Suzanne Dracius, « De Sueur de sucre et de sang »


À mon père

Je ne sais si Emma aime Émile. Mais là n’est pas la question. La mulâtresse a seize ans. Laiteuse comme un corossol, tendre comme le cœur du palmiste, il faudra que se passent deux jours pour qu’elle devienne, en justes noces, ma grand-tante Emma B.

C’est qu’Emma doit épouser après-demain Maître Émile B., notable, notaire à Fort-de-France. Tout est prêt : les lys, l’organdi, le lourd damas et le tulle, et la vertigineuse mousseline, et jusqu’aux orchidées royales que l’on fait venir de Balata, toutes palpitantes de selve humide, le tout blanc, immaculé. On ne parle autour d’elle que trousseau, coiffure, voile et essayages, traîne, maintien et encore toilette.

Emma chavire dans ce mariage comme dans un tourbillon de blanc.

 

Le troisième jour après ses noces, Maître Émile B. lui a posé sur les lèvres un court baiser, puis lui a recommandé, en s’en allant, de ne surtout pas s’aventurer du côté de la distillerie.

Outre son étude notariale sise à la rue Perrinon, au centre-ville, Maître Émile a hérité d’une antique petite distillerie qui s’obstine à vivoter, là-haut, sur le plateau Didier. La propriété étant vaste, il y a fait restaurer l’ancienne maison d’habitation toute de vieilles pierres et bois de Guyane. C’est dans cette sévère demeure aux murs chargés de portraits d’ancêtres que vit maintenant Emma, au côté de son mari, neuf pour elle seule, mais qui a déjà beaucoup servi… Car il y a un joli lot de chabins du Morne Coco qui peuvent se targuer, d’ores et déjà, d’être des bâtards de B. ! Mais Emma ne rencontre jamais aucun de ces enfants-dehors. La jeune mariée ne va jamais au Morne Coco, pourtant de l’autre côté de la route. Ce n’est pas un endroit pour elle, à en croire la dodue Sonson.

Chaque jour que Dieu fait, par contre, Maître Émile descend en voiture à son étude, la laissant seule à Haut-Didier avec les femmes de la maison : Man Sonson, la cuisinière, et la petite da, Sirisia. Emma n’a pas jugé utile de prendre plus de domestiques. Elle s’ennuie bien assez comme cela ! Ainsi, matin après matin, la même embrassade évasive, le même souhait de « bonne matinée » et la même recommandation : « Ne va pas te promener du côté de la distillerie. »

« Qu’est-ce qu’il s’imagine ? pense Emma en protestant intérieurement. (Se récrier ouvertement, il ne faut même pas y songer…) Mais pour qui me prend-il donc ? Est-ce qu’il a peur que j’aille me saouler de rhum ? Je ne suis plus un bébé ! D’ailleurs, les carafons d’alcool sont tous à portée de ma main sur le guéridon du salon, même pas enfermés à clef. Si j’avais besoin de m’enivrer, je n’aurais qu’à tendre le bras… »

Peut-être Maître Émile redoute-t-il la charge érotique puissante qui émane de ces grands corps souples aux muscles longs et saillants, à la peau irisée de sueur ? Emma ne les a qu’entrevus, les ouvriers de la distillerie, lorsqu’ils sont venus présenter leurs félicitations aux nouveaux mariés, le dimanche, lendemain de la noce, tout calamistrés, vaselinés, encravatés, fleurant bon l’Eau de Cologne « L’Étoile » extra surfine dont ils s’étaient inondés, tripotant, intimidés, le bord de leur panama, les yeux rivés au plancher. Mais ils se sont éclipsés aussi vite qu’ils étaient venus.

La fête, ils n’y étaient pas. Nul ne les y avait conviés.

 

Ainsi passèrent les premiers temps de son mariage. Nuit après nuit, à l’orée de chaque devant-jour, Emma se dresse, en grand émoi aux clameurs lancinantes de l’aube. Qui ouvrait le jour de ces cris ? Étaient-ce les coqs ? Les cayalis ? Les yeux grand ouverts sur les ombres estompées par la moustiquaire, Emma se demande quelles promesses pourrait tenir ce jour ouvert. Trempée de sueur Emma saute du lit. Frémissante elle se précipite, pressée de scruter le jardin.

