Alexandrine Brami-Celentano, Le renouveau identitaire et culturel de la jeunesse à Tahiti

La culture et l’identité ma’ohi en question

L’affirmation identitaire des jeunes s’observe à travers des activités qui bénéficient aujourd’hui de la reconnaissance de la légitimité et de l’utilité sociale d’une tradition culturelle ancestrale sacralisée largement réinventée, de son institutionnalisation et de sa diffusion par les canaux de transmission les plus modernes. Parallèlement, les jeunes Polynésiens rétroagissent à ce travail de construction culturelle et idéologique à partir de leurs propres valeurs et de leurs propres attentes, donnant naissance à des «sous-cultures», parfois perçues comme des formes de contre-cultures. Ainsi, la pénétration des modèles californiens et hawaïens à Tahiti, depuis une quinzaine d’années, va-t-elle de pair avec la référence accrue à une «différence culturelle» parmi les jeunes qui s’investissent souvent dans une représentation-revendication de leur spécificitéma’ohi définie en référence à des pratiques traditionnelles modernisées, comme le tatouage, le surf ou la pirogue polynésienne.

     La fin des grands empires coloniaux a conduit les ex-colonisés à remettre en question la place de l’Occident et les valeurs sur lesquelles s’était construite sa prééminence. Cette mise en cause s’est faite progressivement, au prix de luttes politiques, idéologiques et culturelles, et elle a donné lieu à une politisation de la culture et de l’identité culturelle dans tous les pays post-coloniaux [1].

 Dans le contexte océanien, en particulier, les revendications indépendantistes se sont appuyées sur un discours identitaire axé sur les valeurs de la «coutume» et de la «culture» locales [2]: la contestation de la présence européenne et la dénonciation de ses effets négatifs ont donné naissance à un discours valorisant l’organisation sociale pré-coloniale – du moins telle qu’on arrive à la reconstituer aujourd’hui. Le cas de la Polynésie et, particulièrement, de Tahiti, ne fait pas exception: l’affirmation politique des autochtones, qui a conduit certains artistes, certains syndicalistes et certains hommes politiques à des positions indépendantistes, s’est appuyée sur un double mouvement de revendication foncière et d’affirmation culturelle [3].

Aujourd’hui, dans le contexte d’autonomisation croissante du Territoire – autonomisation à la fois politique avec le projet de création d’une citoyenneté polynésienne, mais aussi financière avec la diminution des transferts budgétaires métropolitains liée à l’arrêt définitif des essais nucléaires français dans le Pacifique –, les formes, le sens et la portée de cette quête identitaire et de cet engagement culturel ont probablement changé. On peut supposer qu’ils ont d’autant plus changé, pour la jeune génération, que celle-ci apparaît dans un contexte de reconnaissance officielle, d’institutionnalisation progressive et de diffusion accélérée de pratiques culturelles autrefois dévalorisées, dénigrées, voire interdites.

Nous nous bornerons dans le cadre de cette étude à analyser une des facettes du renouveau identitaire et culturel à Tahiti – la revendication d’une identité spécifique – sur un segment stratégique de la population: les «jeunes», plus particulièrement les 15-35 ans vivant dans les quartiers défavorisés de l’agglomération de Papeete, enfin sur quelques pratiques ou aspects jugés significatifs autorisant la généralisation. Notre but ne sera pas de définir la culture ma’ohi, mais plutôt d’étudier les représentations qu’en ont les jeunes et les usages qu’elle autorise. Il ne s’agira pas de décrire simplement les formes et modes de ré-appropriation par la jeunesse tahitienne de pratiques et de valeurs supposées ancestrales, mais de voir comment ces activités s’inscrivent dans un contexte particulier marqué par le délitement accéléré des solidarités traditionnelles, l’acculturation continue de la jeune génération, enfin la redéfinition des normes culturellement légitimes. Nous tenterons enfin de montrer dans quelle mesure les jeunes, héritiers du mouvement de renouveau culturel ma’ohi, participent de sa redéfinition, voire de la mise en cause de ses fondements.

La «jeunesse» polynésienne, laissée pour compte du mouvement de renouveau culturel à Tahiti?

