Alain Gili, « Bato mur »

Un petit « autel » routier de la religion populaire à La Réunion avec, à côté, un martin, oiseau qui pullule dans l'île. Photo © Alain Gili.

Un petit « autel » routier de la religion populaire à La Réunion avec, à côté, un martin, oiseau qui pullule dans l’île. Photo © Alain Gili.

à Claire Karm

I

Tel qui raconte sa vie à Pas-s’intéresse
usera longtemps son cul sur les galets, au soleil
pour extraire du silence aux vents-fuites-époques
les confidences-kilomètres par foulées de huit-cents,
ce « tel » que confondirent quelques flux de gamètes
n’évalue son aura que les soirs de remise
des prix ! Mais il n’y en a plus, ma tigresse,
et dans les herbes sèches de la Pointe drue,
tendue vers le soleil, sans bateaux qui rentrent,
je pense à celui qui planait sur l’océan !
Et je m’érige, fier du vent, du Rien, de la Panne,
du Pas-d’ici, du Nulle-part, du coeur ouvert,
et reprenant la métrique à peu près des vers,
je raille les ans qui ne font rien aux comètes
pas même des plans, des projets, des coups de fusil…

Car au port des marins absents,
quand Juin par tous ses buissons piquants sent bon
le mougou[*], mimosa d’austral aux épines
maudites
qui méritent pourtant,
le bateau-mur est plein d’autos !

 

II

Telle qui répartit à Rimbaud : « Et mon bureau ? »
plane sur des océans d’embouteillages
où se font nos vies sues par coeur
par des mentors électroniques !
Et le voyage, souvent, c’est changer de trique,
de quotidienne, de main-courante, de peurs !
Elle adhère à tout ce qui range et qui classe,
à tout ce qui nettoie, je la hais, je l’adore,
elle murmure dans mon dos le baroque de ma vie :
elle me sert à manger,
dévote aux parvis,
maîtresse à plateaux.
Je l’ai connue aussi comme infirmière
se trompant de veine – la pauvre – et gloussant
« Je vous ai vu à la télé parler des poètes »…
Bénie sois-tu Nettoie-tout, qui admis mon sang
au Sérail des vivants !

Telle qui remémore, des mondes organisés,
les bavardes superstructures
aux enfants scolarisés,
le Vendredi, soudain, repense à la Nature !

La nature tapie en son sein, dans nos ventres
se rue sur les sorties culturelles :
ô dames modernes proprettes-aux-sports :
tous nous rêvons de souillures dans les Sargasses !
Telle qui note et remémore et murmure mes oublis
souvent repense à son carnet de notes :
elle ne sait plus « à qui la faute »
c’est que le père cafre de l’île a fauté,
c’est que, dans la rade faite Europe
sans marins interlopes,
mais avec pères de famille pêcheurs,
le dimanche, ma tigresse, à c’t’heure :
le bateau-mur est plein d’autos !

 

III

Tel qui renonça, dit-il, à publier, préféra plaider
ses poèmes et nous cache bien des amours coloniales
et l’autre, blond, pâle, de surenchérir :
« Il n’y a d’amours que coloniales, môssieu ! »
Nous avons oublié, frères instables, de l’aider,
de le sortir des rangs conformes !
Tout citoyen du quotidien-chloroforme
tire ses soupirs d’oubli des repos mérités.
Bourbon qui, dit-on, interdit les pancraces
cafres
préféra trente ans ago
le jeu de Go des autos d’import
à toute déambulation à pied dehors.
Pas de trabouls, Khal ! Pas de sentiers !
Retournez chez vous, cette île est balisée,
pas de place pour un zoulou, pour un malcolmisé,
vous ouvrez un crédit de Bourbon à la banque
et voilà qu’on vous permet de humer le vent
du haut d’une villa
sur la pente égalisée.
Oh ! gazons frais étagés doucement sur les pentes,
une île offerte en pub
à crédits réverbérés !
Entrez calibrés au club
pour admirer
l’entrée d’un vaisseau dans la Pointe des Galets :
le bateau-mur est plein d’autos !

 

IV

Tel qui dérida les restés-en-rade,
les zanfan-jetés de la société,
ne pourra plus revenir aux franches bourrades
manageurs, marketant les communiqués !
Car son coeur est épris des dernières lueurs
que font dans les cases les zamalos fantômes :
la kaz lé mor, la pa fini rodé son kor ann-dan,
la kaz-la, la ryink fimèr zamal
pour y dormir !
Tel qui toucha un jour les consolations
que se font les mozos dans les canyons,
ne saura jamais trancher le débat :
« Ou créoles des monts, ou créoles des ravines »,
choisir une concorde sur le pont, ou choisir la rapine
la pente où monter, grave à gravir, celle où débouler
(Makro la di : Frèr komandèr ou la byin mérité
a koz ou boir pa larak pou grinpé ?)

