Alfred Alexandre, 5 Questions pour Île en île


Alfred Alexandre répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 15 minutes réalisé à Schœlcher le 24 octobre 2011 par Thomas C. Spear.
Caméra : Janis Wilkins.

Notes de transcription (ci-dessous) : Marie Denise Grangenois.

Dossier présentant l’auteur sur Île en île : Alfred Alexandre.

début – Mes influences
02:09 – Mon quartier
03:40 – Mon enfance
06:13 – Mon oeuvre
10:30 – L’insularité


Mes influences

Il y a à la fois les poètes et les philosophes, puisque j’ai une formation philosophique et je suis prof de philo en plus d’être écrivain. Ce sont surtout les philosophes qui m’ont le plus influencé. En premier lieu, un philosophe comme Michel Foucault, parce que je travaille beaucoup dans mes textes sur la question de la marge, de l’enfermement, comment les pays qui se veulent et qui se prétendent libres construisent en fait des dispositifs d’enfermement dans les quartiers, dans les villes, dans les esprits et dans les corps. Quand j’étais étudiant, Foucault m’a beaucoup marqué, notamment son texte Surveiller et punir. Très souvent, on considère que mes romans sont des textes philosophiques, mais qui passent par la voix narrative ou poétique.

Sinon, du point de vue des romanciers proprement dit, il y a des écrivains qui m’ont beaucoup marqué comme Césaire, mais aussi Faulkner et surtout des écrivains comme Dostoïevsky. On retrouve souvent dans mes textes des personnages qui sont assez proches de ceux de Dostoïevsky ; ces personnages qui sont toujours à la marge, des prostituées, des êtres fragiles qui aspirent à devenir des saints, à la sainteté, et qui plongent à chaque fois dans le mal. Et bien sûr, tous les écrivains de la créolité qui nous ont habitués à un travail particulier sur la langue : Confiant, Chamoiseau, et avant eux des écrivains comme Glissant.

Mon quartier

Le quartier de Schœlcher se trouve à quelques minutes de Fort-de-France. Si je choisis ce quartier – et je ne suis pas le seul à avoir une préférence pour ce quartier –, c’est que c’est un quartier qui se trouve au centre, donc on n’a pas à souffrir de tous les problèmes de transport quand on veut se rendre à Fort-de-France ou aux alentours. C’est un quartier qui est comme une petite ville qui est au centre et, en même temps, c’est une commune balnéaire qui donne sur la mer avec la lumière de la mer, la lumière océanique qui se reflète un peu dans le ciel qui donne à ce quartier une lumière particulière. Schœlcher est à la fois proche de la ville et très calme. C’est à mi-chemin entre la ville côtière, la ville balnéaire, au bord de l’eau et en même temps, on est au centre de l’île. Cela se construit par choix des populations qui viennent s’y installer à cause de la qualité de la lumière et d’une certaine qualité du silence que l’on n’a pas partout dans le pays… La thématique du bruit est très présente dans mes textes comme celle du silence. Mes personnages recherchent souvent le silence et il y a aussi chez moi cette disposition pour la recherche du silence. Comme tu vois, autour de nous, c’est assez silencieux, assez calme, et il y a toujours cette lumière bleue qui est caractéristique des communes qui sont du bord de l’île.

Mon enfance

L’enfance occupe une place importante dans la mémoire affective d’un écrivain. L’enfance est aussi pour moi associée au silence. J’étais assez calme puisque j’étais un enfant unique. Je vivais avec mes cousines, mais j’étais le seul garçon. J’étais souvent seul, et à cette époque j’écrivais déjà des petites histoires, des petites saynètes pour m’occuper. C’est associé à la thématique du silence et puis, de manière assez étonnante, il y a une image qui me revient en permanence et que l’on retrouve aussi sous une autre forme dans mes textes, c’est l’image du vent qui souffle dans les feuilles, un peu comme ici. D’une certaine façon dans ma vie d’adulte, il s’agit très souvent de retrouver ce calme du vent qui souffle tranquillement dans les feuilles.

