmation d’autochtonie

On remarquera surtout qu’au tournant de l’an 2000, apparaît une prise de conscience de l’importance de la perpétuation de cette coutume, dont le discours de Duro Raapoto est à la fois un symptôme et un levier. L’enterrement du placenta tend à devenir signifiant, non pas seulement dans la définition d’un individu comme originaire d’une île (et non d’une autre), suivant la qualité de ta’ata tumu étudiée par Ottino, mais aussi dans une opposition entre les « vrais Polynésiens » et les Occidentaux, les non-originaires venus s’installer en Polynésie. S’opère donc un glissement dans la signification d’une pratique familiale et individuelle, à travers la mise entre parenthèses des diverses significations engagées par la mise en terre de cet objet, pour en retenir surtout une, celle de l’autochtonie, qui plus est d’une autochtonie élargie à l’échelle de tout un peuple et de tout un pays, dans une dimension proprement nationaliste.

Entre des préoccupations culturelles et d’autres, d’ordre sanitaire, les actuels dirigeants de la Polynésie française ont donc choisi, même si ce choix de santé publique risque d’accroître des inquiétudes identitaires confinant parfois au fantasme, qu’on ne saurait toutefois minorer.

Bruno Saura
Maître de conférences en Civilisation polynésienne,
Habilitation à Diriger des Recherches en Anthropologie
Université de la Polynésie française


Références bibliographiques

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  • Yvanoff, Xavier. Mythes sur l’origine de l’homme. Paris: Errance, 1998.

Notes:

[1] Entretien avec Ida Ta’ata, ancienne sage-femme surveillante de la maternité de l’hôpital Mama’o à Pape’ete, mai 1997. Nous remercions également Paimore Tehuitua à Taha’a, Jean-Pierre Lemaire, Pita et Harie Oopa à Huahine, ainsi que Raquel Blakelock et Taria Walker à Rurutu. [retour au texte]

[2] Ottino s’appuie lui-même sur Leach (1961: 305). [retour au texte]

[3] Cf. Alan Howard et John Kirkpatrick (1989: 66-67). [retour au texte]

[4] Le reste (entre 7,84% en 1983 et 14,11% en 1996) correspond aux accouchements à Papeete de mères domiciliées aux îles-sous-le-Vent. [retour au texte]

[5] Notre enquête en maternité a été essentiellement menée de façon quantitative, avec néanmoins une ouverture du questionnaire aux observations des mères, résumées par écrit par la personne qui le faisait passer. Compte tenu des circonstances, leurs propos n’ont pas pu être directement enregistrés. [retour au texte]

[6] À Taravao, seuls 44 accouchements ont eu lieu entre le 29 mai 1997 et le 23 janvier 1998, date de la fermeture de la maternité. Les mères étaient âgées de 19 à 42 ans, toutes polynésiennes, la plupart originaire de la presqu’île de Tahiti. [retour au texte]

[7] Quarante-neuf questionnaires ont été passés entre le 27 avril 1997 et le 8 janvier 1997, à des femmes âgées de 14 à 38 ans. 42 mères se rangent dans la catégorie socioculturelle polynésienne (ma’ohi), 6 « demie » et 1 non précisée. [retour au texte]

[8] « Je ne sais pas pourquoi il faut le planter, c’est une coutume de chez nous »: réponse de Nelly, in Barbiera (1997: 141). [retour au texte]

[9] La sage-femme Ida Taata rappelle qu’on peut enterrer le placenta à côté d’un fara (pandanus), arbre apparemment ornemental, mais dont on mangeait autrefois les fruits en période de disette. [retour au texte]

[10] Informations recueillies et recoupées auprès de Teaue Tuheiava, Paimore Tehuitua et Tepito Viriamu. [retour au texte]

[11] Le rattachement à un marae au moyen d’une généalogie valait titre de propriété. Cf. Henry (1962: 148). [retour au texte]

[12] Entretien avec Raquel Blakelock, le 11 mai 1998. [retour au texte]

[13] Les deux types de pratique (enterrement aux marches de la maison, ou enterrement dans le jardin avec plantation d’un arbre) ne s’opposent pas puisqu’on peut aussi mettre en terre le placenta au seuil immédiat de la maison et planter un arbre, sinon directement dessus, du moins à faible distance de lui. [retour au texte]

[14] Morrison, visitant Tahiti en 1789, note cependant que « si l’enfant est un garçon, ils peuvent enterrer le cordon dès qu’il tombe, ce qui prend de 6 à 8 jours, mais s’il s’agit d’une fille, le cordon est quelquefois conservé de 15 jours à 3 semaines pendant lesquelles la mère ne peut toucher elle-même aucune nourriture et doit être nourrie par quelqu’un d’autre » (1966: 153). Il est aussi avéré que les infanticides, fort nombreux dans les temps pré-européens, concernaient essentiellement les filles. Voir Ellis (rééd. 1972: 171). [retour au texte]

[15] Voir les travaux de Goldman, Panoff et Firth, résumés par Howard et Kirkpatrick (1989: 68-71). [retour au texte]

[16] Handy, 213. Handy s’appuyant ici sur Turner (1861: 175). [retour au texte]

[17] D’après Gill (1876: 36-37) et Ellis (1831: 258; ou 1972: 171). [retour au texte]

[18] On sait qu’à Tahiti, « les vêtements portés par les tahua faa fanau – accoucheurs – et les sages-femmes étaient aussi enterrés sur le marae, et ces accoucheurs et sages-femmes étaient nourris pendant vingt-quatre heures par la main des autres, leurs propres mains ayant touché du sang sacré… » (Henry 1962: 60). [retour au texte]