Je me méfie le soir au chaud soleil
des tamarins de l’Inde,
de ces chasseurs de gens d’la société.
Je suis un ULM au cul-de-plomb malgré
la pompe à Niesztche qui me propulse
à grandes kilométriques enjambées
par la pensée
qui plane,
Pointe des Galets,
quand le soleil est perpendiculaire à la montagne
et que, con comme un balai,
à l’entrée du port sans poètes,
le bateau-mur est plein d’autos !

 

V

Tel qui dévida son grèn de colère
son grèn de vie, son grain de sel,
sans jamais y avoir été invité
se retrouve le panier plein à la fin du marché
forain
mais sédentaire
où les dames komor sont des tours-du-guet,
celui-là ne l’emportera pas en paradis,
son Corps ! Il devra le trimballer
de formalité en glissière, en formalité –
toboggan, vers des salons de massage finaux !
Devra aussi racheter ses points de retraite, ses
graines de péchés taxes-capitaux, impôts-grotèt,
s’excuser d‘avoir toujours pensé à autre chose,
d’avoir énuméré les appels d’air et d’oxygène
quand il sied, zanfan-télé-diésel, d’admirer
les pulsions bien réglées de la Quotidienne,
heureuse et fière
d’être comme les sphincters :
bien réglée !
Car ni galion, ni boutre, ni cargo-sexe, ni Pétrolier-
Couleur-Antaque-d’Argentine-créole,
ni Caïc à Montocchio (Je suis un cil), ni Galawa
de Carpanin l’Indien-monde, ou de Karm-à-fragrance
de Saindoune-le-vengeur, pas même raffiot de Gros Mots,
de gromlo d’acteurs-poussins-dann basse-kour, vois, toi,
l’incrédule patenté des splendeurs insulaires
annoncées :
lent comme une grosse doudoune
à l’entrée de la rade aux Euros,
le bato-mur est plein d’autos !

 

VI

Au soleil, dit-on, les joies se remémorent
des tunnels d’êtres, de cris doux, d’être-à-soi.
Soleil de Juin (hiver) déclinant vers son Tropique,
sa latitude à ponant perpendiculaire,
cependant que le gamin vieilli, dehors,
tente de laper dans l’air, ce gaz des mers,
le plus fort !
Tel qui dérida Madame Sphynkse
au pays révolu de Klaxonie Cinque
se retrouve un peu vieux devisant aux enfants :
« Patience, marmailles, et longueur de temps ! »
Ainsi, ce jour là, je revins dans les herbes
où gisait le secret du silence mal capté,
une mouche m’accueillit, (la verte, la très rare).
Ni étron, ni ordure, pour elle, mais humain bavard,
– impossible à classer dans le camp des imberbes –
je manquais à l’appel de ses suints familiers.
La mouche venait, dit-on, du pénitencier:
« J’appelle ça plutôt la Maison des Jeunes »
me fit la humeuse de déchets.
De la tête, poliment, je hochais
mon inattention aux malheurs
des moin-lé-mizèr,
me demandant si Dieu n’envoyait pas
cette infime ambassade
pour ce rare moment d’équilibre ici-bas.
– Mais non ! me fit mon cervelet,
vois combien tu n’es rien, gringalet,
vu de haut t’es qu’une tache,
du voisinage, un décalé,
pour ceux qui notent, un à-peu-près,
de la mer : un mauvais nageur-mangeur,
alors que, paré des fastes de l’Économie,
devant ton horizon, mon poteau,
rentrant dans ct’e rade, éperdue, ravie
le bato-mur est plein d’autos !

 

