André Paradis, Des Hommes libres


(extrait)

On était bien au bord du fleuve, dans l’ombre fraîche. Antoine étendit les jambes. Son genou droit lui faisait mal. Ses épaules aussi lui faisaient mal. La vie devenait pénible. Peut-être était-ce le signe qu’il était temps de la quitter. C’est surtout la nuit qu’il y pensait. Le jour, assis à regarder couler le Maroni, il se sentait bien et ne voyait pas pourquoi la vie devrait s’arrêter là. Si Consuela… À nouveau il lui jeta un coup d’œil, et vit qu’elle regardait la partie droite du fleuve, celle qui allait vers la mer. Un navire venait d’apparaître devant les îles, un gros navire laid et ventru, avec une coque de métal noir, comme les Français les faisaient aujourd’hui, et sans mâts, si bien qu’on se demandait ce qui les faisait avancer, et pourquoi ils crachaient en permanence cette fumée qui faisait croire qu’ils étaient dévorés par un feu intérieur. Le bateau remontait lentement le courant, précédé par une barque qui lui montrait le chemin parmi les roches cachées par la marée haute. Que pouvaient-ils bien amener dans un tel navire, de quoi pouvaient-ils bien avoir besoin qui justifiait l’envoi à travers l’océan qu’on disait si grand d’un tel monstre ? Que voulaient-ils faire sur les rives jusque-là presque intactes du Maroni ? Bah ! C’était là leur problème, un vrai problème de Blancs. Ces gens-là étaient souvent difficiles à comprendre, et tellement pleins de contradictions de toutes sortes…

Consuela se leva et il l’imita. Si elle voulait rentrer, elle avait raison. Elle savait. Mais sa curiosité n’était pas satisfaite, et le même jour, une ou deux heures avant que le soleil se couche, il revint traîner ses pas tranquilles de vieil homme au bord du fleuve, et cette fois-ci, il approcha davantage de l’appontement. Le gros bateau y était amarré, mais la marée avait considérablement baissé, et la position un peu penchée du navire indiquait qu’il reposait sur le fond. Cela le fit rire : ils construisaient des bateaux tellement gros que le Maroni était devenu trop petit pour eux. S’ils continuaient, il viendrait un jour où ils ne pourraient même plus entrer dans le fleuve. Leur vanité les ferait sûrement éclater avant longtemps. Rien que pour le plaisir de voir ça, il resterait volontiers quelques années encore en ce monde.

Il y avait des hommes partout autour de l’appontement, ils s’affairaient dans tous les sens, et des charrettes sans attelage attendaient qu’on commence à décharger le navire qu’une large passerelle reliait déjà à la terre ferme. Des hommes entraient dans le navire et en sortaient, et des esclaves poussaient des tonneaux. Il se reprit. Depuis dix ans, il n’y avait plus d’esclaves. Curieux qu’il ait tant de mal à y croire ! Pourtant il en avait connu, des Blancs, qui réclamaient avec force l’abolition de l’esclavage, pour ne pas parler de son livre (qui avait fini par retourner à sa pâte à papier originelle !) qui était un bon livre. Peut-être que sa cervelle commençait à rouiller avec l’âge ? Non, il se reprit encore. Ce qu’il avait du mal à croire, c’est que les Blancs puissent se passer d’esclaves. La vérité était sans doute qu’il y avait plusieurs qualités de Blancs, certains qui pensaient et qui écrivaient, et d’autres qui pratiquaient l’esclavage dès qu’on ne les regardait pas ? Contradictions partout.

Et puis soudain il se fit un grand remue-ménage sur le pont du navire, comme si quelqu’un avait marché dans une fourmilière, et des hommes en uniforme portant des fusils apparurent, venus des entrailles de métal. Antoine crut d’abord que c’étaient des soldats, mais non, c’était autre chose : ces hommes étaient armés pour se protéger d’autres hommes, qui sortaient maintenant en un flot continu, deux par deux, chacun portant sur l’épaule un grand sac. Ils portaient aussi un uniforme, mais différent de celui des hommes armés. Étaient-ils donc si dangereux ? Qui étaient-ils ? Même à la distance où il était, il pouvait voir qu’il n’y avait que des Blancs dans chacun des groupes. Qu’est-ce donc qu’ils avaient bien pu encore inventer ? Il y avait là quelque chose qu’il ne comprenait pas, sur quoi son imagination butait. Il n’osait pas s’approcher davantage, déjà des Blancs passaient non loin de lui et le regardaient comme s’il n’avait pas à être là. Il y avait aussi de ces étranges créatures noires à cheveux lisses, qui tenaient en laisse des mules pour les charrettes. Tout cela était bien étrange.

Les hommes continuaient à sortir du navire, surveillés par les gardes armés, et tout à coup, le regard d’Antoine fut attiré par deux des gardes qui se tenaient un peu à l’écart des autres, comme s’ils voulaient avoir une vue d’ensemble de la cérémonie. Ces deux-là tenaient à la main quelque chose qui le fit se figer. D’un seul coup, son enfance lui sauta au visage, l’habitation où sa mère et lui étaient esclaves, et le travail quotidien, et le contremaître qui faisait le va-et-vient entre les groupes de travailleurs, le fouet à la ceinture. Ce que les deux gardes tenaient à la main était un fouet : Antoine n’en avait pas vu depuis longtemps, mais ces objets-là ne s’oublient pas. Et pendant qu’il regardait le défilé, la bouche mal fermée de stupéfaction, il sentit monter en lui une vague énorme que d’abord il ne comprit pas, c’était trop incongru, trop déplacé, il ne voulut pas y croire, mais la vague continua à monter, et finalement elle le submergea, le rire prit entière possession de lui, lui déforma le visage, lui emplit la bouche, éclata dans tout son corps, un rire gigantesque, incoercible, qui rebondit en cascades à l’extérieur de lui et attira le regard des ouvriers qui passaient à portée, un rire immense, qui prenait le monde entier à témoin, qui n’en pouvait plus de se répandre, qui lui secouait le corps, qui le faisait hoqueter, s’étouffer, qui le pliait en deux, le jetait à genoux… Il tenta de reprendre son souffle, mais le rire lui emplissait la poitrine, et n’en finissait pas d’exploser…

L’un des Coolies qui tenait une mule regarda avec stupéfaction ce vieil homme qui hurlait de rire sans raison apparente, et lorsqu’Antoine s’écroula, le cœur et les poumons bloqués, le visage marqué par une gaieté insensée, il se précipita pour l’aider, croyant que ce qu’il avait pris pour un rire était en réalité l’expression d’une douleur foudroyante. Et, foudroyé, le vieil homme l’était. Le Coolie le releva, et pendant qu’il tenait le corps secoué encore par les derniers soubresauts de la vie, il comprit qu’il n’y avait plus rien à faire de cette hilarité qui semblait se prolonger au-delà de la mort. Longtemps par la suite, il revit en pensée ce rire extraordinaire, se demandant à chaque fois ce qui avait bien pu le motiver. Naturellement, il ne pouvait le savoir, et il finit par se dire qu’à tout prendre, et puisqu’on devait mourir un jour, mieux valait [mourir] en riant.


Lu par l’auteur, cet extrait est tiré du roman d’André Paradis, Des Hommes libres, publié pour la première fois à Matoury chez Ibis Rouge Éditions en 2005. pages 225-228.

© 2005 André Paradis ; © 2007 André Paradis et Île en île pour l’enregistrement audio (6:40 minutes)
Enregistré à Cayenne le 6 juillet 2007


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mis en ligne : 18 juillet 2007 ; mis à jour : 27 décembre 2020