Alex W. du Prel, Portrait d’auteur et entretien

IMPRESSIONS:

Les nouvelles d’Alex du Prel nous font voyager dans une Polynésie riche de traditions et de coutumes aujourd’hui presque oubliées. Son style, d’une grande simplicité permet une lecture aisée pour ceux qui veulent découvrir le point de vue d’un homme né et imprégné de culture occidentale. Les impressions que révèlent ces descriptions de personnages atypiques nous entraînent dans une réflexion sur les valeurs de ce peuple.

Chantre d’une civilisation tiraillée entre modernisme et nostalgie d’une époque aujourd’hui révolue, il exprime par la voix de personnages autochtones les sentiments propres à tout Polynésien. L’incrédulité et la naïveté expliquent la rapidité avec laquelle la société occidentale a détruit de manière immuable les mœurs tranquilles d’un peuple. Peuple, dont les intellectuels ont préconisé depuis les années soixante-dix, la quête de son « hiroa tumu », son identité.

Au-delà de tous préjugés culturels, l’écrivain nous fait voyager dans une société polynésienne où les croyances, les habitudes, les us et coutumes et la modernité se côtoient, ce qui entraînent souvent des situations cocasses .

Toutefois, l’éventail de thèmes qu’il aborde nous ramène toujours vers l’admiration qu’il éprouve envers les Polynésiens mais aussi vers une réflexion relative aux dangers consécutifs à l’installation progressive de la société de consommation dans ces îles du bout du monde. Ainsi, la nouvelle intitulée « La honte du vieux » se fonde sur le dramatique mea culpa d’un « ruau », d’un « papi » polynésien face aux gâchis qu’entraîne le monde moderne. Voici un extrait:

Il avait tellement honte, car lui, il avait tout pris pour lui-même, absolument tout pris comme un égoïste, sans penser aux autres.

Il avait tout pris pour acheter des choses dont on lui avait dit qu’elles étaient nécessaires, qu’il serait un vrai homme avec ces choses. Il les avait crus, il avait ravagé le lagon pour acheter ces choses. Ces choses qui sont cassées et pourries depuis longtemps, là, derrière la maison.

Mais le lagon , lui, est toujours triste et mort.

(« La honte du vieux », Le bleu qui fait mal aux yeux et autres nouvelles inédites, 76-77)

PAROLES:

C’est dans l’île sœur de Tahiti, à Moorea, chez l’auteur lui-même que la rencontre s’est déroulée. Blottie dans une forêt qui borde la « Route des ananas », la propriété d’Alex du Prel offre une diversité de plantes et une fraîcheur bienvenue après les quelques kilomètres parcourus sous le soleil depuis le quai de Vaiare.

La rencontre a lieu dans son bureau, un petit bungalow blanc caché par les fleurs et arbres fruitiers. À l’intérieur, chaque étagère contient des dossiers consciencieusement rangés et étiquetés selon le domaine qu’il traite ( « les archives sont la force d’un journal »). Le plafond est tapissé des couvertures du magazine Tahiti-Pacifique, les murs de photos souvenirs de personnages illustres qu’il a connus. Dans ce bureau se côtoient ordinateurs et livres. Tout nous révèle l’attachement de l’écrivain à certains principes journalistiques : le téléphone à portée de main, un ordinateur performant, des petits papiers où sont notés des numéros de téléphone et surtout un fauteuil confortable.

L’entretien débute et il ne faudra qu’une question pour que l’écrivain me demande de le tutoyer, une coutume tahitienne à laquelle on ne peut déroger:

Ta biographie nous révèle qu’une grande partie de ta vie a été consacrée à la découverte de nouveaux horizons, pourquoi avoir choisi de te rendre jusqu’en Polynésie?

J’avais acheté une épave, un vieux bateau qui avait été construit en 1923 et que j’ai ensuite complètement retapé. Et quand on a un bateau, on rêve d’aller dans les pays de rêve, on rêve d’aller à Tahiti, le bateau est fait pour voyager vers ces îles.

N’as-tu pas voulu retrouver la Polynésie décrite dans la littérature et dans le cinéma américain?

Il est vrai que j’ai lu beaucoup de choses sur Tahiti et je me disais que cela avait existé autrefois. Mais j’ai ressenti un vrai choc lorsque je suis arrivé, il y a vingt-cinq ans, à Bora Bora, car tout était encore comme décrit dans les livres. La sociabilité, L’amabilité, le respect pour les autres existaient bel et bien encore. Cette culture était encore présente dans les îles et atolls que j’ai visités, je me suis dit qu’il n’était pas trop tard, que la société moderne n’avait pas encore d’emprise sur elle. Cela m’a profondément changé.

La lecture de tes nouvelles donne l’impression que ton regard sur la Polynésie me semble marquée d’une idéalisation de ce pays. Est-ce vrai?

