Anne Bihan, Miroirs d’îles

(extraits)

Au bout des impasses, les jardins lourds encore de fleurs et de l’odeur duveteuse des mimosas. De dahlias comme des yeux rouges. Derrière des battants défaits de portes de bois et de murs aux pierres minées de lierre et de vieilles racines. L’île s’abandonnait à ce sursaut de fin d’été. Ce dernier bond de chat mauve et meurtri de la saison.     L’impatience au fond d’elle d’en éprouver l’air s’était si bien pelotonnée, qu’elle avait du mal à respirer. Le sac – un peu trop chargé pour si peu de jours – tirait sur ses épaules. Rendait aussi plus difficile sa marche. Aggravait au creux de son ventre ce nœud fébrile. Poing fermé. Elle allait se défaire de tout cela. Trouver un hôtel, la chambre de passage où poser ce poids, pourtant rassurant, ne laissant dans sa tête que des bourdonnements sourds, jaunes et doux. Points vibrants dans ses yeux.

Au creux du Port-Clos elle avait pris à droite. Elle parvint au prochain carrefour. Les mots de peinture blanche à demi effacée donnaient aux deux chemins la même direction : le bourg. À nouveau, elle prit à droite. La musique, encore lointaine, venait de ce côté. Ce sac si lourd. Absurdement lourd. Comme d’être ici. Absurde. Mais inévitable. Elle souriait en respirant très fort. Une fois. Puis une seconde fois. Aujourd’hui, M. Panado pouvait bien être un vieil aveugle. Il avait des yeux de dahlias rouge et l’odeur des mimosas.

Le rythme se faisait plus proche, plus intense. La grande baraque aux portes framboise décrépie, volets clos, laissait échapper « des enfants ». Pas beaucoup plus jeunes qu’elle pourtant. Mais comme éloignés de son adolescence par des milliers d’années. Décalés. De son adolescence jamais partagée. À peine dansée. Elle lui revenait, reste de fatigue d’une route égarée, mais parcourue à en perdre le souffle. Assis sur les marches, devant les battants brusquement poussés de temps à autre par des doigts qui marquaient encore la mesure, ils la regardèrent passer. Leurs cheveux touffus, ébouriffés, sans rien de blanc.

Machinalement, quelques pas plus loin, elle repéra la petite épicerie étroite et grise. Derrière les cageots de fruits, de légumes, s’accumulaient de paquets de gâteaux, de bonbons, s’entassaient en un savant désordre les conserves. Lorsqu’elle parvînt au bout de la rue, la place et l’église arrêtèrent sa marche. Tandis qu’elle notait sur la pancarte délavée la présence à sa gauche de l’hôtel des Pêcheurs. Des enfants riaient entre les bancs en cercle, marquaient de part en part l’espace circulaire du sillage apparemment fantaisiste de leurs bicyclettes. Riaient. S’interpellaient.

Le clocher muet dressait le silence de ses trois cloches immobiles entre ses pierres en arc, teintées de bruyère.

Tendre, le regard de deux femmes sur un banc suivait l’enfant blonde devant elles qui jouait. Lointaine.

SIMULTANÉ.

Elle avait saisi tout en même temps. Et la rue à gauche montant vers des murs. Celle qui contournait la courbe de la place pour longer l’église – elle songea au cimetière qui devait se trouver là – celle aussi à droite qui rejoignait sans doute le port, bordée de crêperies et de cafés.

L’arrondi de granit, les aplats de bitume, le vertical des vitres et des rires d’un coup reçus restèrent en suspens accrochés par son regard sur les cheveux de l’enfant détournée. Les mots interrompus imperceptiblement la laissaient résonnante, les nerfs à fleur de mémoire, le corps tendu pourtant vers un furtif éclat de mystère effleuré. Elle brûlait. Ses yeux la portèrent instinctivement vers les cloches, brisant cet arrêt bref et délicieux. Elles paraissaient n’avoir pas bougé. Serrant un peu plus fort ses mains sur la poignée du sac, elle s’entendit demander la direction d’un hôtel. Celui des Pêcheurs était fermé.

