Bernard Berger, 5 Questions pour Île en île


Bernard Berger répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 40 minutes réalisé dans la cour de la Bibliothèque Bernheim à Nouméa, le 1er septembre 2009 par Thomas C. Spear.

Notes de transcription (ci-dessous) : Lucie Tripon.

Dossier présentant l’auteur sur Île en île : Bernard Berger.

début – Mes influences
02:59 – Mon quartier
06:23 – Mon enfance
19:34 – Mon oeuvre
32:03 – L’insularité


Mes influences

La littérature n’est pas venue à moi de manière évidente, car j’ai grandi dans la brousse dans une famille dont le père était ouvrier.

J’ai découvert assez tôt les BD avec Donald sur les journaux et magazines américains que les soldats avaient laissés derrière eux lorsqu’ils avaient quitté la Nouvelle-Calédonie. Ensuite il y a eu Tintin.

Vers 10-11 ans, j’ai découvert la littérature avec une professeure qui nous lisait en classe des textes du Petit Nicolas par Goscinny, le scénariste d’Astérix. J’ai lu ensuite des classiques, La Guerre du feu (J-H Rosnay), Ivanoë (Sir Walter Scott)…

« Et puis plus tard, il y a eu Marcel Pagnol. J’ai une relation bizarre avec Pagnol parce que j’ai cru qu’il parlait de la Nouvelle-Calédonie. La description des paysages qu’il faisait, moi je les ressentais, les collines d’oliviers, le vent, la sécheresse, c’étaient mes collines à moi où je jouais quand j’étais petit. J’y retrouvais ma propre enfance. »

Puis à l’adolescence, je me suis intéressé à Céline, Jean Genet. J’ai pris goût à la littérature et je ne l’ai jamais quitté.

Mon quartier

Je vis à Nouméa dans un endroit qui s’appelle la Vallée des Colons. C’est un vieux quartier qui à l’origine était situé en dehors de la ville et peuplé par quelques colons. Maintenant, le quartier appartient à Nouméa. C’est un quartier populaire fait de maisons coloniales en bois et de petites maisons coloniales d’ouvriers. C’est un quartier typique qui ressemble à un village, les maisons sont enfouies derrière un écran vert et rouge d’arbres et de fleurs.

Le quartier est lentement détruit par les promoteurs qui érigent des immeubles. J’habite une maison ancienne en dur et en bois.

J’aime ce quartier ; c’est un quartier multiculturel. Nouméa sud est peuplé de gens riches surtout blancs, le quartier de la Vallée du Tir où j’ai habité longtemps est un quartier mixte plutôt ouvrier, mais le quartier de la Vallée des Colons est mixte, il y a beaucoup de Javanais, de petits blancs, de Kanak ; le lycée protestant Do Kamo n’est pas loin. Ce quartier est un aperçu de la mixité de la Nouvelle-Calédonie au quotidien. Un bonjour avec un signe de main signifie plein de choses et me rappelle la brousse.

Mon enfance

J’ai passé le début de mon enfance dans le village de Païta, pas loin de Nouméa. À l’époque, c’était encore la brousse.

« C’est une enfance qui m’a beaucoup marqué parce qu’on vivait à la broussarde, c’est-à-dire dans des maisons isolées ».

Les alentours offraient un espace que je croyais vierge et qui nous laissait une liberté de corps et d’esprit pour découvrir et jouer.

On vivait dans une demi-lune, une maison en tôle construite par les Américains pendant la guerre. Nous n’avions pas d’électricité et on s’éclairait à la lampe à pétrole. Le soir tombait vite et à sept heures, on était couchés. Mes grands-parents n’habitaient pas loin et mon grand-père nous racontait des histoires le soir.

Mes parents avaient également une petite ferme. Mon père était ouvrier et travaillait à la Société Le Nickel à Nouméa, mais on avait en plus un poulailler et plusieurs bêtes.

Nous n’étions pas très nombreux dans le village ; quelques blancs et des Kanak. Un jour une première famille wallisienne est venue s’installer, c’était des Indiens à la peau marron.

Avec mon frère ainé et mes copains, on partait jouer dans les collines.

« Pour moi, c’était un peu l’univers de Pagnol. Jouer dans les collines, on avait une grande liberté, nos parents nous laissaient partir la journée entière à 4 ans. On était libres. Je pense que cette liberté nous a fait développer beaucoup d’imagination. Il faillait s’approprier l’espace avec l’imagination. On se racontait des histoires. Derrière un bananier, il y avait toujours un diable donc il fallait faire attention et ne jamais dormir sous l’arbre. »

C’était un monde de parfums, d’odeurs et aujourd’hui toujours je marche pieds nus pour mieux ressentir le parfum de la forêt et de la terre.

Plus tard, nous avons quitté ce monde de paix et de brousse pour la Vallée du Tir et la cité de Doniambo pour nous rapprocher de Nouméa. Nous habitions une cité ouvrière avec demi-maison pour les familles nombreuses – nous étions cinq garçons dans la famille. C’était une autre forme de village. Un monde plus dur. J’ai appris à vivre en communauté et je me suis frotté aux bagarres.

L’école.

Très jeune, je n’ai pas bien compris la notion d’interdire de se déplacer. Rapidement, je fus puni et je devais rester en classer après la fin des cours. Je décidais de ne pas effectuer ma punition et de m’évader tout de suite. J’ai enlevé mes chaussures, j’ai sauté par-dessus les bureaux, je suis passé par la fenêtre et je suis rentré chez moi en courant.

L’arbre dans la cour de récréation était très important ; c’était l’ombre et il séparait les espaces de jeu des filles à gauche, de celui des garçons à droite. C’était pour moi un monde différent, car il n’y avait que des garçons à la maison. Ma première relation avec les filles ne s’est pas faite par le contact et la discussion, mais par l’imagination.

