Patrick Sultan, « Réflexion sur l’exotisme en littérature à partir de L’Aimé d’Axel Gauvin »

photo © 1997 Karl Kugel

photo © 1997 Karl Kugel

L’Aimé d’Axel Gauvin paru aux très parisiennes éditions du Seuil en 1990 et repris dans la collection Points apparaît immédiatement comme le fruit d’une littérature spécifique. En effet, si l’on identifie aisément non seulement l’espace où l’auteur campe les personnages de son récit (la Réunion) mais le milieu à partir duquel il écrit (l’univers créolophone du petit peuple réunionnais), on ne le doit pas tant à une mention explicitement géographique qu’à une série d’effets produits (ou induits) par le texte. Très rapidement, le lecteur sait qu’il a affaire à une expression inhabituelle, qui le « dépayse » d’autant plus qu’elle ne lui est pas totalement étrangère. Cette étrangeté familière, relative, qui est le propre de la majeure partie des oeuvres appartenant aux littératures francophones mérite qu’on s’y attache.

Ainsi, nous nous demanderons si – et dans quelle mesure – la catégorie littéraire d’exotisme ne permet pas de rendre compte, en dépit des éventuelles connotations péjoratives qui s’y attachent, de cet indéniable effet de lecture.

1. Du bon usage de l’exotisme.

1.1. Détours par le paratexte: une dévalorisation idéologique de l’exotisme.

Grâce essentiellement aux travaux du poéticien français Gérard Genette, le lecteur a appris à considérer attentivement ce qui entoure le texte (couvertures, quatrièmes de couverture, péritexte éditoriale, jaquette…) non tant pour cerner l’oeuvre même (le texte) que pour prendre conscience des stratégies qui préparent sa réception. Les « à-côtés » de l’oeuvre finissent (ou commencent!) par faire partie de l’oeuvre même.

Dans le cas d’oeuvres francophones, parues dans des maisons d’éditions parisiennes, l’observation pourrait être riche d’enseignements sur le regard métropolitain qui est porté sur la littérature venue de … là-bas. Et particulièrement sur la charge d’exotisme que comportent ces romans nés sous d’autres climats et dont les motifs sont indissociables de la terre (lointaine) où ils ont pris naissance.

Examinons principalement, dans le péritexte éditorial, la quatrième de couverture, pièce du paratexte qui suffira pour amorcer notre propos.

Après un bref synopsis résumant le thème et l’intrigue, un paragraphe est consacré à une appréciation (laudative, bien sûr) de l’oeuvre. En voici les termes :

Chaque page du roman d’Axel Gauvin révèle une inspiration nourrie par son île natale. Mais l’auteur est beaucoup trop écrivain pour tomber dans l’exotisme. Son sujet, c’est l’amour, l’amour inépuisable comme un élément naturel, l’amour plus fort que la mort.

On repère là des présupposés qui témoignent d’une idéologie littéraire qu’il convient d’expliciter. Les trois énoncés s’enchaînent :

1) « une inspiration nourrie par son île natale ».

La terre est nourricière de l’inspiration: selon une représentation naïvement réaliste, c’est le rapport au sol qui servirait (métaphore végétale) d’humus à l’esprit, au souffle de l’écriture (métaphore spirituelle).

2) « beaucoup trop écrivain pour tomber dans l’exotisme ».

L’exotisme: la notion n’est pas explicitée mais la connotation est nettement péjorative. Il y aurait une chute dans l’exotisme ! Obstacle à l’universalité, à la qualité de l’expression, l’exotisme diminuerait la qualité d’écriture d’un roman. Si l’on accepte cette contestable hiérarchie entre « les plus ou moins » écrivains, plus on est « exotique », moins on est écrivain. Cette dévalorisation s’explicite dans l’énoncé suivant.

3) « Son sujet, c’est l’amour, l’amour inépuisable comme un élément naturel, l’amour plus fort que la mort. »

Bien que sans lien marqué avec l’énoncé précédent, cet énoncé 3 semble justifier l’énoncé 2 en insistant sur l’universalité du sujet ou thème – considéré comme l’essentiel, le coeur du roman – ; pour cela on recourt à une anaphore de type lyrique qui fait dans sa première partie de l’amour une matière première et qui adopte dans la seconde une formule biblique passée en proverbe ou plus exactement en stéréotype.

Ainsi, les références aux singularités (langagières, stylistiques, culturelles) de L’Aimé d’Axel Gauvin seraient secondaires, inessentielles et seule l’universalité thématique en garantirait la valeur.