J’ai grandi dans un quartier de Fort-de-France qui n’est pas très éloigné d’ici, le quartier de Redoute. C’est également un quartier qui est à la fois au centre, mais aussi en retrait du centre, à la campagne. C’était une enfance assez tranquille. J’étais scolarisé à l’école de Redoute et cela a été manifestement mon premier contact avec la littérature. J’aimais bien la littérature et le français. Un jour, il y avait un professeur qui nous avait demandé d’écrire un poème « à la manière de ». J’avais écrit le poème, c’était mon premier contact avec la littérature vue par les autres et en même temps avec une sorte d’injustice, on m’avait demandé d’écrire un poème et puis en fait j’ai écrit un poème « à la manière de ». Le professeur m’a dit que le poème n’était pas de moi et que ce n’était pas adapté à un enfant de mon âge. C’est souvent à travers des rencontres avec des enseignants que, petit à petit, on prend conscience non pas de sa vocation, mais de sa disposition à la littérature.

Quand j’étais plus tard au lycée, il y avait une prof de français qui me disait toujours, « vous n’écrivez pas normalement ». J’avais toujours tendance à antéposer, à mettre les adjectifs devant. Je ne disais pas « le ciel bleu », mais « le bleu du ciel ». Cela exaspérait ma prof qui n’arrêtait pas de corriger mes copies. Plus tard, j’ai compris qu’en fait un écrivain, c’est quelqu’un qui n’écrit pas comme tout le monde, quelqu’un qui n’écrit pas « normalement ».

Mon œuvre

J’ai écrit pour l’instant trois textes qui constituent une trilogie que j’ai appelée la trilogie foyalaise, Fort-de-France, Foyal, la trilogie foyalaise, et qui sont trois textes sur les marges de Fort-de-France, sur les populations qui sont en marge qui sont en situation d’errance, populations considérées comme difficiles, parfois dangereuses, en tout cas des populations à mettre sous contrôle. Donc il s’agit de trois textes, qui habitent trois lieux de la ville. Donc le premier texte est un roman proprement dit et qui se passe sur le bord du canal à Fort-de-France, le canal Levassor ; le deuxième texte est une pièce de théâtre, beaucoup plus politique, qui se passe sur le bord de mer à Fort-de-France ; et le troisième est un récit poétique, une sorte de long poème qu’il faut dire à haute voix et qui se passe dans un quartier de Sainte-Thérèse et qui se termine en émeute. D’ailleurs, c’est assez paradoxal parce que le texte est sorti il y a quelques mois [2011] et ce récit se termine par une émeute dans une grande avenue à Fort-de-France. Il y a trois jours, curieusement, il y avait une émeute dans ces quartiers-là, sur cette avenue-là. Ce sont toujours sur ces populations qu’il faut tenir sous contrôle et qui parfois bien sûr se révoltent.

Trois textes, trois formes littéraires et trois lieux de la ville, pour dire un peu ces populations qui – derrière justement le thème du paradis que serait l’île – montrent quelles sont les difficultés, quelle est la véritable réalité politique et sociale de ce pays.

Le premier texte, Bord de canal montre comment ces populations sont rejetées de l’autre côté du centre, de l’autre côté de la ville, de l’autre côté de la vie, et comment ces populations sont enfermées dans les territoires. Bord de canal, c’est de l’autre côté du canal, de l’autre côté de la frontière. Le deuxième texte, La nuit caribéenne, une pièce de théâtre, montre comment il y a une rupture entre ces populations (et la population martiniquaise plus largement) et les élites politiques et intellectuelles qui continuent à tenir un discours sur la révolution et sur l’indépendance alors que dans les faits, elles y ont renoncé. C’est un discours qui sert souvent d’alibi auprès de la population. Ce deuxième texte est beaucoup plus politique [que le premier] et a été mis en scène à Fort-de-France et ensuite présenté à Dakar au Sénégal.

Le troisième texte, Les villes assassines, est un récit poétique. Les villes assassines montrent comment nous sommes arrivés au bout d’un cycle – dans une impasse – et que, d’une certaine façon, nous sommes au bord d’une explosion sociale, tandis que le texte précédent, La nuit caribéenne, conduisait à une révolte, mais sans signification politique ; ça conduisait d’une certaine façon au chaos, au nihilisme.

Dans Les villes assassines, ce n’est pas une révolte politique, mais c’est une révolte sociale, d’une jeunesse à qui on ne propose plus rien. Tous mes textes sont extrêmement engagés pourrait-on dire dans la réalité politique et sociale du pays.