La culture ma’ohi: une valorisation récente

     La culture ma’ohi, qui fut longtemps dénigrée au profit de la seule culture occidentale [4], bénéficie de nos jours d’un engouement qui ne cesse de s’accroître et qui dépasse largement les frontières de l’île: les événements sportifs ou culturels qui rythment chaque année le calendrier tahitien – comme les fêtes du Heiva [5] en juillet, les courses de pirogues en haute mer de Hawaïki Nui en octobre – sont l’occasion de grands rassemblements festifs qui mobilisent et réjouissent la société tahitienne tout entière; un nombre croissant de jeunes se font tatouer, sont initiés aux sports ma’ohi, ou s’inscrivent dans des cours de danse traditionnelle dans tous les archipels du triangle polynésien [6]; des groupes de chants et danses folkloriques se produisent régulièrement en Nouvelle-Calédonie, en Californie ou au Japon; des expositions artisanales, régulièrement organisées en Europe, sont l’occasion d’y promouvoir la sculpture sur pierre et sur bois, la gravure de la nacre et de la noix de coco, le tressage (palme et fibre de coco), la fabrication du tapa [7], ou encore l’art du tatau [8].

     Historiquement, ce regain d’intérêt résulte de la conjonction de deux phénomènes: à la fin des années soixante, l’émergence du mouvement de renouveau culturel tahitien, initié par quelques intellectuels engagés contre l’implantation du site d’expérimentation nucléaire français dans le Pacifique, a contribué à la réhabilitation de la culture indigène et à son institutionnalisation progressive [9]; au milieu des années quatre-vingt, les limites rencontrées dans le développement de l’agriculture et de l’industrie agroalimentaire, la pression de la démographie sur le marché de l’emploi, l’incapacité du secteur public à alléger une telle pression, ont conduit les autorités du Territoire à inscrire le développement du tourisme dans ses premières priorités et à voir dans la culture populaire traditionnelle un instrument privilégié à son service.

Or, l’appel à une tradition ancestrale n’a sûrement pas le même sens ni les mêmes enjeux politiques pour les hérauts du renouveau culturel tahitien dans les années de contestation de la domination française et d’affirmation d’une identité ma’ohi spécifique (1960-70), pour les promoteurs des spectacles folkloriques à vocation touristique dans le contexte de reconnaissance institutionnelle de la légitimité et de l’intégrité de la culture indigène (1980-90), enfin pour les jeunes Polynésiens, contraints de se situer face à ces deux formes d’héritages a priori antagoniques.

Les jeunes: identité en creux et rupture culturelle?

     Si l’âge n’est pas le seul critère pertinent de délimitation d’un échantillon test, c’est le premier qui est souvent retenu. Les «jeunes», dès lors, forment le groupe majoritaire au sein de la population tahitienne dont 42% a moins de vingt ans. À titre de comparaison, les moins de vingt ans [10] sont proportionnellement presque deux fois moins nombreux en France métropolitaine qu’en Polynésie française. Le critère de l’âge se révèle cependant bien vite insuffisant pour définir la «jeunesse» à Tahiti: tous les chercheurs s’accordent en effet pour voir dans l’installation du Centre d’Expérimentation du Pacifique (CEP), des transferts financiers qu’il a engendrés et des mouvements migratoires qu’il a suscités (accélération du taux de croissance naturelle, brusque augmentation des flux migratoires vers l’agglomération urbaine de Papeete), une rupture. Cette rupture aurait conduit à une véritable révolution socio-économique et socioculturelle [11] et donné naissance à une génération distincte: la «génération CEP» ou les «enfants de la bombe» [12].

