Ananda Devi, 5 Questions pour Île en île


L’écrivaine Ananda Devi répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 29 minutes réalisé par Thomas C. Spear. Enregistré dans la bibliothèque Mina Rees du Graduate Center (City University of New York, CUNY) le 18 mars 2009 et dans la Royce Reading Room (University of California, UCLA) le 22 octobre 2010.

Caméra : Colin Morvan (New York) et Kate Schlosser (Los Angeles).

Notes de transcription (ci-dessous) : Coutechève Lavoie Aupont.

Dossier présentant l’auteure sur Île en île : Ananda Devi.

début – Mes influences
05:40 – Mon quartier
09:51 – Mon enfance
14:08 – Mon oeuvre
24:56 – L’insularité


Mes influences

Mes influences, je dois dire qu’avec le temps – puisque cela fait de nombreuses décennies que j’écris – il y a des moments où je suis plus rattachée à un auteur et des moments à d’autres. Les auteurs qui sont mes constantes comprennent celui j’ai lu et que je relis en ce moment : John Maxwell Coetzee, l’écrivain sud-africain. Je suis justement en train de rédiger un article sur son livre Waiting for the Barbarians. Chaque fois que je relis ce livre, je le ressens avec plus de puissance. C’est un livre qui représente toute la déchirure de l’apartheid, du continent africain, l’Afrique du Sud, du colonialisme. Plus je le lis, plus j’ai l’impression qu’il englobe l’histoire humaine. Ce livre m’a marquée en particulier. D’autres livres de Coetzee, comme Disgrace et Life & Times of Michael K sont des livres magnifiques.

Il y a Toni Morrison aussi qui est un auteur que je lis beaucoup. Je n’aime pas tous ses livres de manière égale, mais je l’ai découverte à travers Jazz. Ensuite, j’ai lu Paradise et Beloved qui sont des livres que je relis assez souvent. Comme auteurs de langue française qui m’ont beaucoup marquée : Albert Cohen (Belle du seigneur) et Céline : deux auteurs très différents, mais qui sont d’une force inouïe.

Ce qui m’intéresse, ce sont les écrivains qui ont essayé de bousculer le roman, de bousculer les codes. Par exemple, Toni Morrison dans Beloved passe de la prose à la poésie presque pure ; c’est quelque chose qui me plaît beaucoup, que je fais aussi dans ce que j’écris. Céline et James Joyce, ce sont des écrivains qui ont changé le roman ; il n’y a pas beaucoup qui arrivent à le faire. De génération en génération, il y en a très peu qui ont vraiment changé l’écriture du roman. C’est ce qui me passionne en ce moment.

Le premier livre que je me rappelle, c’est Les Mille et une nuits parce que mes parents me racontaient beaucoup d’histoires et achetaient beaucoup de livres. Même quand j’étais toute petite, j’aimais aller fouiner dans la bibliothèque, regarder ces livres. J’ai commencé à lire très tôt. Un jour, j’ai trouvé Les Mille et une nuits ; j’adorais les contes de fées et croyais que c’étaient des contes de fées. Quand j’ai commencé à lire les Mille et une nuits, j’ai eu un choc parce que ce sont des contes cruels, des contes très noirs, très durs à lire. Même l’histoire de Shéhérazade qui va mener ces mille et une histoires. Cela a fait un choc à la fois littéraire et psychologique, c’est peut-être lié à ce que j’écris après (Moi, l’interdite est assez lié à l’idée de fable, de conte). C’est ce livre-là qui me revient en mémoire de ma petite enfance.

De l’île Maurice, il y a Malcolm de Chazal qui est notre génie résident, un peu tutélaire, je dirais, qui a ajouté au mythe de la Lémurie de ce continent enseveli qui recouvrait l’Océan Indien où il imaginait une race de géants qui vivaient sur Lémurie. Il y a aussi Marcel Cabon qui venait de Madagascar, mais qui s’était établi à l’île Maurice et qui a écrit de très beaux romans, surtout Namastéqui se passe dans un petit village de l’île Maurice. Pour revenir à quelqu’un qui était récompensé par le Nobel, mon compatriote aussi Jean-Marie Le Clézio, dont le livre Désert est l’un des livres vers lequel je reviens souvent.

Voilà une petite panoplie d’arc-en-ciel.