On me dit que ce sont des textes très durs, mais je réponds qu’ils sont durs parce que le pays lui-même est dur ! Ici, nous sommes dans des espèces d’îlots où c’est assez calme et assez reposant, mais on a aussi beaucoup d’autres quartiers qui sont sous tension. On pourrait même dire que derrière ce calme apparent, derrière ce silence tranquille, derrière cette lumière bleue, il y a toujours quelque chose qui gronde et qui est sur le point d’exploser. C’est ce quelque chose là que ma littérature essaie de mettre en œuvre.

L’Insularité

L’insularité joue un rôle très important dans mon imaginaire. On peut même dire que l’insularité est constitutive de mon imaginaire. Dans mes trois textes – Bord de canal, La nuit caribéenne et Les villes assassines – l’insularité occupe une place majeure. Dans le premier texte, le roman Bord de Canal, l’insularité, le fait de vivre sur l’île est conçu comme une forme d’enfermement. L’un des personnages centraux, Clara, une prostituée qui vit au bord du canal essaie d’échapper à cet enfermement. Elle a un rêve de quitter l’île, d’aller au-delà de l’île. C’est l’insularité comme clôture, comme prison.

Dans La nuit caribéenne – le deuxième texte de la trilogie qui est une pièce de théâtre – c’est le motif de l’île tout entière qui devient central. À la fin de la pièce, l’un des personnages (puisque c’est un texte très politique) fait un coup d’État et prend possession de l’île. L’île est symbolisée par un navire. Simplement, une fois qu’il a pris possession du navire, il est en situation d’errance. C’est le motif de l’île qui flotte, l’île qui ne va nulle part, qui n’a pas de définition politique ou géographique stable. Pour beaucoup de personnes, l’île de la Martinique se trouve en Europe ; pour d’autres, c’est l’Afrique, ou la Caraïbe, ou les Amériques ; pour d’autres, c’est les Antilles… L’île a une identité flottante, et donc ce thème du navire qui flotte et qui va nulle part, c’est un peu l’allégorie politique de ce qu’est le pays. Là, après l’île clôture, c’était l’île comme l’île qui flotte, l’île dérive, l’île qui n’est pas enracinée dans un socle comme l’est un continent ou un pays continental.

Dans le dernier texte, Les villes assassines, le motif de l’île revient encore. C’est à la fois l’île enfermement, l’île qui étouffe. Les personnages sont très jeunes : Evan et Winona, ce sont des gamins de 17 ans qui essaient d’échapper à cet enfermement, à cette prison, en essayant de réinventer l’amour et l’innocence. Ils vont tout en haut de l’île, à l’extrême nord, pour essayer de respirer à nouveau un air qu’ils ne respirent pas dans l’île. C’est l’île toute petite qui broie, qui enferme et qui étouffe.

L’île est omniprésente, mais de manière plus positive cette fois, c’est aussi la lumière que donne l’océan à l’île qui caractérise aussi ma littérature. Cette lumière bleue qui est une sorte de lumière insulaire, des Caraïbes, est omniprésente dans ma littérature. Donc l’île est par sa composition, la lumière… le sel aussi, est très présent dans ma littérature, donc l’île, la mer, le sel sont omniprésents, mais l’île aussi en tant que clôture en tant qu’enfermement, en tant que désir d’ailleurs, donc on peut dire que l’île est la chair même de ma littérature et souvent je me définis comme un écrivain insulaire, et pour moi ça a du sens, et pour moi un écrivain insulaire ce n’est pas un écrivain qui écrit depuis les îles, c’est un écrivain dont l’insularité en tant que matière charnelle constitutive d’une écriture. Quand on prend mes textes, quand on prend ma littérature, le sel, le sable, la dimension du territoire, tout ça est omniprésent dans mes textes et tout cela d’une certaine féconde ma littérature.


Alfred Alexandre

Alfred Alexandre, 5 Questions pour Île en île.
Entretien, Schœlcher (2011). 15 minutes. Île en île.
Mise en ligne sur YouTube le 15 juin 2013.
(Cette vidéo était disponible sur Dailymotion, du 16 février 2013 jusqu’au 13 octobre 2018.)
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Caméra : Janis Wilkins.
Notes de transcription : Marie Denise Grangenois.

© 2013 Île en île


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mis en ligne : 16 février 2013 ; mis à jour : 26 octobre 2020