Abdourahman A. Waberi, « Émile Ollivier, poète de la migrance »

En France, si les tableaux d’Hervé Télémaque, figure majeure du mouvement dit de la Figuration narrative, adoubé un temps par Breton et les surréalistes, sont reconnus autant que l’art sérieux peut l’être par le grand public, la littérature haïtienne, elle, reste encore moins connue que le peintre ci-devant cité, natif de Port-au-Prince au demeurant. Les esprits les moins inavisés soupçonnent cependant la richesse de cette littérature, au moins son versant francophone. Ailleurs, dans ce qu’on appelait naguère le Tiers-Monde, des générations de lecteurs et d’étudiants ont été marqués pour longtemps par le roman de Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain, un écrivain resté, jusqu’à sa mort héroïque, porte-plume emblématique des lettres haïtiennes et fondateur du Parti communiste de cette île marronne qui est passé, en 1804, de l’esclavage à la république comme de Charyde en Scylla.

Depuis des années Jean Métellus, remarqué naguère par Maurice Nadeau, enchaîne roman sur roman en se payant le luxe de mener de front une carrière de neurologue et d’écrivain [1]. On connaît également le poète, nouvelliste et romancier René Depestre, récipiendaire du prix Renaudot en 1988 pour le merveilleux Hadriana dans tous mes rêves mêlant onirisme, érotisme et, avouons-le, exotisme. On l’aura compris, la littérature rattachée à ce minuscule pays est plurielle; elle se produit dans l’île mais également dans l’espace diasporique (Paris, Montréal, New-York, Miami etc.) et se décline en créole, en français, en anglais, voire en espagnol. Des écrivains aussi divers que Lyonel Trouillot et Edwidge Danticat, Dany Laferrière et Franketienne, Georges Castera et Yanick Lahens, Gérard Etienne et René Philoctete s’en inspirent. En Haïti, on écrit beaucoup et ce depuis très longtemps – ce qui est rare pour être souligné – pour une contrée où la population est encore largement analphabète.

Émile Ollivier, le romancier et l’essayiste de l’importante diaspora haïtio-québecoise, est mort dimanche 10 novembre à Montréal, d’une crise cardiaque, à l’âge de soixante-deux ans [2]. Ce poète et conteur de la migrance, cet homme au doux visage et aux yeux pétillants a composé une œuvre profonde et subtile, une chorale faite de chair, de souffle et d’esprit. Au total, 5 romans, 7 essais et 2 recueils sans compter les innombrables articles.

Né en 1940 à Port-au-Prince, il fréquente les cercles littéraires à vingt ans et milite activement au sein de l’Union Nationale des Étudiants Haïtiens. En 1964, il se voit contraint à l’exil par le funeste régime de François Duvalier dit «Papa Doc». Après un séjour d’études en France, il s’installe à Montréal en 1965 où il a enseigné à l’université éponyme la sociologie jusqu’à sa récente retraite.

Écrivain sur le tard, Émile Ollivier a publié son premier recueil de nouvelles Paysages de l’aveugle à 37 ans. A quarante ans, il sort son premier roman Mère-Solitude, bien accueilli par la critique et le public. On a souligné depuis la parenté entre ce premier roman construit comme une œuvre musicale tout en retenue et chatoiement – sorte de plongée dans l’histoire et dans l’inconscient collectif haïtiens – avec les grands romans baroques latino-américains des aînés tels Alejo Carpentier ou Gabriel García Márquez). Toujours, partout, le pouls d’Émile Ollivier bat au rythme de «Ce peuple [qui] mérite davantage que la pitié, l’obole ou la condescendance», comme le signale un des personnages de Mère-Solitude.

On retrouve la belle écriture d’Émile Ollivier dans Passages où il est surtout question d’exil: «Une histoire d’errance, une curieuse odyssée sur toile de fond caraïbe s’était tramée. L’errance est une fabrique de mythes». Comme le titre l’indique, deux histoires, deux destins et deux contrées s’entremêlent. D’un côté, un groupe de boat people emmené par le truculent Amédée Hosange, quitte Port-à-l’Ecu, leur village, et met le cap sur les États-Unis. De l’autre côté, Normand Malavy, un Haïtien devenu Canadien, Leyda son épouse et Amparo une réfugiée cubaine, arrivent à Miami – point de chute des exilés et des apatrides en attente d’une terre où il ferait bon finir ses jours. Les deux destins se croisent pour sombrer dans le même constat d’échec: «Dans leur soif de départ, les voyageurs ignorent souvent qu’ils ne feront qu’emprunter de vieilles traces». L ‘île et la mer qui reviennent dans un refrain obsessionnel invitent au départ. Mais pour quelle destination?