Non, en fait je suis un gars assez international car mon père était militaire et j’ai grandi en France, en Allemagne, en Espagne puis de nouveau aux Etats-Unis, ce qui fait que je connais pas mal de choses. Quand je suis arrivé à Tahiti, j’ai été effaré de découvrir une société très humaine, tout à fait le contraire de ce qu’il existe dans les grandes villes. Je ne pense pas que mon regard soit idéalisé. Je trouve que l’on a une chance unique. Le problème est que le Polynésien ne peut vraiment apprécier son pays que s’il vit quelques années hors du pays, et c’est lorsqu’il revient qu’il s’aperçoit, qu’il comprend la valeur unique de sa société. Ici, on n’est pas encore coincé, Tahiti et ses îles sont un peu le dernier espoir pour le reste du monde. Il existe encore un endroit du monde où la société dite « moderne » n’a pas encore fait trop de ravages et c’est Tahiti. Mais nos politiques, éblouis par les lustres de Paris, sont en train d’introduire ici le calque de l’administration métropolitaine.

Comment vis-tu la Polynésie d’aujourd’hui?

Depuis dix ans, j’assiste aux interminables funérailles d’une culture polynésienne. Et puis, beaucoup font l’amalgame entre la Polynésie et les Antilles, déclarent que Tahiti « est comme les Antilles ». Je ne suis pas d’accord car il y a quelque chose d’unique dans la culture polynésienne. Les Polynésiens n’ont jamais été des esclaves et on ne les a pas importés d’ailleurs, bien au contraire, ils ont été les vrais seigneurs du Pacifique. Le peuple polynésien est un peuple unique et formidable. Ce qui a toujours distingué les Polynésiens des autres peuples, c’est leur dignité et l’absence de complexes. Le Polynésien n’éprouve pas sentiment d’infériorité.

Voilà pourquoi je suis farouchement opposé à la politique qui est mise en place car elle calque le modèle métropolitain qui n’est pas adapté, ni même adaptable, à Tahiti.

Te considères-tu comme un écrivain polynésien?

Non. Bien je suis « encanaqué », si l’on peut dire, je n’essaye pas de le devenir non plus. Je me suis juste donné le mal d’apprendre la langue tahitienne avec plus ou moins de succès. Je suis quand même Popa’a (européen). Lorsque je suis arrivé ici j’avais 31 ans, ce qui est déjà un âge avancé. Il n’est pas question que je joue à devenir une imitation: chacun doit rester ce qu’il est. De toute façon, je vois la Polynésie d’un oeil extérieur.

Néanmoins, ma grande fierté aujourd’hui est de pouvoir dire que j’arrive à vivre de l’écriture dans un pays où personne ne lit. Il est vrai que je ne suis pas politiquement correct.

Les Polynésiens te considèrent-ils comme un Polynésien d’adoption?

Oui, beaucoup me disent que j’ai une allure de « demi » (terme d’expression courante désignant un métis, quelque soient les origines de ses ascendants), que j’ai les manières de « demi ». Je ne le fais pas exprès.

Pourquoi avoir choisi l’écriture?

Tout le monde veut laisser sa trace, un peu comme le chien qui lève la patte (rire). Et l’écriture, c’est une thérapie. Lorsque quelqu’un va « à confesse », ce n’est pas seulement pour laver son linge sale devant le Bon Dieu, mais c’est aussi parce que ça fait du bien de s’exprimer, de dire les choses. Ecrire un livre, c’est pareil.

Nous sommes dans une société où tout le monde allume sa télé, où lorsque l’on sort, on met son baladeur. Plus personne ne communique. On n’arrive plus à se parler et lorsque les choses restent à l’intérieur, ça bouillonne. Ecrire, c’est aller « à confesse ». Ecrire un livre, c’est s’exprimer, écrire un journal, c’est également s’exprimer.

Et surtout l’écriture de nouvelles?

Dans la nouvelle, tout est condensé. Aujourd’hui, les gens ont trop à faire, le travail, la télévision, ils n’ont plus le temps de lire. Certains me demandent pourquoi je n’écris pas de roman et je leur réponds que chaque nouvelle est un roman condensé. Quand on achète un de mes livres, je prends quatre heures de la vie de la personne, et en plus, elle me paye. À moi d’être sûr de ne pas la décevoir. Voilà, je pense simplement qu’il faut respecter le lecteur.

Pourquoi écrire en français?

En réalité, au début les textes étaient écrits d’abord en anglais, puis je faisais une version française. Ensuite j’ai décidé d’écrire directement en français.

Quel regard portes-tu sur la francophonie?