    Ces «jeunes», nés à partir de 1965, sont à près de 80% de souche polynésienne, qu’ils soient peu ou faiblement métissés [13]. La plupart ont atteint leur majorité au moment où la légitimité du C.E.P., la dépendance économique du Territoire et plus largement l’hégémonie de la France sur les affaires locales, étaient clairement mises en doute par une part croissante du personnel politique et des acteurs culturels polynésiens, à la recherche de nouvelles voies de développement. Aujourd’hui, cette jeune génération semble doublement sacrifiée: d’une part, elle apparaît comme la principale victime d’une situation économique qui ne lui permet pas d’accéder aux biens de consommation socialement légitimes, exposée qu’elle est au nouveau contexte de transition économique difficile, consécutif à l’arrêt des essais nucléaires français dans le Pacifique en 1996; d’autre part, cette génération est victime d’une situation d’inégalité de fait, que ne peut tempérer l’espoir d’une égalisation des conditions de vie par l’accès à une égalité de droit, espoir que nourrissait la génération précédente, engagée pour une part dans les luttes anticolonialistes et antinucléaires [14].

 Si, comme on peut le penser, les inégalités économiques, sociales et culturelles sont liées entre elles, le facteur qui détermine de plus en plus les inégalités économiques et sociales semble être l’inégalité culturelle, qui relègue ces jeunes Polynésiens, très peu éduqués et qualifiés, aux tâches subalternes, dans une société où cinquante ans auparavant existait une relative égalité des différentes communautés devant l’éducation, ou plutôt l’absence d’éducation [15]. Exposés aux influences de la culture de masse mondiale et soumis par l’administration coloniale française à des pratiques, des règles et des normes culturelles jugées étrangères, les jeunes souffriraient enfin de l’ignorance de leur histoire, de la perte de leur langue et de l’oubli de leurs traditions. L’absence de repères identitaires serait donc la première caractéristique propre à ce segment de la population tahitienne.

Du sentiment identitaire au renouveau identitaire ma’ohi: la part d’héritage.

Pourtant, malgré des différences aisément repérables au quotidien et souvent revendiquées par les acteurs eux-mêmes, nombreux furent nos jeunes enquêtés, «Polynésiens» ou «Demis» (Polynésiens métissés), à exprimer le même attachement à «leur» île, à «leur» terre, et à revendiquer avec fierté leur appartenance à un même peuple, le peuple ma’ohi, et à une même culture, la culture ma’ohi. La valorisation du terme ma’ohi semble donc faire consensus aujourd’hui dans ce segment de la population tahitienne.

Une connaissance floue et approximative du passé ancestral.

On peut légitimement se demander ce qu’il reste du cadre ancestral et, partant, de la culture ma’ohi qui lui est spontanément associée dans le discours des jeunes. Marqué par un système d’autorité absolue conforté par une société fortement hiérarchisée et divisée en «castes», le cadre ancestral a, semble-t-il, été totalement bouleversé par la christianisation, par l’unification d’un royaume sur le modèle des institutions européennes, enfin par la dépopulation tragique due à la diffusion de maladies jusque là inconnues [16]. La grande majorité des chercheurs s’accordent donc aujourd’hui à conclure à sa disparition rapide et totale et reconnaître que son histoire est le fruit d’une reconstitution partielle et relativement récente: il n’y a en effet pas d’écrits avant l’arrivée des premiers découvreurs (1767), commerçants ou missionnaires, et leurs descriptions sont souvent empreintes de leur méconnaissance de l’environnement, du mode de vie et du système de représentations propres aux peuples du Pacifique.

Ce manque de données écrites dignes de confiance qui déçoit le chercheur de trésor ou l’archéologue suscite la curiosité du sociologue: il laisse en effet une large place à l’interprétation des acteurs qui reconstruisent le passé en fonction de leur situation présente, de leur trajectoire et de leur place dans la structure sociale. Collectivement, ce processus de sélection / interprétation des éléments passé apparaît essentiellement conflictuel. Il est ainsi un débat récurrent à Tahiti, auquel les jeunes ne peuvent rester insensibles: la question de savoir ce que serait concrètement la «Culture» ma’ohi, ensemble comprenant les formes supposées supérieures de cette culture, devant comme telles être restaurées, préservées et diffusées.

La vague ma’ohi: des mythes d’origine… à la mode d’aujourd’hui.

