Bertrand de Robillard, L’Homme qui penche


(extrait)

     Un bocal dont les parois se sont opacifiées au fil des années. Au centre, vous, mijotant dans le jus que vous y avez vous-même injecté. C’est là, entre ces quatre murs, que vous redonnez libre cours à vos pensées verrouillées la journée durant, là, dans cet air stagnant et déjà imprégné de la présence des figurants qui n’en peuvent plus de participer à votre décor. Une histoire se bornant à des ombres imprécises baignant dans une brume irréelle, comme celle des parois capitonnées de gris à l’intérieur de votre tête, où viennent se dissoudre l’odeur et le chaos de la ville – assemblage de teintes emmêlées d’une aquarelle derrière une vitre embuée.

     Vous êtes habité par ces deux teintes, le gris et l’orange. Un gris cendre de cigarette, familier, plutôt clair. Un gris sans tristesse, comme un ciel sans promesse ou une toile qui vous inviterait à la remplir de ce que vous voulez. Y persiste, depuis quelques années, une vague traînée orange, comme un morceau d’arc-en-ciel usé, arrivé de nulle part – ou de derrière la toile. Un signe, un présage, qui s’adresse à vous seul. Mais est-ce une chose à l’intérieur de vous – comme une allergie qui selon les moments s’étend, rapetisse ou disparaît – qui essaie de sortir pour se découvrir à la vue de tous, ou est-ce, à l’inverse, un message vous parvenant de l’extérieur?


Extrait du roman de Bertrand de Robillard, L’homme qui penche (Paris: L’Olivier/Le Seuil, 2003), pages 136-137.

© 2003 Bertrand de Robillard ; © 2004 Bertrand de Robillard & Île en île pour l’enregistrement audio (1:50 minute)
Enregistré en juin 2004 au studio Soundmill, Baie du Tombeau, par Armand Landinaff, pour Île en île


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mis en ligne : 11 juillet 2004 ; mis à jour : 27 décembre 2020