Amal Sewtohul, Made in Mauritius

(extrait)

Et c’est ainsi que, quelques jours plus tard, sir Seewoosagur Ramgoolam, le père de la nation mauricienne, que les Indiens appelaient Chacha (oncle paternel), et le gouverneur de la colonie regardèrent, d’un œil ému, l’Union Jack descendre le long de son poteau, et s’élever le quadricolore mauricien, sans se douter qu’ils marchaient sur ma maison et que le poteau lui-même était fixé dans le trou qu’avait fait dans le conteneur la balle de Popol le gangster, après que celle-ci eut traversé le crâne de l’autre gangster venu reprendre son bulletin de courses truquées.

Et loin étaient-ils aussi de se douter que, sous leurs beaux souliers anglais, se trouvaient trois enfants de la nouvelle patrie, qui étaient venus assister à la cérémonie par en dessous. Car Feisal, Ayesha et moi-même avions décidé de participer à ce moment historique du plus près possible. « L’indépendance arrive », avait simplement dit Feisal, soudain gagné par cette étrange ferveur d’alors, la croyance que demain serait différent. Et nous nous sommes dit qu’il fallait absolument que nous soyons là-bas, sous la plate-forme, parce que comme ça, au moment où l’indépendance arriverait, elle émanerait de ce poteau magique où flotterait pour la première fois le quadricolore, et, comme nous serions les premiers touchés et, forcément, tout changerait alors – de quelle manière, nous ne le savions pas, mais tout changerait.

[…] Mais rien ne se passait en nous, nous ne sentions aucun pouvoir magique descendre le long du poteau et se glisser dans nos veines. Nous ne faisions que suer comme des ânes. C’était le jour de l’indépendance, et nous nous sentions comme des prisonniers dans une petite cellule étouffante.

Moi qui contemplait les poupées et les ardoises autour de moi, j’ai cependant ressenti quelque chose dans mon bas-ventre, une sensation étrange, que je n’arrivais pas à expliquer, mais que j’ai pu confusément comprendre lorsque j’y ai pensé de nouveau, bien des années après. Ces rejets d’usine, que mon père avait apportés de Hong Kong tant d’années auparavant, c’étaient eux qui recevaient ce jour-là le don de l’indépendance. Mon père s’était cru très malin de venir liquider son stock de vieilleries au Champs-de-Mars, mais il n’avait fait qu’obéir à une force obscure, ces rejets devant se trouver à cet endroit précis, le 12 mars 1968, pour recevoir l’indépendance. Pourquoi ? Parce que ces rejets, c’était le peuple mauricien. Car qu’étions-nous d’autre que des produits ratés de la grande usine de l’histoire ? Canaille venue des tripots de Bretagne, coolies du Bihar, prisonniers des guerres tribales du Mozambique et de Madagascar, hakkas fuyant les guerres et les impôts de l’empereur de Chine. Nous étions les rebuts de l’humanité, venus à Maurice dans des cales de bateau pour être achetés ou pour pourrir à tout jamais sur des étagères de boutiques misérables.


Extrait du roman, Made in Mauritius, par Amal Sewtohul, publié pour la première fois aux Éditions Gallimard à Paris en 2012 (pages 124-126). Reproduit sur Île en île avec la permission de l’auteur.

© 2012 Éditions Gallimard


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mis en ligne : 19 mai 2013 ; mis à jour : 26 octobre 2020