 Parmi les usages, rites et croyances les plus fréquemment mentionnés par les jeunes et représentatifs, selon eux, de la culture ma’ohi, nous avons retenu tout d’abord l’usage des langues vernaculaires (reo ma’ohi), la technique du tatouage, la sculpture sur pierre ou sur bois; viennent ensuite les danses «traditionnelles», les sports ma’ohi [17], les rites pratiqués sur les marae [18] – en particulier le rituel de la marche sur le feu (umu ti) –, le récit des généalogies; enfin, les voyages des grandes pirogues polynésiennes sillonnant le Pacifique qui reconstituent les étapes de l’histoire autochtone pré-européenne, et qui contribuent à faire émerger une communauté de valeurs plus larges avec les peuples du Pacifique [19].

    Ces pratiques sont souvent associées à un système de croyances anciennes indissociablement liées – ou supposées l’être – avec le mana [20], le sacré. Rappelons que la culture ancestrale, au sens de culture savante, était détenue par certaines catégories d’hommes entretenant d’étroits rapports avec le sacré: les prêtres (tahu’a), les ‘arioi [21], les haere po [22] et d’une certaine façon les ari’i (chefs traditionnels), voire les ra’atiraa (petits chefs) qui, en tant que minorité dominante, avaient accès aux formes nobles et dominantes de la culture de leur peuple. La nostalgie du passé pré-européen, telle qu’exprimée par les jeunes, apparaît comme s’ils se représentaient que tous les Polynésiens étaient des descendants des ari’i ou des ra’atiraa et non de la grande majorité de la population de l’époque ancienne, les manahune (gens du commun, par opposition aux chefs), principales victimes d’une société violente [23].

De l’idée de peuple guerrier, élément du passé ancestral mythifié, les jeunes ne retiennent donc que l’aspect conquérant, sélectionnant et se ré-appropriant les traits les plus valorisants, «oubliant» les autres comme l’importance des pratiques infanticides ou la fréquence des guerres tribales. Parmi ces traits, revalorisés aujourd’hui, figurent les qualités ma’ohi en matière de résistance morale (pa’ari: solidité, sagesse) et d’endurance physique (capacité de ha’apa’ari: de se durcir), dont l’aboutissement est le terme fa’a’oroma’i signifiant la nécessité de faire preuve de patience, la possibilité d’accepter et de dépasser une épreuve. Cette idée de virilité et de puissance s’exprime en termes de puai (force physique) mais aussi de mana (ici pouvoir, entendu dans un sens plus spirituel, comme hérité des tupuna, des ancêtres) et plus récemment du power [24]. Cette sur-valorisation contemporaine de qualités physiques anciennement dévalorisées au profit de qualités plus intellectuelles, a contribué à remodeler le champ culturel à Tahiti.

C’est ainsi que les jeunes ont investi d’anciennes activités, bénéficiant du prestige accordé à ces qualités supposées supérieures. Nous songeons tout particulièrement à la pratique de la pirogue (va’a), anciennement destinée à un usage économique, ludique ou de transport, aujourd’hui espace d’expression des qualités ma’ohi revendiquées par les jeunes, hommes et femmes, qui ont inscrit ou expriment la volonté d’inscrire sur leurs corps cette identité ma’ohi recouvrée. Plus remarquable encore, la résurgence, la légitimation et la diffusion extrêmement rapide du tatouage dans la jeunesse tahitienne depuis la fin des années quatre-vingt et la levée de son interdiction administrative en 1993 [25]: le renouveau des motifs «traditionnels» de tatouage au détriment des motifs «modernes» (style U.S. Biker, par exemple) ou les motifs plus anciens mais importés (à l’instar de certains caractères asiatiques), est aujourd’hui soutenu par un nombre croissant d’adolescents qui affirment, par ce biais, une identité individuelle spéculaire et leur sentiment d’appartenance à une entité sociale distincte à Tahiti: la communauté ma’ohi, par opposition aux communautés popa’a (c’est-à-dire «blanche», essentiellement française métropolitaine) et chinoise.

Du désengagement à la contre-culture: les jeunes, acteurs du renouveau culturel à Tahiti.

Cette représentation est surtout le fait des jeunes qui exercent une activité culturelle à titre professionnel, qu’elle soit artisanale ou artistique, et qui, à ce titre, se présentent et sont célébrés dans les médias comme les dignes héritiers du mouvement de renouveau culturel tahitien initié dès la fin des années soixante par une poignée d’intellectuels et d’artistes indigènes occidentalisés.

