Alfred Alexandre, Bord de canal


(extrait du roman)

Le canal dessinait une frontière, une saignée d’eau gluante, entre le reste de la ville et notre bout de monde, et ils étaient rares, de l’autre côté de la vie, à enjamber le pont pour se risquer, même en plein jour, sur notre territoire. Et on peut les comprendre.

Ailleurs, où la ville était propre, la vie paraissait ordonnée, sans heurt, sans venaison de hargne et d’amertume, mais en cette partie ouest de Fort-de-France, sur le bord du canal Levassor, il y avait, entreposés comme dans une casse, tellement de déchets de ferraille qu’on se serait cru dans une zone de combat après une nuit de mille ans sous les bombardements.

Des rebuts de poussette aux carcasses de machine à laver, tout était là, gisant, fourbu, au milieu des autocars aux vitres brisées qu’on remplaçait parfois, quand on voulait dormir au sec, par des sachets d’hypermarché.

Vlap vlap, ils virevoltaient dans le vent. Et c’était doux à écouter en ce désordre de métal.

Souvent, pour tuer l’ennui, les jeunes, plutôt que de se tirer dessus, emmenaient une fille sur la banquette arrière d’une vieille auto. Ou d’autres fois, parce qu’il faisait trop chaud à l’intérieur, ils faisaient ça sur le bitume maculé de graffiti, des striures rouges, nerveuses, sèches, qui mettaient comme un filet de sang entre la ville et nous.

Du coup, si on laisse de côté les flics, les pompiers, le Samu, les pompes funèbres, plus les deux ou trois dépressifs qui s’inventaient l’illusion d’une santé en travaillant dans le social, les junkies étaient les seuls à traverser le pont, d’où l’on pouvait, aux heures creuses, contempler les flaques d’eau stagnante qui séchaient comme les taches verdâtres sur un fond de vase lui-même tout sec et plein de rides.

Des drogués, il en grouillait de toutes sortes. Des ganja-coke, des crack-lighters, des crackophages ou leur version féminisée, ces petites sœurs de Dracula, les vampayas, on les appelait.

Parmi ce bal d’enfer valsaient les habitués, bien sûr, et les occasionnels : filles et fils à papa désireux de dynamiter leur samedi. On croisait aussi quelquefois, comme de vieilles connaissances, resurgis d’on ne sait quel trou noir, les revenants d’un énième cure de désintoxication. Et puis il y avait les filles, le soir, un pas devant, trois pas derrière, qui publicitaient, comme on disait, boutique-leurs-fesses sur le trottoir.

Pour ces putaines-là, c’était plein de lumières d’autos excitées dans la nuit, plein de voix chuchotantes, fiévreuses, en rut, dociles ou bien autoritaires. Des voix seules bien souvent, incomprises ou mal aimées, qui venaient, dans l’anonymat d’une rencontre, même fugitive, trouver un ventre, une épaule, une oreille conciliante. Et c’est dans cet espace-là, puant la solitude et la misère sexuelle, qu’on avait établi un reliquat d’existence, Francis, Jimmy G., et moi.

Tous trois, on vivotait dans un réduit sans apprêt ni lucarne que l’oncle de Francis nous avait concédé. Oncle Pépi, on l’appelait, et il était propriétaire d’un bar-hôtel branlant sur le Bord du Canal.

L’établissement en question tenait tant bien que mal sur trois niveaux. Au rez-de-chaussée rampait le bar. Au premier les chambres que Pépi louait aux prostituées pour leur business. Les deux autres rangées de la couronne, plus édentées, plus vermoulues, étaient occupées par des clandestins. Le dernier étage, le plus infect, sous les toits, était réservé aux résidents les moins fortunés.

C’est là, au dernier donc, dans une salle sans eau que Pépi nous avait dégagés, comme d’autres balancent dans leur galetas quelques babioles avec le temps devenues inutiles.


Lu par l’auteur pour Île en île, cet extrait du roman d’Alfred Alexandre, Bord de canal, a été publié pour la première fois à Paris aux Éditions Dapper en 2004 (pages 9 à 11, le début du roman). Enregistrement (audio) de 4:56 minutes.

© 2004 Dapper
© 2008 Alfred Alexandre et Île en île pour l’enregistrement audio
Enregistré au Gosier (Guadeloupe), le 26 novembre 2008


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mis en ligne : 16 février 2013 ; mis à jour : 26 octobre 2020