Mon quartier

En ce moment, je ne vis pas à Maurice. Je vis en France sur la frontière suisse aux environs d’une petite ville qui s’appelle Ferney-Voltaire. Pourquoi Ferney-Voltaire ? Parce que tout simplement Voltaire était venu habiter dans cette ville tout près de la frontière. Lorsqu’il était menacé d’être arrêté par les soldats du roi, il traversait la frontière et se réfugiait ainsi en Suisse pour ne pas être arrêté. Il a fait beaucoup de bien à cette ville. Il a aidé à la développer. C’est pour cela qu’ils ont pris le nom de Ferney-Voltaire. Je n’habite pas loin du château de Voltaire, sa propriété. Comme Rousseau, lui est né à Genève. Je suis entre les deux, entre Voltaire et Rousseau : un bel environnement, littéraire aussi.

Autrement, c’est une petite ville tranquille où je vis depuis presque vingt ans. J’ai mes habitudes et surtout mes habitudes de tranquillité. C’est un endroit où je peux rentrer à l’intérieur de moi. Où je peux être en famille, mais seule pour écrire. C’est très important. Je ne me vois pas habiter dans une grande ville bruyante, ni New York, ni Paris, ni Londres… Peut-être parce que mes racines viennent d’un petit village du sud de l’île Maurice. Quand je pense à mon enfance, je pense à ce village qui s’appelle Trois Boutiques où j’ai vécu ma petite enfance. Parfois quand je dis [que je suis née au milieu] de la canne à sucre, c’est littérale ; parce que ce petit village était au milieu des plantations de canne. Mon père était planteur de canne à sucre. On vivait au rythme de la canne, de la moisson, qu’on appelle la coupe, les usines sucrières tout autour, l’odeur du fumier qui n’est pas agréable, mais riche, et l’odeur du sirop de canne qu’on appelle le fongourin qui est la première pression de la canne à sucre qui remplissait l’air. Quand je le sens, c’est un parfum qui me ramène tout de suite à mon enfance. Puis le chant de la tourterelle qui était toujours là.

À 17 ans, j’ai commencé à écrire des nouvelles. Il y avait une nouvelle qui s’appelait « La tourterelle » que j’avais envoyée à un journal et qui avait été publiée. Une parole comme cela de cette expérience un peu mystique du rapport avec la terre, avec ce qu’elle porte en elle de promesse, mais aussi comme on dit dans l’esprit des gens qu’on vient de la terre et qu’on y retourne. Trois Boutiques est un lieu qui apporte beaucoup de souvenirs pour moi. Mes parents sont décédés ; quand je pense à eux, je pense à ce village où j’ai commencé à apprendre à lire sur les genoux de mon père. Il rapportait tout le temps des livres de la ville quand il allait à Port-Louis. Il apportait des livres très éclectiques. C’était Agatha Christie, cela pouvait être Victor Hugo. C’était les Mille et une nuits. J’ai découvert, un jour, Sade tout au fond de la bibliothèque ! C’était assez drôle, il avait un peu cette boulimie de la lecture, que ma mère avait aussi. Alors, je pense qu’on a hérité de cela.

Mon enfance

Malheureusement Trois Boutiques est resté comme figé dans le temps. C’est presque comme un village oublié. Quand on y passe, j’ai une impression comme quelque chose qui n’a jamais changé, qui n’a pas été accroché par cet élan de développement de l’île Maurice moderne. Une fois, j’ai été visiter une école dans ce village ; l’un des professeurs m’a dit quelque chose que j’ai trouvé très douloureux et qui m’a choqué presque. Il m’a dit : « Vous savez, Trois Boutiques ? Les gens de Trois Boutiques qui réussissent sont comme des fleurs de lotus. Ils fleurissent dans la boue, mais après ils s’en vont. Ils ne restent pas ». Ce qu’il voulait dire, c’était que ce soient mes sœurs ou moi qui étions nées dans ce village, nos racines étaient là dans la boue de ce village et nous étions parties. Nous n’étions plus de ce village. C’est triste. C’était un constat dur. Mais, je crois qu’il est vrai. Il y a d’autres villages ou d’autres petites villes autour qui ont quand même grandi, qui se sont développés. Peut-être que ce village est un peu perdu au fond de la campagne, parce qu’il n’y pas de grandes routes qui le desservent. C’est un peu un village du passé dans tous les sens du mot, de mon passé, mais aussi du passé de l’île.