[19] On a aussi oublié l’utilisation du placenta pour étouffer l’enfant à la naissance (Voir Oliver 1974: 425). [retour au texte]

[20] Par exemple, le dernier synode d’août 1998 ne s’est pas penché sur les ventes de terres mais s’est achevé sur un grand rassemblement des Jeunesses protestantes de la côte Est de Tahiti (treize paroisses), célébrant l’identité culturelle ma’ohi. Divers spectacles mettaient en valeur les activités de danse, pêche, artisanat, préparation de mets traditionnels, etc. Thème de la réunion: « La résistance aux tentations du monde ». Cette assimilation du « monde » au reste du monde, Polynésie exclue, en dit long sur l’auto-célébration des « valeurs polynésiennes » qui s’opère dans l’Église protestante. Aussi le texte de Duro Ra’apoto que nous allons commenter est-il certes une oeuvre personnelle, mais qui s’inscrit dans une mouvance idéologique beaucoup plus large. [retour au texte]

[21] Cf. Saura (1996). [retour au texte]

[22] Genèse, 2-7: « L’Éternel Dieu forma l’homme de la poussière de la terre, il souffla dans ses narines un souffle de vie et l’homme devint un être vivant »… Genèse 2-21-22: « Alors l’Éternel fit tomber un profond sommeil sur l’homme, qui s’endormit; il prit une de ses côtes, et referma la chair à sa place. L’Éternel Dieu forma une femme de la côte qu’il avait prise de l’homme, et il l’amena vers l’homme ». [retour au texte]

[23] Cf. Best (1924). [retour au texte]

[24] Quant à la première femme, elle est le fruit de l’union de Ti’i et de la déesse Hina, de qui descendent tous les êtres humains. Ti’i a lui-même été créé par le dieu créateur Ta’aroa après que celui-ci eut brisé sa coquille et donné naissance à la terre, aux plantes et aux poissons. [retour au texte]

[25] Xavier Yvanoff consacre plus de cent vingt pages de son imposant ouvrage (1998) à leur recension. Malheureusement, cette compilation, qui s’inscrit dans la lignée du Rameau d’or, spéculations théoriques évolutionnistes en moins, ne comporte pas les références des textes utilisés. [retour au texte]

[26] Cf. Saura (2000). [retour au texte]

[27] « Jésus lui répondit: En vérité, en vérité, je te le dis, si un homme ne naît de nouveau, il ne peut voir le royaume de Dieu.
Nicodème lui dit: Comment un homme peut-il naître quand il est vieux? Peut-il rentrer dans le sein de sa mère et naître?
Jésus répondit: En vérité, en vérité, je te le dis, si un homme ne naît d’eau et d’Esprit, il ne peut entrer dans le royaume de Dieu… ». [retour au texte]

[28] Le caractère mythique, au sens politique, du discours des Athéniens sur la Terre-Mère est souligné par Platon (Loraux 1996: 49, 130 et 134) pour qui « Dans La République, la maternité de la terre relève du ‘beau mensonge’ à l’usage des citoyens ». S’il arrive parfois à Platon lui-même de répercuter le mythe, il reste que dans l’essentiel de son oeuvre, « la Terre-Mère ne jouit que du statut, purement instrumental, d’un mensonge utile ou d’un mûthos séduisant ». Sur ce mûthos trompeur, voir également Marcel Détienne (1981). N’oublions pas non plus que le contenu du discours est souvent éloigné des pratiques. [retour au texte]

[29] Ainsi Duro Raapoto a-t-il, avec d’autres, grandement contribué depuis la fin des années 1970 au succès du terme Mä’ohi pour désigner les Polynésiens autochtones. Ce terme se décompose pour lui ainsi: , propre; et ohi, rejet, pousse. Autrement dit, leMä’ohi est une pousse propre issue de la terre polynésienne. Ce découpage et cette définition valorisante sont très contestés par d’autres Polynésiens mä’ohi; car ohi n’est pas ‘ohi, et ohi-mä n’équivaut peut-être pas à mä-‘ohi.
Au sujet de la pureté et de la propreté, nous renvoyons aussi, à titre d’exemple, à cette lettre ouverte d’une jeune fille à un passant ayant jeté un papier sur la route: « Vous, c’est l’amour de notre terre qui vous manque… et bien moi, je l’aime cette terre à laquelle je suis rattachée par mon pufenua, c’est pour cela que j’évite de salir mon fenua » (La dépêche de Tahiti, 16-09-97: 18). [retour au texte]

[30] Ottino note aussi que ce développement de la mobilité individuelle aux XIXème et XXème siècles, opposée à la mobilité de groupe des temps pré-européens, s’explique par l’évolution des ressources écologiques des îles ainsi que par l’obéissance relative à des impératifs contemporains d’interdits d’unions élargis (444). [retour au texte]


« Enterrer le placenta; l’évolution d’un rite de naissance en Polynésie française » est une version modifiée d’un article publié dans la revue Sciences sociales et santé (Paris) 18.3 (septembre 2000): 5-27 sous le titre « Le placenta en Polynésie française : un choix de santé publique confronté à des questions identitaires ».
Il est reproduit sur « île en île » avec la permission de la revue et de l’auteur. © Bruno Saura, 2000, 2002


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mis en ligne : 15 mai 2001 ; mis à jour : 29 octobre 2020