« Je n’étais pas un bon élève, je crois que j’avais une imagination trop forte, elle me prenait mon temps réel. J’étais un peu en décalage avec les cours, j’entendais au loin le professeur parler, c’était un murmure, j’étais loin ailleurs. J’étais bien. »

J’ai été renvoyé en première et j’ai passé le baccalauréat en candidat libre.

« Quand je me suis inscrit à la faculté à Paris, j’ai découvert que je pouvais peut-être changer les choses si je devenais professeur à mon tour. Je pouvais donner du temps aux élèves pour imaginer et montrer que l’imagination n’est pas une chose négative, mais une source de richesse intéressante pour puiser le savoir. »

Je suis toujours professeur d’art et je serai à la retraite dans un an [NDLR: en 2010]. Le bilan entre moi et l’école ; j’ai toujours des élèves qui m’appellent donc je crois que c’est positif.

Mon œuvre

« L’idée était au départ d’exprimer des idées très personnelles. Je suis venu à mon travail de BD par rapport à une quête personnelle ; quelque chose qui me renvoie à moi-même, qui je suis ?

« En France, j’ai découvert que je n’étais pas Français. C’était une chose acquise à mon retour, mais j’avais besoin de marquer cette différence en découvrant qui j’étais. »

Comment exprimer cette chose ? J’avais besoin d’un miroir, des gens, d’un retour.

L’écriture ne convenait pas, ni le cinéma, car j’étais jeune à 24 ans. La BD était la troisième voie et offrait cet effet de miroir. J’ai d’abord dessiné pour mon entourage ; ma femme, mes amis. Nicolas Kurtovitch, qui était mon voisin à Lifou, m’a encouragé et les gens de Lifou rigolaient. Le seul quotidien local à Nouméa refuse de m’éditer – la BD avait trop d’autodérision pour le journal. Un hebdomadaire accepte de le faire quelques mois plus tard.

Le succès vient vite et l’effet miroir n’a jamais cessé. La Brousse en folie dépeint des personnages archétypes des communautés locales.

Je travaille sur une autre série ; le Sentier des Hommes. C’est une série visiblement plus politique – car la Brousse en folie est également politique par l’affirmation du fait calédonien. Le Sentier des Hommes, c’est nous, notre histoire, la différenciation entre les communautés. Pourquoi et comment aujourd’hui les Kanaks et les Caldoches ont une raison de ne pas se comprendre et de développer une méfiance les uns par rapport aux autres. Il est facile d’être ami avec un homme kanak ou métropolitain parce que c’est un homme, mais c’est différent lorsqu’il s’agit de créer des liens entre les communautés.

Ainsi la question : qu’est-ce qui nous différencie au niveau des communautés ? L’idée était de tenter l’expérience d’une rencontre sur 4 albums qui se conclura par la rencontre décisive entre deux personnes : un Européen et un Kanak.

« Tout est basé sur l’ambiguïté de l’être, le fond c’est le côté double de l’homme ; l’homme est à la fois porteur de son image présente et de ce qu’il a été lui-même et ses propres images. Quelle est l’image de l’homme à un moment donné par rapport à toutes les facettes passées ? Si on accepte que l’humain a plusieurs facettes et n’est pas un, on accepte plus volontiers l’autre, une des parties de l’autre va permettre de se rapprocher de lui. »

« La Nouvelle-Calédonie est pleine d’images ; les Kanak et les Caldoches se donnent et dissimulent des images d’eux-mêmes. On ne peut pas toujours contrôler l’image de soi, ni de l’autre, comme on voit chez les Kanak, avec l’image du cannibalisme et chez les Caldoches, la notion de bagne. Ce sont ces poids qui ne sont rien – ce sont des images – ; l’homme en face n’est pas une image. »

Il poursuit cette quête de l’image.

L’Insularité

J’ai découvert que j’étais insulaire quand je suis parti en France à 20 ans pour mon service militaire. Je me suis retrouvé dans la Loire, à Saumur. J’ai découvert que je ne comprenais plus rien au paysage, il n’y avait plus la relation avec la mer.

« La mer n’est pas toujours visible en Nouvelle-Calédonie, mais la mer est dans la tête, on sait toujours à peu près où est la mer, elle est avec nous. »

En France, j’avais perdu la mer. Je me sentais perdu et petit physiquement.

Lors de mon retour en Nouvelle-Calédonie, j’ai découvert une autre forme d’insularité ; une insularité intellectuelle. Toutes mes relations culturelles et littéraires étaient issues de l’étranger. L’insularité est alors comprise comme l’isolement.

Ça m’est égal de ne pas être reconnu ailleurs qu’en Nouvelle-Calédonie comme un écrivain. Ce qui m’intéresse, c’est l’ouverture et les rencontres. Il faut que l’ouverture au monde se fasse chez nous, entre nous.

« La transmission est le rôle de l’artiste ; montrer la réalité. En Nouvelle-Calédonie, on ne dit pas ; on a peur des mots ; ça remonte au bagne. »

« Mon combat est d’essayer d’affirmer qu’on peut communiquer, reconnaître et accepter l’autre. Mon travail s’inscrit dans un souci local. »


Bernard Berger

Berger, Bernard. « 5 Questions pour Île en île ».
Entretien, Nouméa (2009). 40 minutes. Île en île.
Mise en ligne sur Dailymotion et YouTube : 22 janvier 2014.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, 2014-2018.)
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Notes de transcription : Lucie Tripon.

© 2014 Île en île


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mis en ligne : 22 janvier 2014 ; mis à jour : 26 octobre 2020