La Francophonie, c’est quelque chose de bien et la langue française est une très belle langue. RFO a été créé pour servir la francophonie, mais la publication du Bleu qui fait mal aux yeux a dérangé certains car c’était le premier livre de cette époque qui défendait le Polynésien. Pourtant j’étais un Américain qui écrivait en français. J’aurais donc dû être un héros de la Francophonie. Or, même la femme du Secrétaire général du gouverneur m’avait alors demandé si mon bouquin ne remettait pas en question « les efforts de la France de civiliser le peuple polynésien », nous étions en 1988. Mon livre a été interdit d’antenne pendant dix ans, ce n’est que voici trois ans que j’ai pu le présenter à RFO.

Tu dérangeais car tu dénonçais quelque chose?

Je ne dénonçais rien, je ne suis pas anti-français. Je démontrais seulement, avec humour, le comique et la stupidité de certains comportements. Mais toujours gentiment. Il faut dire que mon épouse tahitienne relit chacune de mes nouvelles et généralement je modifie mon texte lorsqu’elle craint que je ne sois trop méchant. C’est pour cela qu’il n’y a aucune méchanceté, car les nouvelles sont passées par le « filtre tahitien ». »

Faire du journalisme et de la littérature, n’est-ce pas aller dans le même sens avec des moyens différents?

C’est sûr. Le problème est qu’avec le journal, je suis tellement pris que je n’ai plus le temps d’écrire des nouvelles. Mais il est plus agréable d’écrire un livre qu’un journal, car avec celui-ci tu t’attaques à un système en place. On te traîne devant les tribunaux si tes informations ne sont pas considérées « exactes », tandis qu’avec un livre, il suffit de changer les noms et tu écris au début que « toute ressemblance avec des faits ou des personnages réels ne seraient que pure coïncidence », et c’est tout. J’ajouterai aussi qu’il faut surtout soigner un livre, car c’est quelque chose qui reste.

As-tu travaillé ton style?

Je ne suis pas un écrivain, je suis un conteur. J’aspire le lecteur, je l’emmène jusqu’au bout et là, je lui donne ce que j’appelle « la crêpe », c’est à dire que je le mets dans une situation où il revire complètement car à la fin, il y a quelque chose d’inattendu. En France je n’ai fait que la sixième et quand j’ai commencé à écrire, c’étais plutôt du « franglais », j’écrivais de longues phrases, ce qui est très difficile à lire. Et. Je me suis dit que ça n’allait pas et j’ai laissé tomber. Puis j’ai lu un roman, L’Amant de Marguerite Duras. J’ai vu qu’elle prenait de petites phrases, très courtes, ce que j’appelle le style « mitraillette ».

Que penses-tu du thème de l’exotisme?

Pour toi, lire un livre qui se passe en Europe, c’est exotique. Pour moi, c’est la même chose. Toutefois, il faut comprendre que pour vendre un livre, il faut que le paradis souffre et dans chacune de mes nouvelles, le paradis souffre comme il souffre dans pratiquement dans chaque livre écrit sur la Polynésie.

La réalité qui s’attache à tes propos est-elle consécutive à des expériences vécues?

Chaque nouvelle a une part d’authenticité. On part d’un noyau autour duquel on brode. Dans l’histoire de Horst, l’épisode de la baignoire est véridique car la Tahitienne qui m’accompagnait lors d’un de mes voyages en Europe ne voulait pas se baigner sans un maillot. Le personnage a existé et il porte une balafre au visage. Mais toute sa ballade qu’il a faite dans le Pacifique est tirée de ma propre expérience.

Dans tes nouvelles, on peut voir que le thème de la vahine est déclinée de trois manières: la femme polynésienne, c’est Marceline;  la femme qui se rebelle, c’est Vahinatea;  ou encore la femme ambitieuse, la demie, c’est Maïre.  Est-ce vrai?

Le cliché de la vahine demie de la société ne m’intéresse pas car cette société comporte trop de nuances. Je préfère laisser ce sujet aux écrivains « demis » comme Chantal Spitz ou encore Michou Chaze, qui l’exprimeront mieux que moi. Cependant, je pense que le gouffre entre le monde moderne et le monde polynésien ne se trouve pas entre Paris et Papeete, mais entre Papeete et les îles.

Pour en revenir à la nouvelle « Douce vahine, douce vengeance », dans un premier temps, le fait s’est réellement passé. De plus, certaines de mes lectrices m’ont dit qu’elles ne voulaient autre chose que le cliché de la belle vahine. Et pour finir, j’avais parié avec un copain que j’arriverais à le faire vomir avec des mots, d’où la description du corps et des mouches. Ce que je voulais avant tout, c’est montrer ce qui peut arriver lorsqu’on touche à la dignité d’une Polynésienne.

– Annick Teeeva Gaurin


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mis en ligne : 9 mars 2001 ; mis à jour : 11 janvier 2021