Mes premiers souvenirs viennent de là, de l’école maternelle aussi. À l’école, je me souviens d’une grande peur de ce premier jour d’école. J’ai l’impression d’obscurité, pourtant c’était un village lumineux. Mais je crois que la première salle de classe où j’ai été devait être très sombre. J’ai toujours cette idée d’un lieu sombre, d’une maîtresse qu’on appelait Miss, qui était énorme ! Elle devait être un peu grosse, mais pour une fille de trois ans, elle avait l’air énorme. J’ai une image assez monstrueuse de mon premier jour d’école à Trois Boutiques.

Par contre, c’est mon père qui m’a appris à lire et à écrire, toute petite, avant même que je commence à l’apprendre à l’école. Il racontait des histoires ; ma mère aussi en racontait. On était tout le temps enveloppés dans des histoires à la fois indiennes, mais aussi les contes de Grimm ou de Perrault dans les livres que nous achetait mon père, qu’il racontait et lisait à haute voix. Pour moi, l’alphabet, c’est la voix de mon père. Les vêtements qu’il portait pour aller dans les champs de canne, c’étaient des vêtements kaki. Quand il revenait des champs, il avait ses vêtements de kaki qui avait cette odeur de la canne ; c’est un peu rugueux. Il portait un grand chapeau colonial aussi, de couleur kaki. Dès qu’il revenait, la première chose, il fallait qu’il raconte une histoire. Pour moi, ce sont de beaux souvenirs d’enfance, surtout de mon père, parce que ma mère était quelqu’un d’un peu plus sévère. Lui, c’était quelqu’un de très doux ; c’est sa voix que j’entends…

Mon œuvre

Je me souviens très bien de cet état un peu exalté de l’adolescence où j’ai commencé vraiment à prendre au sérieux l’écriture, où j’ai écrit les nouvelles de Solstices. J’étais vraiment à l’écoute de l’île, soit des personnes, soit de la nature. Pour moi, ce premier livre est très mystique, surtout les nouvelles de la fin qui ne racontent pratiquement pas une histoire, mais qui parlent de la nature, d’un lien mystique. Il y a une nouvelle qui s’appelle « Les immortelles » où, à la fin, le personnage principal se fond avec un arbre pour faire partie de cet arbre. C’est comme une symbiose entre la nature et le personnage. Quand je pense à l’île Maurice, je pense à mon inspiration première, à Solstices. En fait, ce livre condense bien tout ce que j’étais avant et tout ce que je suis devenue après, en tant qu’écrivain.

Dans Indian Tango, c’était une manière de revenir sur le parcours littéraire. Ce travail et à la fois cette passion qui fait que j’écris depuis toujours. Parce que l’un des personnages est un écrivain. En écrivant ce personnage, je me suis rendue compte que j’étais en train d’écrire mon écriture, de raconter l’histoire de mon écriture ; pas d’une manière extérieure ou chronologique, mais en essayant de rentrer très à l’intérieure, d’aller chercher : Qu’est-ce qui fait que j’écris ? Qui suis-je comme écrivain ? Depuis longtemps, je suis persuadée d’être deux personnes (comme beaucoup d’autres personnes ressentent, je pense). La personne qui écrit n’est pas la même que celle qui vit, qui parle. Ce n’est pas tout à fait moi qui écris ; c’est quelqu’un d’autre qui m’habite, peut-être, et qui prend le relais de temps en temps. Au moment du déclenchement de l’écriture, c’est quelqu’un de fort, de beaucoup plus fort que moi. Je vois cette personne ou ce personnage comme quelqu’un d’intraitable et d’intransigeant, qui n’a besoin de personne, qui a son monde et qui est bien dans ce monde-là. Je peux sortir et être dans le monde, mais quand je suis en train d’écrire, c’est quelqu’un qui attire tout vers son monde, qui peut capturer la nature, les êtres. C’est qui est étonnant, c’est que c’est un monde très noir et très sombre. C’est aussi la question que je pose dans Indian Tango : qu’est-ce qui fait qu’un écrivain soit attiré par les ténèbres ? Je donne des réponses un peu ironiques, parfois je dis oui, c’est facile après de dire, d’essayer d’attirer l’attention sur ce qui va mal dans le monde. Enfin, on crée une explication de cela. Mais est-ce que cette attirance vers les ténèbres n’est pas quelque chose de plus pervers ? On peut l’expliquer d’une façon positive. Mais il y a peut-être une attirance vers ce qui est obscur, vers la violence, vers la sensualité de la violence. Il y a aussi de cela. Il ne faut pas ignorer que l’on a toujours des objectifs, disons, altiers ou altruistes au moment où l’on écrit. Dans cette attirance, il y a aussi une sorte de perversité qui fait que l’on a envie d’aller chercher cette violence-là – cette espèce de cruauté de la vie – pour en faire une matière d’écriture. La première fois que j’aie mis cela en mots, j’avais toujours un peu cette impression-là. C’est la première fois, dans ce livre, où j’essaie de livrer quelque chose de moi-même. En fait, aucun de mes livres n’est autobiographique. C’est le premier livre où j’ai l’impression d’avoir ouvert les portes sur quelque chose de très intérieur.