* * *

Trois coups timides contre la vitre de la porte-fenêtre de sa chambre l’interrompirent. Elle sursauta. Referma brusquement le carnet noir ouvert sur la table en apercevant la forme fluette et vive d’un enfant dans l’ombre teintée de lune devant la fenêtre. Avec la sensation brûlante d’être prise en faute qui colora brièvement ses joues.

En écartant les rideaux, en appuyant sa main sur la poignée, elle évitait de regarder. S’appliquant à réduire les battements sourds de son sang surpris qui semblait chercher, haleine sifflante d’une fin de course, à s’échapper au niveau des tempes et des oreilles. Tout s’arrêta brusquement, elle entendit son sang s’éloigner, se blottir comme un bruit d’enfance. Recroquevillée, fripée, la vieille souriait à hauteur de sa poitrine. Petite et parcourue d’un tremblement d’oiseau de suie dans sa jupe noire, sa blouse et son gilet sombres. Jeanne faillit éclater de rire. Et se sentit frissonner. Le vieux visage la regardait toujours avec un sourire aux lèvres enfantines, une bouche épargnée des rides qui s’étaient comme repliées, amassées, sur les joues presque maigres. Elles formaient là un réseau impénétrable de lignes creuses, se chevauchant, se croisant, se recoupant, se nouant autour de trois grandes taches brunes, lisses et veloutées. Moins dense, le front portait également de longues et fines parallèles sous un foisonnement de mèches blanches dont les yeux devinaient la douceur. Le regard dans tout cela surgissait comme une île, d’un bleu d’acier brumeux, brûlant sous le voile que les années, ou le passage de quelques matins froids et lourds, y avaient déposé irrémédiablement.

* * *

Elle s’était longtemps refusé ce voyage. Et en avait laissé le désir se creuser. Menant sans calcul, touche par touche, Claude sur les chemins de l’île. Son île d’enfance aux écueils façonnés par l’oubli, effleurée de chiens maraudeurs et de chats blancs migrateurs d’un îlot à l’autre par les marées basses. Imaginé ce qu’il ne disait pas. Puis une faim de sel l’avait saisie : elle voulait toucher. Tout son corps tendu vers cet appel.

Il y avait maintenant – il y avait peut-être toujours eu – des îles. S’entrechoquant, s’entremêlant parfois, mais toujours dissociées, éparpillées en elle. Chaque reflet décalé, unique, où ses yeux s’égaraient, s’affolaient, cherchant vainement à se fixer sur celui d’où s’évadaient les autres. Certains dérivaient, méduses de terre et de rocaille mal amarrées dont le sens lui échappait. Immobile pourtant, ce désir qui la tenaillait de connaître l’île où Claude s’ouvrirait, inversant d’un coup l’ordre des plaisirs. Et le joindre là où quelques criques, des couleurs, une odeur de sel – velours violent sur la langue – devaient retenir un secret dans leurs flancs. Sa pierre de voûte.

Ce désir alors accouchait d’autres formes, se réclamait d’autres forces, d’autres sources que Claude désertait, empreinte seulement marquant l’espace parcouru. Jeanne reconnaissait ce vieux démon-enfant qui la jetait en ricanant devant tous les miroirs. Lisses et sans trouble, vides à son approche. Alors les jouets se brisaient, les amours jetées au loin. Insaisissables. Elle s’absentait. S’incrustait dans l’absence. Apprenait à durer sans le regard des glaces et des poupées.

Claude ne durerait pas. Durcirait pourtant dans ses paumes le temps de dénouer ses reins – eaux mêlées des îles où tu te caches et je me cherche. Ton visage de terre durable que le mien harcèle, où il se heurte et reconnaît sa forme – Ces traits-là le prolongeaient. Jeanne préparait l’oubli. Il serait l’île. Et l’île durerait.

* * *

Un craquement bref. Jeanne sursauta. La branche d’os blanchi d’un arbre mort venait de dégringoler sur le toit de la tour. L’air avait fraîchi. Quelques mouettes et des corbeaux passèrent en criant au-dessus du cirque où les murs immobiles continuaient de brèches en fissures à monter leur garde.