Or, tout d’abord, cette prétendue universalité thématique est elle-même sujette à caution car comme le fait remarquer Jean-Louis Joubert dans Littératures de l’Océan Indien (Edicef/Aupelf, 1991) le roman d’Axel Gauvin s’inscrit dans une thématique propre à la littérature réunionnaise :

L’Aimé dit notamment le désir d’enracinement et la reconstruction des généalogies, cherchant par delà la génération maléfique des parents directs, la filiation avec des ancêtres merveilleux, – ici, cette grand-mère toujours habitée par son rêve de fonder le paradis, à la Réunion. Le roman apporte ainsi sa pierre aux grandes constructions mythiques entreprises par les écrivains des îles.  (234)

Ensuite, la première lecture (non prévenue) de l’oeuvre dément ces présupposés idéologiques qui feraient de l’exotisme un élément secondaire du texte. En effet, la donnée de l’oeuvre qui paraît essentielle est la langue particulière dans laquelle ce roman est écrit. Ce qui caractérise cette oeuvre, c’est la tentative d’élaboration langagière, la construction qui vise à produire ce qu’il faut bien appeler un « effet d’exotisme ».

Un détour par une clarification lexicologique s’avère nécessaire.

1.2. Pour une revalorisation de la notion d’ « exotisme ».

Reprenant et synthétisant la multiplicité des sens du terme « exotique » fournies par l’étude lexicologique de V. Maigre (Exotisme et création, 1985, cité par Moura) nous distinguerons trois acceptions :

1° « Exotisme » peut se prendre dans un sens péjoratif comme dans l’expression « exotisme de bazar »; on désigne alors des artifices clinquants qui suscitent une émotion superficielle, de pacotille.

L’exotisme ici a valeur de blâme.

2°. Le mot désigne, originellement, ce qui vient d’un pays étranger, qui a été transporté dans l’espace – particulièrement les plantes, les animaux – mais aussi tout élément culturel (usages, moeurs). Ainsi, « exotique » est un terme objectif qui rend compte d’une réalité naturelle et culturelle. L’exotisme a ici une valeur référentielle.

3°. Le mot désigne ensuite une qualité subjective, un certain regard porté sur une étrangeté. Cette subjectivité du regard peut être soit entachée de préjugés ethnocentriques, soit porteuse d’une curiosité désintéressée sur une société dont on est distant. Et cette attention sans condescendance ni mépris peut aller du regard voyageur au regard ethnologique sans exclure le regard de l’écrivain qui se confronte, par les moyens d’écriture dont il dispose, à une altérité radicale, au divers dont parle Segalen.

L’exotisme, en cette dernière acception, est un instrument d’analyse; il a une valeur poétique.

Fort de ces distinctions, il semble possible d’affirmer que si l’oeuvre d’Axel Gauvin évite généralement de céder aux faciles artifices (sens 1, le seul pris en compte dans le péritexte éditorial), elle assume l’étrangeté d’un monde (sens 2 – exotisme référentiel) pour porter sur lui une écriture au service d’un regard par définition extérieur mais complice, attendri, protecteur (sens 3 – exotisme poétique).

2.  L’exotisme dans L’Aimé d’Axel Gauvin.

2.1.  L’exotisme référentiel.

La présence des données historiques et sociales n’est ni directe ni massive dans L’Aimé. Pas de fresque, ni de revendication politique; l’ancrage historique est estompé au profit de la seule dimension intimiste. On est loin de la littérature militante.

La réalité sociale n’est jamais traitée que sous la forme d’allusions ou d’évocation de souvenirs. Ainsi, le décès de Joseph (19-20) « dans des circonstances dramatiques », signalé dans « le journal Le Prolétaire » par un article que signe « la cellule Marcel Cachin » suggère un contexte social tendu, l’âpreté des conditions de vie du prolétariat réunionnais mais cela reste implicite, elliptique.

Les personnages semblent isolés des institutions administratives ou politiques et ne les fréquentent qu’à leur corps défendant. L’hôpital et l’école sont les uniques lieux publics qui figurent dans ce roman rural. L’hôpital donne lieu à une légère charge satirique (notamment à travers le portrait de l’infirmière Sans Soutien) : il faut toute la vigilance et la débrouillardise de Margrite et la « science » rudimentaire de Gaétan pour mettre à profit cette médecine d’urgence.

Quant à l’école, réduite à une machine administrative tatillonne, elle est avantageusement remplacée par l’éducation à l’air libre, administrée par Grand-Père.