Du désengagement au refus de l’engagement politique.

  Il semble cependant que ces jeunes ne partagent pas le caractère radical de l’engagement politique de leurs aînés qui, dans leurs écrits, ont fait de la culture ma’ohi un instrument de lutte contre la colonisation française et l’acculturation occidentale, revendiquant à la fois la dénucléarisation des îles du Pacifique, l’indépendance politique, et le retour aux valeurs ancestrales [26].

Les jeunes que nous avons interrogés affichent au contraire un refus marqué de tout engagement politique: ceux qui exercent une activité culturelle à titre professionnel considèrent l’engagement politique comme une perte d’argent, donc une perte de «temps utile», signe de la marchandisation de la culture autochtone; les autres opèrent une séparation radicale entre le monde de la politique et le monde de la culture. Désintérêt pour la chose publique, lassitude des querelles intestines déchirant le pays, voire fatalisme, telles sont les explications indigènes les plus souvent avancées pour justifier ce refus. Plus profondément, l’engagement politique et l’identification partisane qu’elle suppose sont assimilés à une aliénation, une perte de liberté, un renoncement à l’individualité.

Ces discours révèlent une discordance, chez les enquêtés, entre l’identification à la communauté culturelle ma’ohi et l’identification partisane, la première appelant le consensus et l’union, s’opposant de la sorte à la seconde, fondée sur la notion de conflit politique. C’est la raison pour laquelle nous préférons parler de refus de l’engagement politique, au sens de refus des formes traditionnelles d’engagement par les jeunes, plutôt que de désengagement ou de «retraitisme» [27], marquant ainsi le caractère volontaire de cet acte.

Paradoxalement, et contrairement à ce que certains discours alarmistes laissent entendre, le délitement des solidarités familiales, l’acculturation des jeunes et leur désaffection envers toutes les formes d’engagement partisan, politique ou syndical, ne semblent pas avoir entraîné le chaos social et le vide culturel dénoncés dans les médias et les compte-rendus d’enquêtes statistiques. De fait, rénové et constamment aménagé, l’engagement associatif reste la forme privilégiée d’action culturelle, d’affirmation identitaire, et d’inscription communautaire des jeunes enquêtés, membres actifs de plusieurs associations de jeunesse à vocation culturelle.

L’inscription et la participation associatives des jeunes, on le comprend, ne répond pas forcément à une quête identitaire et culturelle engagée; elle répond surtout à l’impérieuse nécessité de survivre dans une économie de services et de transferts, dans une société fortement segmentée, où l’appartenance ethnique reste le principal facteur de discrimination pour l’accès aux ressources et aux positions sociales dominantes. Acteurs à part entière de la société civile tahitienne, dynamiques et croissantes, ouvertes aux influences extérieures, ces associations – sportives, folkloriques ou artisanales – pourraient à l’avenir jouer un rôle de contre pouvoirs face aux Églises, aux institutions culturelles territoriales, ainsi qu’aux partis politiques qui prônent un «retour aux sources» et diffusent pour certains une conception culturaliste, a-historique et nationaliste de l’identité et de la culture ma’ohi [28].

De la création à la contre-culture? Le parti-pris des jeunes.

Contrairement à leurs aînés, les jeunes insistent moins sur l’urgence de la préservation et de la sauvegarde de la culture ma’ohi, que sur la nécessité de sa promotion à l’étranger, de sa modernisation par la recherche créative et de son enrichissement par l’apport d’autres cultures. Il en va ainsi de certains tatoueurs et des surfeurs qui se réfèrent à une image modernisée de la culture ma’ohi, non exclusive d’apports extérieurs, comme le «tribalisme» ou la culture fun.