C’est pour cela que quand je regarde le parcours de livre en livre, il y a un parcours de l’écrivain aussi qui se lit dedans, même en prenant mon premier roman publié, Rue la poudrière. C’est une jeune fille de Port-Louis qui court. Cela commence, elle dit : « Je cours ; très vite, le monde déferle à mes côtés… ». Cela se termine de manière très violente, presque apocalyptique : cela se termine par l’inceste avec son père. C’est un livre qui est complètement noir. C’est une descente aux enfers. Il n’y a aucun espoir pour cette jeune fille.

Après avoir écrit Rue la poudrière, j’ai écrit plusieurs romans. Après environ vingt ans, j’ai écrit Ève de ses décombres. C’était aussi une jeune fille de Port-Louis. Le livre commence : « Marcher m’est difficile. Je claudique, je boitille… ». Il y avait Paul qui courait dans Port-Louis dans Rue la poudrière et Ève qui marche en boitillant dans Ève de ses décombres. Mais Ève est comme une petite sœur de Paule qui, elle, s’est libérée du poids du destin et du lieu de Port-Louis qui les tire vers le bas, quasiment en les tenant par les chevilles. Ève va ouvrir ces portes qui sont fermées devant elle. Même par un acte violent, elle se libère. Elle prend acte et elle prend le contrôle de sa vie que Paule n’avait pas du tout. Je considère ces deux personnages comme un parcours que le même personnage a suivi pendant toutes ces années. De plus en plus, ce sont des héroïnes ou des personnages qui prennent possession d’elles-mêmes, qui reprennent possession de leurs corps et de leur être. Avec Indian Tango, cela se termine en disant que cette femme marche comme s’il lui était poussée des ailes. Elle marche en quittant tout. On ne sait pas ce qui va lui arriver. Et donc elle aussi, c’est quelqu’un qui ne meurt pas, qui trouve quelque chose dans cette vie pourtant si dure.