VII

Mépris de la poésie-de-circonstance et Du Lieu,
tout au plus seras-tu retenu comme
endémique
orateur des trous d’airs pour ct’e plaine anémique
mais en galets milliardaire :
tu devrais essayer les Odes aux Spartacus cafres,
on célèbre, dit-on, l’Abolition
à la télé des Messieurs.
Mais au gazon des rues-sans-nom j’ai vu
les jeunes à drus ballons luisants de sueur
et l’épopée poussant droit dans l’ fond-du-coeur,
ils oublient le Mondial pour un rankar
à poupette-téléphonée !
Oté, Bourbon, tes caps s’usent,
un salo de vencoulis frais lape tes récifs,
l’hiver – sans Kerguelen – a la douceur à vif,
et tes ponts en fer jouent les cornemuses !
À quoi joue-t-on sous le pont, oh toi
dont les quatre joues sont douces,
avec toi qui en as six aux – doux rebonds –,
ballons du corps,
dressés les ifs !
Accordez-vous largement le temps des philosophes
dans le creux de la durée
des machinadminiss’ tractions !
Ballons du corps
qu’un coucoune d’idée fait aspirer la vie
et même le monde à flux de sens
et de canaux pleins !
Tout, brusquement signifie,
tout se prend à crier son Dire,
satellites aux pas, croulent les empires,
et les villages mondialisés s’embrassent
mais non – y’a pas photo –
pas de course au marché protégé
car cette île aux quais vides
sait QUOI se faire livrer :
le bato-mur est plein d’autos !

 

Coda

Au balcon sont les pommés bien ronds
qui prennent l’alizé au rebond du soleil,
et dans sa jupe-Nefertiti,
dans son chewing-gum-slip,
Domitia s’en va, le sac à l’épaule,
li rale inn ti kou son air drôle : c’est Collège.

Elle rejoint Agrippa qui va loin du sol, vu
que les semelles à la mode font grandir au Super-U,
et sa copine Justinia qui préfère les romans-foto
boude un gran kagnar qui passe
et repasse en moto… C’est Collège.

À trois balcons bien pommés se hasardent en souplesse
les moires du soleil sur les petits pores, même à la messe
du Samedi-soir, même avant de fauter en boîte,
les petits pores de satin font mirer les seins moites.

C’est collège. Le prof zorèy-la, dou sa li sorte ?
Ma la di ali : « Ton bous lé parès un boyo,
a koz ou louk a moin konm sa
mon chandail ? »
fait Sulette, qui n’a pas froid aux yeux, ni aux mots.

Doris a tout revu des sitcom de Charlemagne,
tout dégazé de l’Édit de Nantes et d’sa Révocation,
Doris ne fait plus ses ongles depuis qu’à la télévision
sa chanteuse préférée parla des charmes d’être nature.
Doris ne veut pas d’enfant avant d’avoir son diplôme
mais pourtant Doris va montrer ses tétés à l’école.

Or, dans les rues bondées comme une procession
de tôles sous les enseignes éteintes dann gro solèy,
sur le sidewalk-stories et sans baladeur, bien droites,
et tout en partance de lignes vers le haut,
Doris et Agrippa, Sulette, Justinia et Domitia
vont du collège au Tout-à-dix-francs,
mon zanfan, louke in kou dann Port :
bann balcon-la lé plin d’ tété.

VIII

Dans la lumière bleue et franche
de l’été finissant
une fois Oscar Venceslas de Lubicsz Milosz
placé bien au chaud
dans la poche sur le coeur,
je glisse sur les rails vers la Méditerranée
la tête pleine des images du monde apaisé.
Génuflexions des êtres : aucune.
Il n’y a plus que l’immense fonctionnement
que les foules commentent à la une,
à la deux, à la douze, à la cent !
Une fois les projets de scénario jetés
dans ce coin de la mémoire qui les garde bien au chaud,
Je : Nanni Moretti, pas : je-Greta Garbo,
et l’ami d’enfance m’a fait une remarque
sur ma façon d’aimer trop peu ses marmots.
Qu’importe ! Ni artourne « les bras chargés de cadeaux »
comme dit Felix Leclerc, cumulus chrétien
loin, loin de l’île où, sorti du complot
ciel bleu-océan indigo,
accoste
le bateau-mur qu’est plein d’autos.

 

IX

Foin des vamps et des jolies internettes
lovées dans des fauteuils de peubs anglo-saxons.
Foin des records aux muscles de garçons :
la vie reprend ses brinqueballements de marionnettes.
Au rail infini qui glisse puissant vers les Corses,
les Yeux Bridées et les Pommettes Saillantes,
où le soleil tourne comme autour des pommes
sur le visage interloqué du petit homme,
au rail infini sourdent les cris, les mots, les sons :
le morse du paysage veut dire quelque chose,
le doigt du regard y repasse sans fin,
touchant les profondeurs étagées des jardins
vus
tranchés
de Vienne à Valence, à Tricastins, jardins des Gloses
et la prochaine gare oubliée comme les autres,
c’était la gare d’Audiberti – fronton de village prolixe –,
et plus loin, mon kaf, after the night, after the mist,
y’aura des ors catalans, des cyprès-parfums,
des jouvences blotties entre deux seins-collines à thym,
des épopées Marie-Pitite dans un village
coi sous la Lune,
qui date des croisades, comme on le sait,
si loin
du bato-mur qu’est plein d’autos !