Au sens strict, le style «tribal» vient de Micronésie et de ses environs, des îles de la Nouvelle Guinée, de Bornéo ou encore de l’Indonésie; à l’origine aussi chargé de signifié que le style polynésien, de contenu symbolique, il a depuis été transformé en langage graphique abstrait ou suggestif. Si quelques tatoueurs le rejettent, au nom d’une spécificité et d’une authenticité ma’ohi à préserver, la majorité se l’approprie et l’intègre au style «local», moins en signe d’adhésion à ce courant culturel avant-gardiste, qu’au nom d’un nécessaire enrichissement de l’art indigène. L’aménagement de modèles culturels importés en accord avec les valeurs polynésiennes – disons leur ma’ohisation – est le fait d’acteurs qui, en contacts étroits et répétés avec les plus jeunes, peuvent les diffuser et les renforcer à l’avenir.

Les formes de «sous-cultures» qui émergent de ce processus de création syncrétique se muent parfois en mouvements culturels de masse, à l’instar de la culture fun, spontanément associée au surf chez les enquêtés. Si la pratique du surf n’est pas neuve à Tahiti, les moyens ont changé:autrefois, une pagaie, un morceau de planche, ou le corps seul suffisaient pour apprécier «la glisse» [29]; aujourd’hui, les jeunes achètent très cher des planches standardisées importées des Etats-Unis et distribuées dans les nombreux surfshops de Papeete. Les compétitions de surf connaissent un engouement croissant chez les jeunes qui n’hésitent pas à se rendre à pieds ou dans l’arrière des pick-up de leurs parents sur les sites pour suivre ces événements sportifs, occasions de grands rassemblements festifs. Pour assister au spectacle, les jeunes filles, qui pratiquent pourtant peu ce sport de glisse, revêtent les mêmes attributs distinctifs que leurs homologues masculins: larges tricots et shorts à la mode californienne ou hawaïenne, lunettes de soleil et autres accessoires participant du look fun, signes de leur référence identitaire à cette culture fun [30] aujourd’hui mondialisée et médiatisée. Ce type de comportement, aujourd’hui qualifié de conformiste, résulterait de l’accroissement de l’offre de produits qui servent de support à la diffusion et à la banalisation relative de cette culture américaine importée.

Conclusion

La «sous-culture» produite par les jeunes Polynésiens vivant à Tahiti n’est donc réductible ni à un phénomène de mode, ni à une forme de contre-culture conservatrice et exclusive: au contraire, les dimensions naturelles, spirituelles et ethniques du pouvoir corporel ma’ohi se fondent en une synthèse très moderne. Plus généralement, le développement rapide, depuis quinze ans, du phénomène de renouveau identitaire et culturel dans la jeunesse urbaine tahitienne supposée la plus acculturée, s’apparente à un véritable effort d’adaptation aux nouvelles conditions de vie issues de l’entrée du Territoire de Polynésie française dans l’ère de l’«après C.E.P.». Cet effort d’adaptation est caractérisé par un phénomène de disjonction entre, d’une part, une identité réelle définie par le manque de ressources et la quête de repères identitaires et, d’autre part, une identité rêvée ma’ohi doublement sur-valorisée: sur-valorisée, d’abord, car tout entière tournée vers l’idéalisation du passé ancestral; sur-valorisée, aussi, dans la mesure où l’affirmation identitaire et culturelle de ces jeunes se donne à voir à travers des activités qui, longtemps dénigrées voire interdites, sont aujourd’hui socialement reconnues comme légitimes et utiles au développement économique du Territoire. Une confrontation trop rapide du discours souvent culturaliste et du comportement pourtant moderniste des jeunes peuvent nous conduire à ne retenir que l’aspect contradictoire de leur affirmation identitaire et de leur engagement culturel. Mais ces contradictions sont significatives: elles suggèrent le rapport ambigu et complexe des jeunes à la culture et à l’identité «ma’ohi» en construction.