Le sari vert est un livre qui m’a un peu poursuivie pendant longtemps, peut-être pendant une quinzaine d’années. J’avais l’idée de ce huit clos entre un grand-père, la fille et la petite-fille. Le grand-père est mourant et vient chez sa fille pour mourir. Les deux femmes vont essayer de lui faire avouer un secret. Un père de famille qu’il n’a jamais avoué à propos de la mort de sa femme. À partir de cette trame assez serrée où tout se passe dans un seul endroit avec une unité d’action, de lieu et de temps. J’ai plusieurs fois commencé à écrire ce roman. J’ai, même une fois, écrit un manuscrit entier. Mais pour une raison ou pour une autre, je n’ai pas été satisfaite du texte que je produisais. Cela devait être en 2008 ; j’étais en voyage au Portugal, et d’un coup, en repensant à cette histoire, le déclic m’est venu que je pouvais raconter l’histoire du point de vue de l’homme, du grand-père. Auparavant, à chaque fois, j’avais pensé l’histoire du point de vue d’une des femmes. À partir du moment où j’ai pensé à la raconter avec la voix de l’homme, l’écriture a été très facile. Paradoxalement – parce que c’est une histoire très dure – je me suis trouvée presque possédée par cet homme. Je l’ai écrite d’une façon très rapide, très fluide. Je suis rentrée dans sa logique, dans son esprit. Ce n’est qu’après que je me suis rendue compte de la violence du livre. J’ai eu des réactions de lecteurs très fortes et presque aussi violentes. Le lecteur est en rapport avec cet homme, avec le narrateur qui n’est jamais indifférent ; on se sent pris par lui. Soit on est captivé ou captif, soit on a envie de jeter le livre et en même temps on veut savoir ce qui se passe. C’est le livre où j’ai eu le plus de réactions fortes des lecteurs qui discutent, qui parlent de ce narrateur, de cet homme comme s’il existait vraiment. Et même moi, quand j’ai fini le livre, quand je suis sortie de là, j’ai eu beaucoup de difficulté à rentrer dedans à nouveau. J’ai beaucoup de peine à le relire même maintenant. C’est presque au-delà de mes forces, au-delà de moi de re-rentrer dans la tête de cet homme. Il est vraiment trop monstrueux par rapport aux personnages monstrueux que j’ai créés de ma vie. Mais celui-là, il est le sommet ! C’est le bourreau qui, pour la première fois, a parlé. C’est vrai que c’est un livre qui est très dur, mais paradoxalement j’ai pris du plaisir à l’écrire.

L’Insularité

L’insularité, je pense que cela fait partie de ce que je suis. J’y ai beaucoup réfléchi depuis assez longtemps, même si je ne me qualifierais pas d’écrivain insulaire, parce qu’on n’aimerait pas avoir un adjectif après le mot écrivain. Tout comme je ne savais pas si j’étais un écrivain « féminin ». Je crois que l’insularité fait partie de mon identité. Il y a quelques années où je parlais de ce concept qui est le paradoxe insulaire. En fait, on est sur une toute petite île au milieu de l’océan Indien, qui n’est liée à aucun continent et qui est assez éloignée du continent africain. L’île est à la fois notre radeau dans une mer immense, dans un océan où l’on peut se noyer, mais elle est aussi notre prison, parce que l’océan nous sépare de tout. Les gens qui habitent les îles ont tout le temps envie de partir, et en même temps, ils sont tellement enracinés dans l’île qu’ils ont envie de rester. On est un peu comme cela : sur un balancier entre l’envie du départ et de revenir.

Il y a une sorte de violence dans ce rapport des écrivains avec leur île, qui peut être une violence salutaire. Quand j’étais adolescente et que j’ai commencé à écrire, la présence de l’Île Maurice dans ma tête, dans mon esprit et dans mon coeur était très forte, au point où, dans mon premier recueil de nouvelles, Solstices, vers la fin, ces nouvelles deviennent presque des pactes mystiques avec l’île. Mes débuts en écriture ont donc été très liés au fait que j’ai habité dans cette île qui continue à m’habiter d’ailleurs ; même quand je n’habite plus là-bas, l’île m’habite. Nous sommes en nous-mêmes des nomades, mais notre terre de retour, c’est cette île. J’ai inconsciemment utilisé un symbole de cela dans mon roman La vie de Joséphin le fou, où le personnage principal se trouve recouvert d’anguilles qui l’enveloppent. Il commence à parler des anguilles et comment elles partent et migrent. Elles voyagent sur des centaines de milliers de kilomètres. Elles vont mourir. Des anguilles vont naître et vont revenir à l’endroit d’où sont parties les anguilles d’origine. C’est très étrange. Mais du coup, sans que j’y aie réfléchi rationnellement, cette image des anguilles représente bien ce que je pense de ce rapport que l’on a avec notre île. Parfois on part, en se disant qu’on va retourner. Parfois on meurt, mais on n’est jamais partis.


Ananda Devi

Devi, Ananda. « 5 Questions pour Île en île ».
Entretien, New York (2009) et Los Angeles (2010). 29 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube le 1er juin 2013.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, du 7 octobre 2011 jusqu’au 13 octobre 2018.)
Entretien réalisé par Thomas C. Spear
Caméra : Colin Morvan (New York) et Kate Schlosser (Los Angeles).
Notes de transcription : Coutechève Lavoie Aupont.

© 2011 Île en île


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mis en ligne : 7 octobre 2011 ; mis à jour : 26 octobre 2020