 

X

Et je vais – mi sa va – sans bar, avec vous Toutes,
à me parler tendrement vagues, au lobe attendri,
mi file, je vole, avec vous tous, mi fons, les bras
dessus-dessous, mes chagrins mis en perce,
car je bois ma vie à rebours tant que ct’e train court !
Ce Mistral d’acier file vers la gare Saint-Charles
où des cafrines en pierre blanche rehaussent
sur le ciel provençal rapiécé du dimanche
des guirlandes d’abondances coloniales !
Sein de pierre
avec petits méats,
oolithique sein de
Léa !
Ce curseur d’état pousse son bruit de pale,
d’hélicoptère tout droit vers un port endormi,
où l’Afrique se ferme, où l’Orient qu’est mal tapi,
se réfugient dans la vie train-train qui détale
à case
dès que l’émission pépie.

Ô Marseille, amputeuse de poètes,
qui ne cesse de fabriquer des prothèses,
je cours vers tes docks sans matelots,
– mais d’autostrades, –
pour essayer la frayeur intrinsèque
des Imagine-trop.
Loin, loin de cette île où
dans un port sans coolies,
sans trompes de mer (les télés couvrent
leurs cris de douves saumâtres),
dans un port sans badauds,
ivres de Partir,
comme en Cendrars, en Sanglot,
rentre tout seul,
tiré par un bateau-pitt’s bull
le bateau-mur qu’est plein d’autos !

 

XI

À présent chenapan, que fait l’épouse
que moque le surveillant général,
quand apparaît ton nom court
dans le journal
avoue : tu transhumes mal attaché aux poteaux
d’un lieu ou de deux.
Tu fais, mais quoi, bougre d’âne,
du Mistral glissant vers le thym-Tramontane
du gris-vert d’Orléans vers les fausses Moluques
qui ne sont qu’un regret de frustrées muqueuses !
Superstitieux adepte d’écritures automates,
tu fuis – mais qui ? – dans la lumière aimante
à tuiles-canal-Trénet-Nationale-Sept,
prétendant, sur tes ondes si courtes
réduites à ta banquette montélimardisée :
          l’art, c’est le direct
la culture, c’est le différé !

À quel saint se vouer ? On les casse dans les niches,
de Finestret à San-Marsal, du Rollin à l’Ile Bourbon,
cependant que Madame renonce à ses michetons,
que, du sida hanté, l’écran fuit les bacchanales !
Et le corps épris de criques crayeuses,
où dorment les conscrits vers Uchaud,
de la mer sentant les premiers oiseaux,
tu salives pour la vie,
pour la ville près des eaux,
et plus tu avances, plus tu détestes
le bateau-mur qu’est plein d’autos !

 

XII

Le train va si vite qu’on ne voit plus le nom des gares
ainsi la vie ramasse les visages qu’on aima
photo-minute, travaille vite, rends-moi
ces ponts, ces cornées douces, ces commissures,
ma mémoire.
Rends-moi le toucher restitué par le regard
de cette peau moirée qui tant me frôla.
Un tunnel de choses à faire me noie dans le vide.
Revenez, phosphènes tant aimés, voici la mer méditant
des sèves jaillies par le vouloir d’un brusque printemps !
Je me coule au creux des absences, avec leurs Revenirs,
La machine à rêver déclenchée ne s’arrête pas
à l’arrivée.
Tu auras beau me parler loto, bagnoles, chômeurs-tévés,
j’ai pris pied déjà dans les plages heureuses :
les fidèles pêcheurs m’ont
accroché le hamac
des Îles fortunées
où jamais n’accostera
– gras de tôles et de profits gros –
 le bato-mur qu’est plein d’autos !

Le Port, Île de La Réunion, 1964

 Notes:

Les mots en italiques, en dehors du refrain, sont presque tous en kréol réunionnais.

*Mougou: sorte de mimosa, mais aussi buisson d’épines ainsi nommé ainsi par les Mahorais (Ile de Mayotte). Existe aussi à La Réunion : parfum entêtant, charmeur. [retour au texte]


Le poème « Bato mur », par Alain Gili est inédit, publié pour la première fois sur Île en île avec la permission de l’auteur. C’est l’un des quatre textes d’un recueil à paraître, Quatre poèmes d’au-revoir (« Bato mur », « Avionèr », « Mascar soir » et « Jean la mont dann kouran dèr »).

© 2011 Alain Gili


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mis en ligne : 14 juin 2011 ; mis à jour : 26 octobre 2020