Elle se glissa le long du sentier à peine imprimé dans les herbes par quelques bris de branches et de fougères. Les cavales rêvées de Claude dansaient sur le sommet des bâtiments. A mi-course du cercle, maintenant, le ciel était dévoré. Air de limaille gris à l’assaut d’un reste de matin calme. Les écuries devaient se dresser du côté invisible de la tour, prolonger l’une des ailes.

Elle irait une autre fois. Elles ne pouvaient qu’être là, à quelques vingt pas, de l’autre côté. Jeanne rebroussa chemin.

L’heure sonnant au clocher la surprit comme un remuement étouffé d’animal aux abois. De très loin derrière des parois de bruine morne. L’air pesait. Elle allait manger. Se faire lourde aussi pour ne plus sentir ce poids dans ses épaules. Puis aller jusqu’au Paunn peut-être, à l’autre bout de l’île. Au nord, il ferait plus froid, la terre et le ciel seraient séparés.

* * *

Cet orgueil des parties perdues. L’obstination à les jouer belles. Claude n’aurait jamais la force de recommencer. Mais elle restait. Parle au présent, n’attend rien, dure.

L’assurance des autres. Que pouvaient-ils comprendre à cette histoire déjà finie qu’ils s’obstinaient à poursuivre. Pour presque rien. Ce geste sans y penser, sa main sur ses cheveux, ses yeux dérobés, leurs corps échappés aux sentinelles. Echappés ? Mais la dernière, la femme-sentinelle des rêves familiers. La morte, la passante, l’aveugle écarquillée…

Je délire. Mots de mes limites. Trop. Ou pas assez quelque chose. J’entends sonner faux, grand-mère, le carillon de mon église sans prie-Dieu. Sans autel ni cette enclave de nuit où poser ses fardeaux. Sans fonts baptismaux ni plaques votives. Désertée. A-vide.

Avide. Elle avait trop mangé. Ce refuge absurde d’un estomac lourd. N’être plus un temps que cette vague conscience d’un corps qui se refait, s’élargit.

Le carnet noir ouvert n’y trouvait pas son compte. Et dans ce midi d’anti-chambre rouge, Jeanne s’imagine quelle ombre claire ses veines écartées imprimeraient sur le couvre-lit. Taches diffuses courant les fibres, mettant la neige à son visage.

* * *

Elle se demandait souvent si elle avait jamais atteint la pleine ampleur de son plaisir. Le guettait en aveugle au bout de ses doigts. Dans ses anciens rêves adolescents où son ventre se nouait. Avant la nouvelle rupture qui la précipitait hors de l’enfance. Comme on cherche plus loin, au plus proche de la mine et jusqu’à l’écartement des terres et du temps.

Il y avait les nuits tendres, douces où se mêler. Se mesurer sans fin à la rondeur de l’autre sans limite. Se toucher sans que la main ait à s’interrompre. Se goûter jusqu’au secret et blottir dans sa mémoire-salive l’odeur forte qui reviendrait. Plein matin, plein midi, à la dérobée. Et la cécité des autres.

Et pourtant ne jamais parvenir au bout du plaisir ! Saurait-elle d’ailleurs ? Jusqu’à se perdre, s’engloutir à raz-de-marée ? Ville prise, ville emprise, dans l’autre. Dans, et l’ordre inversé.

Il y avait donc encore quelque part en elle – quelque part dans l’île – le premier miroir à briser. Elle ne savait quel reflet. Et si Claude se tenait debout de l’autre côté.

Il y aurait peut-être – toujours – d’autres miroirs à éteindre. Enfreindre. Et leur feu froid de Noëls interdits au plus fort de la fête.


Ces extraits sont tirés de Miroirs d’îles, paru en 1984 à Saint-Nazaire, aux éditions Arcane 17 (actuellement épuisé), pages 7-11 ; 22-23 ; 29-31 ; 35-36 ; 81-82 ; 87-88.

© 1984 Anne Bihan


 

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mis en ligne : 22 juin 2005 ; mis à jour : 26 octobre 2020