On peut noter que le thème de l’acculturation par l’école française qui arrache le créolophone à sa langue natale et le contraint à une entrée violente dans un univers de références nouvelles et dénuées de sens pour lui est en passe de devenir un topos de la littérature des îles. Or, dans L’Aimé, cette étape est tout simplement … évitée. Le topos est ainsi renversé. Aux chapitres 5 et 6, on assiste à la constitution d’une parodie d’instruction, une sorte de contre-éducation anti-coloniale où la poésie de Leconte de Lisle subit un mauvais sort (121) et qui refuse tout bonnement l’asservissement aux valeurs d’une culture scolaire perçue comme inadéquate.

L’exotisme de ces personnages isolés (insulaire) tient donc à une discrète forme d’autarcie culturelle qu’exploite le récit.

Pourtant l’exotisme référentiel est présent et se fait plus visible dans la référence à la nature, la faune (« bêbête Saint-Paul », « taupe-grillon », « oiseau-lumière »…), et la flore (« les manguiers », « le manioc-fleur », « vavangues »…).

Mais la cuisine – qui opère la jonction entre nature et culture – occupe le premier rang dans la constitution de la fonction référentielle de l’exotisme. On ne compte pas, en effet, dans ce texte, les mentions de fruits, d’herbes, de tisanes qui sont autant d’occasions pour exercer les gestes nourriciers (il faudrait dire presque la geste nourricière) de la Grand-Mère.

« Et tu vas voir si je ne suis pas salvatrice pour de bon, si je ne vais pas me le sauver, mon Ptit-Mé ! A coups de petits beignets, de petites bananes cuites sous la cendre, de petites prunes malgaches – et je les pétrirai moi-même, s’il le faut, qu’elles soient douces comme la mangue-dragée. A coups de bonbons-de-miel, d’oeufs-de-bourrique et de pastilles-Loriot ! Tu vas voir si je ne vais pas me le sauver à grands coups de bonnes cuisses de volaille, de côtelettes frites, de rougail de morue ! […] » (68)

Les saveurs culinaires touchent à ce qui est le plus singulier, le plus rebelle à la communication. Trop chargé d’affects et de réminiscences, le « manger » marque une limite entre le natif et l’étranger. L’effet d’exotisme vient de ce que le savoir mobilisé sous forme d’un lexique spécialisé n’a pas pour fin essentielle de nous livrer une somme encyclopédique, un catalogue scientifique mais plutôt de dessiner les contours d’une sensibilité. Pour reprendre les concepts de Jakobson, la fonction informative du langage va toujours de pair, en régime d’exotisme, avec une fonction expressive et une fonction poétique. Ou pour le dire autrement, l’exotisme au sens d’objet perçu comme étranger (sens 2) glisse insensiblement vers le sujet qui perçoit l’étrangeté (sens 3) et en dégage. On passe insensiblement d’un exotisme référentiel à un exotisme poétique.

2.2. L’exotisme poétique.

Cet exotisme poétique tient aux moyens mis en oeuvre pour recréer, selon Victor Segalen dans son essai sur l’exotisme, « cette réaction vive et curieuse au choc d’une individualité forte contre une objectivité dont elle perçoit et déguste la distance ». Il recourt essentiellement dans L’Aimé, d’un point de vue narratif, au passage constant du discours au le récit et à une élaboration lexicale.

2.2.1. La voix du narrateur.

Le narrateur n’est pas un des personnages (hétérodiégétique) et en connaît parfois davantage sur eux qu’eux-mêmes (point de vue omniscient) mais la distance qui s’instaure n’empêche pas qu’on le perçoive comme impliqué dans leurs histoires. Doublant constamment l’action, le narrateur joue le rôle d’interprète, de décrypteur auprès du lecteur (métropolitain). Cela a pour effet de l’installer dans un statut d’étranger qui s’initie en douceur aux moeurs des personnages. Ainsi, après un portrait au vitriol du (bon) docteur qui a soigné Ptit Mé brossé par Margrite, le narrateur intervient :

Ces mots de comparaison cruelle – emportée par la langue des gens de son peuple, habitués à tourner en dérision leur propre malheur –, Grand-Mère n’avait pu empêcher sa conscience de les sécréter. (63)

Il commente le parler de son personnage, lui restitue sa véritable portée, prévient ainsi tout malentendu chez le lecteur qui ne saurait pas voir la tendresse dans les « mots de comparaison cruelle ».

Cependant, cette pédagogie psychosociologique marquerait encore trop de distance et transformerait le récit en enquête si elle ne se combinait avec d’autres formes de proximité. Parmi ces procédés de rapprochements avec les personnages, figure, en de multiples occurrences, l’apostrophe. Ainsi,

Ton petit qui se remet enfin à la nourriture des vivants, celle qui se prend par la bouche, par l’entrée du Bon Dieu au bas du visage, et non par des trous percés dans les tuyaux à sang ! Ta joie ! Le paradis existe, Margrite, voilà qu’il ouvre pour toi toutes grandes ses portes ! (71)

Ces adresses aux personnages marquent une empathie à dominante lyrique avec les personnages.