– Alexandrine Brami-Celentano
Normalienne, Allocataire de recherche et monitrice à l’Institut d’Études Politiques de Paris


Notes:

1. Collomb. Pour les références des notes, voir la liste des œuvres citées, ci-dessous. [retour au texte]
2. Linnekin. [retour au texte]
3. Al Wardi 202-204, 216-219 et 262-270 et Stevenson. [retour au texte]
4. Voir Bernard Rigo. Rappelons que le tahitien a été longtemps stigmatisé et dévalorisé à Tahiti. Sa reconnaissance, officielle en 1980, est relativement récente et son caractère officiel n’aura que peu duré puisque l’évolution statutaire de 1996 en a fait une langue régionale, au même titre que le basque ou que le breton. [retour au texte]
5. Le Heiva est l’événement le plus populaire à Tahiti. Il dure pratiquement tout le mois de juillet et donne lieu à des démonstrations artisanales, des compétitions de chants et de danses, de courses de pirogues, des concours de lancer de javelot ou de lever de pierres, des reconstitutions historiques, etc. [retour au texte]
6. La Polynésie française, les îles Hawaï et la Nouvelle Zélande, disposés en triangle, forment un ensemble supposé relativement homogène sur le plan ethnique, linguistique et culturel: la Polynésie. Les dimensions, les perspectives économiques, les richesses naturelles et la situation politique propres à chacun de ces territoires rendent cependant ce regroupement régional discutable. [retour au texte]
7. Terme moderne pour désigner les étoffes indigènes fabriquées à partir de l’écorce de certaines plantes ou arbres. On trouve cependant ce mot dans des textes anciens. [retour au texte]
8. Le mot tahitien tatau désigne la pratique qui consiste à inscrire sur la peau des signes indélébiles. Le préfixe ta désigne l’action de frapper, alors que le sens de tau reste obscur, même si le dictionnaire de John Davies (1851) propose celui d’«invoquer, adresser une prière». [retour au texte]
9. C’est ainsi que l’Académie tahitienne, «Te Fare Vana’a», chargée de sauvegarder et d’enrichir la culture à travers l’étude de la langue fut créée en 1975, suivie par la fondation, en 1980, de deux autres institutions: le Centre Polynésien des Sciences Humaines et l’Office Territorial de l’Action Culturelle, «Te Fare Tauhiti Nui», succédant à la Maison des Jeunes-Maison de la Culture de Papeete, créée en 1970 pour faciliter la diffusion des œuvres culturelles et artistiques à Tahiti. Enfin, en 1981, naissait le Centre des Métiers d’Arts, établissement public territorial, chargé de rechercher, conserver et perfectionner les techniques ancestrales et de les enseigner aux jeunes. Voir Bruno Saura (1988). [retour au texte]
10. La proportion atteint 51% pour les moins de 25 ans. Source: Recensement 1996, Papeete: INSEE-ITSTAT. [retour au texte]
11. Phénomène qu’analyse dans le détail Gilles Blanchet. [retour au texte]
12. De Vries et Seur 14-15. [retour au texte]
13. Les catégories ethniques officielles n’ayant pas été conservées dans le dernier recensement de 1996, nous nous servons des données et corrélativement des catégories du recensement de 1988 pour rendre compte de la répartition ethnique de la population étudiée. Sachant que les Européens (11,9%) et les Asiatiques (4,69%) sont surtout concentrés à Tahiti et plus particulièrement dans la zone urbaine de l’île, nous sommes consciente que les données présentées et qui concernent l’ensemble du Territoire de Polynésie sont à utiliser avec précaution. Ces chiffres permettent toutefois de donner une idée de la diversité des ethnies qui composent le paysage tahitien et de rappeler l’importance numérique de la population autochtone. [retour au texte]
14. De Vries et Seur 15. [retour au texte]
15. Poirine 55-63. [retour au texte]
16. Pour cet élément et les analyses qui suivent nous nous référons à l’ouvrage d’Alain Babadzan. [retour au texte]
17. La vocation des «sports ma’ohi», comme les «jeux ma’ohi», était à l’origine la distraction lors de grandes fêtes collectives: ils comprenaient des affrontements physiques (lutte au corps, boxe), des concours d’adresse (lancer de javelot, fronde, tir à l’arc) et des jeux d’eau (surf, pirogue); chaque archipel témoignait de sa spécificité en pratiquant des sports ou des jeux originaux (échasses aux Marquises, concours de lever de pierre aux Australes); d’autres sports étaient représentés au Heiva comme les concours de porteurs de fruits ou de préparation du coprah. Les jeux et les sports se pratiquaient de manière collective comme les autres distractions (musique, danse). Aujourd’hui, les sports ma’ohi sont devenus une des animations majeures du Heiva (Baré et Lavondès 111-116). [retour au texte]