En poète, Émile Ollivier a devancé l’histoire, qui d’Haïti à Cuba et du Maroc à l’Albanie, bégaie allègrement: les wetbacks mexicains, les Africains abîmés dans le Détroit de Gilbraltar et les Cubains échoués à Guantanamo sont les parents d’Amédée Hosange. Le talent d’Émile Ollivier est d’incarner, avec des mots savoureux, le désir d’exil et la soif d’éternité… mais tout au bout de l’horizon point l’amère illusion. Ce superbe roman est également un hymne aux éléments. D’abord l’île, puis la mer – Agoué, le dieu de la mer, est un «vieillard irascible, vindicatif et dangereux» – et, au final, le vent. Vent caraïbe et vent froid du Québec dans la même étreinte. Pour une fois, les relations Nord/Sud ne sont pas cannibales.

L’arpenteur de l’avenue Oxford, à Montréal, a su rendre habitable l’exil. Celui-ci n’est plus seulement un arrachement, une nécrose du corps et de l’âme. Il devient envisageable, vivable et même joyeux. L’érable des hauteurs de Montréal se mue en mapou accueillant et hiératique, à l’ombre duquel il fait craquer des contes, créer des histoires, peindre des paysages: «J’aime à dire que les êtres humains peuvent être divisés en deux catégories: les sédentaires et les errants. Parmi les errants, il y a les flâneurs, les promeneurs, les vagabonds, les migrants. Et je suis un errant», confiait-il lors de l’une de ses nombreuses interviews.

Son avant-dernier roman, Les Urnes scellées, vous emportera dans son souffle lyrique. On s’y attendait un peu car ça démarre comme un western mexicain et ça finit par un retour au point de départ – Montréal, «on ne vit pas trente-cinq ans dans une ville en toute impunité» – après maints envols et mille vertiges. Manière de dire que la migrance tourne autour d’un cercle d’amertume? Il ne faut pas toujours aller loin pour connaître l’exil, semble dire le très touchant poète Léopold Seurat: ce «laboureur de mer avait un visage unique qu’il promenait dans le microclimat de ses relations». Les Urnes scellées porte le fer rouge de l’échec, de l’impossible retour au pays natal. La chute du régime Duvalier, en 1986, n’a pas débouché sur la démocratie et Émile Ollivier a renoncé à son retour longtemps rêvé, toujours différé.

Dernièrement, l’auteur de Mère-Solitude nous a donné un aperçu doux-amer de ses années de jeunesse. Mille Eaux, son seul texte autobiographique, n’est pas le récit linéaire de son itinéraire mais un montage, une architecture temporelle aux accents poétiques. On y apprend notamment qu’il est le fils d’un père avocat des droits de l’homme qui avait eu onze enfants, tous de mères différentes. Il avait été élevé par sa mère: «une fille mère qui avait « chuté », comme on disait dans les années 1950. J’étais à la fois la prunelle de ses yeux et le témoin vivant de sa « faute »». L’enfance troublée auprès d’un père écrivain, trop tôt disparu, et d’une mère au nom prédestiné, Magdalena Souffrant, sera secrète et riche en lectures de toutes sortes. Le reste de sa vie se fera au galop: «J’ai traversé ma vie en courant, coudes au corps, sans jamais me retourner», lit-on au début de Mille Eaux. La vie, donc. La vie à toute force, malgré la maladie. La vie d’enseignant, de sociologue préoccupé, notamment, par les questions d’éducation, d’alphabétisation des migrants et des adultes, se mêle à la vie de romancier, de fabricant de contes et de fictions. La contradiction n’est qu’apparente, après tout n’est-il pas tout aussi Canadien le jour que Haïtien la nuit?

L’œuvre d’Émile Ollivier est stimulante, elle porte le sceau de la longue et riche tradition littéraire haïtienne et s’ouvre en même temps sur le large monde. En somme, ou mieux, elle est à l’image de son auteur qui regarde toujours son monde à hauteur d’homme.

– Abdourahman A. Waberi.

Notes:

1. Les romans de Jean Métellus sont publiés, pour l’essentiel, par les éditions Gallimard. [retour au texte]
2. Des nombreux hommages ont déjà été rendus à Émile Ollivier à Montréal et ailleurs. [retour au texte]


Ce texte, « Émile Ollivier, poète de la migrance », a été écrit par Abdourahman A. Waberi. Il a paru d’abord en allemand dans une traduction de Markus Sedlaczek sous le titre « Der Haitianer Émile Ollivier », dans Lettre International (Berlin) 59 (Winter 2002): 11. Le texte est offert aux lecteurs d’Île en île par l’auteur.

© 2003 Abdourahman A. Waberi


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mis en ligne : 10 novembre 2003 ; mis à jour : 11 janvier 2021