L’exotisme poétique se tient à mi-distance entre la fusion (l’effusion) et la froideur du regard ethnologique.

La facture narrative de L’Aimé demeure cependant dans l’ensemble extrêmement conventionnelle et n’appelle pas, pour le moins, la même sophistication que le matériau lexical.

2.2.2. Exotisme et création lexique.

En effet, c’est dans la langue que l’effet d’exotisme poétique est le plus sensible.

Comme beaucoup d’auteurs qui écrivent en français (au moins une partie de leurs oeuvres) avec comme arrière-fond le parler créole, et veulent faire entendre le créole dans le français, Axel Gauvin se trouve confronté à un double problème: il faut écrire de l’oral et en même temps écrire en français une langue justement qui se démarque du français dont elle dérive partiellement.

Dans L’Aimé, plusieurs solutions (fréquemment en usage chez nombre d’écrivains francophones) sont adoptées :

    • le système de notes : contrainte éditoriale ou choix artistique, la note infrapaginale offre des traductions de mots empruntés au créole ; garantie de lisibilité, béquille pour l’infirmité langagière du lecteur ignorant, les notes semblent être une capitulation artistique devant le problème esthétique de la transcription de l’oral. Pourtant, certaines notes sont modalisées et réintroduisent le discours du narrateur (81, note 2), à moins qu’elles ne donnent, non sans malice, le sens de mots savants (141, note sur le mot « presbyacousie »).
    • L’incursion de phrases créoles sous forme de citations traduites dans le texte :

Fé dodo mon mti baba
Ça zistoir manman
ansanm’ papa…  (206)

On note que ce procédé ne peut être que d’un emploi limité sans quoi la lisibilité est perdue.

Le solécisme qui exerce sur le français une violence qui donne le sentiment (ou l’illusion) que l’on est passé dans une autre langue:  e.g., « cet alors boucard de Ptit-Mé (« anorexique » disait Grand-Père) » (71).

  • Le jeu sur les registres lexicaux et syntaxiques (populaire / savant / soutenu / familier):

Et dès qu’il rentrera, didîne au Bénard, sa petite banane-dessert, et puis, au dodo, le vieux ! Elle, elle gâtera un peu le gosse, le mettra calmement au lit, puis se prendra du courage et se fera ce long bain de souveraine que ses jambes espèrent depuis si longtemps.  (101)

Reprise pronominale du sujet, inclusion d’interjections dans les propositions, mélange du trivial (au dodo, le vieux) et de l’imagé (« ce long bain de souveraine »).

  • L’acclimatation dans la langue française d’onomatopées nouvelles (« Kap ! » 40). L’onomatopée étant un asémantème, une forme vide, la narration lui confère une signification particulière.
  • La remotivation de cliché par le détour du créole: e.g., « qui tremblent comme tremble herbe-la-misère au vent » (79).

Le lecteur sera sensible à la distorsion et trouvera plaisir à ce substitut de « feuilles ». Ce procédé a pour intérêt de permettre un renouvellement des métaphores usées et d’assurer une lisibilité certaine.

Tous ces procédés ne sont pas neufs dans les littératures insulaires mais ont le mérite d’être mis en oeuvre de manière cohérente afin de restituer un univers à la fois pudique et cru, rustique et raffiné. L’exotisme, loin d’être décoratif (1° sens), construit un monde.

En conclusion

On dira que l’oeuvre d’Axel Gauvin réussit à donner consistance à des personnages, à forger une expression sinon puissante, du moins suggestive. L’exotisme de L’Aimé est l’effet d’un travail littéraire d’ambition limitée mais réussi dans ses limites, qui contribue à tisser un réseau d’oeuvres constitutives d’une littérature réunionnaise encore toute nouvelle.


Bibliographie succincte:

  • Gauvin, Axel.  L’Aimé.  Paris:  Seuil, 1990.
  • Joubert, Jean-Louis.  Littératures de l’Océan Indien. Vanves: Edicef/Aupelf, 1991.
  • Moura, Jean-Marc.  Lire l’exotisme.  Paris: Dunod, 1992.
  • Segalen, Victor. Oeuvres complètes. Paris: Robert Laffont, 1995.

Retour:

/axel-gauvin-reflexion-sur-lexotisme-en-litterature-a-partir-de-laime-daxel-gauvin/

mis en ligne : 8 mai 2001 ; mis à jour : 29 octobre 2020