18. Édifices religieux anciens faits de pierres assemblées, les marae constituaient le noyau de la structure sociale traditionnelle. [retour au texte]
19. Jean-Marc Pambrun, «Clairs-obscurs ma’ohi…», Dixit-Polynésie française, 6 (1997): 142. [retour au texte]
20. Ce terme polynésien désigne la force surnaturelle créatrice qui se trouve en tout être ou en toute chose. [retour au texte]
21. Les ‘arioi sont connus comme une confrérie, une secte, particulière aux Îles-de-la-Société. Musiciens, danseurs et comédiens ambulants, ils participaient aux fêtes publiques qu’ils animaient. Ils étaient aussi des spécialistes considérés dans de nombreux domaines, comme la guerre, l’art et surtout la conservation, la mise en scène et la transmission des traditions orales (Oliver 913-964 et 1106-1108). [retour au texte]
22. «Qui marche la nuit». Autre nom des ‘orero, garants des savoirs traditionnels, orateurs chargés notamment de réciter les généalogies lors des assemblées cérémonielles. [retour au texte]
23. Aldrich 175. [retour au texte]
24. Bruno Saura (1997): 55. [retour au texte]
25. Après la conversion de Pomare II et la christianisation des îles de la Société, un premier code de lois fut promulgué. L’utilisation des instruments à tatouer et le tatouage furent strictement interdits en même temps que les danses et bien d’autres usages qui paraissaient en liaison trop étroite avec le «paganisme», mais aussi avec la grande liberté sexuelle dont jouissaient traditionnellement les adolescents (Lavondès 607). [retour au texte]
26. Bruno Saura (1988): 58. [retour au texte]
27. Selon Guy Rocher, le «retraitisme», ou immobilisme, est une caractéristique de la situation coloniale dans laquelle les individus, psychiquement inhibés, souffrant d’un profond sentiment d’infériorité et d’incapacité, démunis des motivations individuelles et collectives essentielles à leur survivance et à leur développement autonome, se réfugient dans la marginalité, le mythe ou l’utopie (Rocher, 237 et 240). [retour au texte]
28. À l’instar du parti indépendantiste, le Tavini Huiraatira, qui demande une «indépendance ma’ohi». L’expression peut sembler redondante; elle rappelle en fait la volonté d’Oscar Temaru, son dirigeant, de recentrer la société polynésienne sur son axe populaire et indigène, de «rétablir l’unité nationale ma’ohi et non une quelconque société hybride, sans âme, ni personnalité» (déclaration du 23 avril 1990). Le Parti indépendantiste reste aujourd’hui le principal courant de revendication culturelle et identitaire traditionaliste à Tahiti; ses discours reproduisent, tout en les transposant, l’image de la société tahitienne telle que formée et popularisée dans les années cinquante par Pouvanaa A Oopa, le premier leader nationaliste polynésien: celle d’une coïncidence entre la pureté raciale ou du moins l’autochtonie, la fidélité aux traditions locales et la pauvreté ou la frustration économique (Regnault 136-139). [retour au texte]
29. Baré et Lavondès, 111-112. [retour au texte]
30. Loret. [retour au texte]


Cette version est une reprise écourtée de l’article paru sous le titre «La jeunesse à Tahiti: renouveau identitaire et réveil culturel», dans la revue Ethnologie française, 2002-4, sorti le 4 octobre 2002, dans le volume «Outre-Mers: statuts, cultures, devenirs».

© 2003 Alexandrine Brami-Celentano et Île en île


Oeuvres citées:

  • Académie Tahitienne. Dictionnaire franco-tahitien. Fa’atoro Parau Tahiti-Farani. Papeete: Publications de l’Académie Tahitienne – Fare Vana’a, 1999. 574p.
  • Aldrich, Robert. The French Presence in the South Pacific (1842-1940). London: Macmillan, 1990. 387p.
  • Al Wardi, Sémir. Tahiti et la France. Le partage du pouvoir. Paris: Editions l’Harmattan, 1998. 312p.
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mis en ligne : 9 juin 2003 ; mis à jour : 16 octobre 2020