Angelucci Manigat, Trois poèmes


Camarade

Camarade
Comprendras-tu d’où je viens
Si je te raconte mon itinéraire
De chien errant
De poète aux amours lunatiques ?

Sauras-tu m’aider à compter
Les crucifix de l’exil
Si je te chante le langage orgasmique
Des rues de mon pays
Avec ses gens simples
Dont le bonjour accouche de rêves plus larges que la vie ?

Sauras-tu panser ma plaie
Si je te dis qu’un certain soir de noces d’anthropophages
Le colon a roulé mon pays aux quatre coins cardinaux
Pour en faire deux morceaux
Deux mules
Deux tombes à ciel ouvert ?

Comprendras-tu enfin
Mon accent de cassave
Et de petit-mil
Si je t’apprends que ma langue est sortie tout droit
Des papotages des trois coups de midi
Et du glaive du bourreau ?

Regarde-moi, camarade !
Regarde-moi !

Sauras-tu m’aider
À trouver le chemin du retour
Si je peins sur du papier cette orgie de lumière
Que fut le regard d’une déesse anonyme
De la ruelle Titus ?

Si je te dis que je suis d’un pays
De contredanse
Où les enfants sautent à hauteur du soleil
Un pays de contes et de tambours
Où les femmes ont un cœur tout aussi rond que la terre
Avec assez de veines pour recycler toutes les eaux de l’Amérique
Toutes les peines de l’Amérique
Camarade
– Entre nous –
Comprendras-tu jamais
D’où je viens ?

Feu Follet

Rires fous, larmes folles, la ville saigne encre bleue encre noire sur
Son portrait d’araignée

Et j’arrache au ciel sa poésie mi-nausée, mi-soleil pour tes yeux
Outre-mesure et ton corps dernière magie dernière valse

Ribambelle et ritournelle la vie tourne debout sur un vieux banc
D’écolier marchant cric-crac sur la même place

Et je défonce la ligature des pierres pâles pour démarrer le temps
Complice de tes rêves-prison et de mes espérances-éternité.

Rires fous, larmes folles, ribambelle et ritournelle je prostitue mon
Corps à l’attente de tes baisers et ma soif à la démence de ton silence

Et j’attends et je t’aime feu de bois papillon sauvage et je t’aime et
J’attends rive longue place vide.

(Extrait de Fiel-miel)

X

Toi, que je ne nommerai pas
Ne t’en va pas

Et surtout pas ce soir

Ne t’en va pas reste là
Quelque part à Somalie
Un cri nu attend la chaleur de nos doigts
Pour se faire un visage d’homme
Dans cette chorégraphie de cadavres ambulants

Non,
Ne t’en va pas reste là
Là à côté de moi
De peur que ne s’avorte le printemps
Avec sa chanson et ses hirondelles

Toi, que je ne nommerai pas
Ne t’en va pas

Et surtout pas ce soir.


Ces trois poèmes d’Angelucci Manigat – « Camarade », « Feu Follet » et « X » – ont été publiés pour la première fois dans Mémoire du petit chien d’à côté (New York: Sève Tropicale Corporation, 1995), pages 27-29, 35 et 13. « Feu Follet » est un extrait de Fiel-Miel (New York: Éditions Marasa, 1987), republié dans Mémoire du petit chien d’à côté. Lus par l’auteur avec un accompagnement musical du guitariste Marc Mathelier, les extraits audiophoniques sont tirés du CD-audio 20 ans de poésie, produit à Stamford (Connecticut) par le Angelucci Learning Center en 2004 et sont offerts aux lecteurs d’Île en île par l’auteur. Durée de l’enregistrement: 4:10 minutes.

© 1995, 2004 Angelucci Manigat, Jr.


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mis en ligne : 22 octobre 2007 ; mis à jour : 27 décembre 2020