Au matin du huitième jour, pendant qu’Émile s’absorbait dans sa toilette quotidienne, toujours longue comme un jour sans pain – Emma avait vérifié, d’un coup d’yeux dans la salle de bains, que son époux était bien occupé à se passer le coupe-chou sur sa barbe bleuâtre de mulâtre, toujours obstinément visible à travers le diaphane de sa peau clairotte, malgré un rasage maniaque, redessinant amoureusement le contour de cette barbiche qu’elle se surprit à trouver « un titac » ridicule, en cet instant précis –, la jeune épousée à demi éveillée vola comme en un rêve jusqu’au bout de la véranda, à l’opposé de la salle d’eau, jusqu’à l’endroit d’où, protégée par les frondaisons des fleurit-six-mois et le rideau cramoisi d’hibiscus de la Barbade, elle savait pouvoir regarder tout son soûl deux-trois courbes de la longue tracée menant à la distillerie. Jamais elle ne pourrait embrasser d’un seul regard tout le chemin, elle le savait : des touffes de bambous géants en masquaient la majeure partie. Mais là où ces chevelures crépues consentaient à s’écarter, jaillissait un trou de lumière découvrant un bout du sentier. Emma n’avait pas besoin de plus.

Les voiles du matin naissant s’étaient levés en silence. Les oiseaux, dans les filaos, avaient commencé leur scandale : de pépiements en jacasseries, puis d’ergotages en chicaneries, de voltes gloutonnes en voluptueuses roucoulades, merles et sissis en avaient bien pour jusqu’au prochain crépuscule, à se chamailler avec les sucriers « fal jaune ».

Bruyant et nimbé de quiétude, le serein du lever du jour redonnait vie palpitante aux pieds de bois agités là-bas par un balancement de tourterelles, chassant un gourmand battement d’ailes de colibris défiant toute loi de la pesanteur, aux coqs pressés de coquiyoquer les premiers pour clamer leur suprématie de volailles mâles, devançant le caquetage des poules, aux acrobatiques anolis déjà en chasse, écartelés sur une palme de dattier nain, et à Emma, sortie d’un bond de la couche nuptiale, nu-pieds sur les dalles humides, une main ramenant sur sa poitrine les dentelles de son déshabillé.

« Comme il fait frais, au pipiri chantant ! » murmure Emma qui frissonne. De froid ? De peur ? Du sentiment de n’avoir rien à faire là ?

Soudain, nette, déchirant l’air, s’élève la voix d’un mâle-bougre qu’Emma, hélas ! ne peut voir.

Emma ferme les yeux, prête l’oreille :

– I pé ké ni siklon, man di’w ! Pa fè lafèt épi mwen ! Asé bétizé, ou ka plen tèt mwen épi tout sé kouyonnad-la.

(Y aura pas de cyclone, je te dis ! Me raconte pas d’histoires ! Arrête avec tes idioties, j’en ai plein la tête de tes couillonnades.)

Une deuxième voix perd patience, s’entête à carillonner :

– Fè sa ou lé ! Mwen, man za paré. Zalimèt, luil, pétrol, bouji, man za fè tout provizyon mwen. Kité Misyé Siklon vini !…

(Fais comme tu veux ! Moi, je me suis déjà préparé. Allumettes, huile, pétrole, bougies, j’ai déjà fait mes provisions. Monsieur Cyclone n’a qu’à venir !…)

– Gadé’y ! I pa ka menm kouté. Yen ki chonjé i ka chonjé toubonman, dépi jou-a i wè fanm-tala, lasumèn pasé… Yo sé di Misyé ni an gwo pwèl ?… Piès siklon pé pa tjerbolizé’y !

(Regardez-le ! Il n’écoute même pas. Il ne fait que rêvasser, rêvasser… Depuis qu’il a vu cette femme, la semaine dernière… On aurait dit qu’il a un « gros poil »… Le gars est amoureux ou quoi ?… Aucun cyclone ne peut l’ébranler !)

Cette voix-là est encore nouvelle, elle essaie de couvrir l’autre. Elle y parviendra sans mal. C’est un troisième homme qui parle. Emma ne reconnaît ni le timbre ni le langage des précédents. Celui-là parle un gros créole tout hérissé de rocailles. Tiens, un homme du Nord ! se dit-elle, sans trop se demander pourquoi. (Ce qu’il a suggéré l’a troublée.)

– Sa ou ni an ka-kabèch ou, nèg ? Asé dépotjolé ko-ko’w ! Ou ka sanm an t-toupi mabyal.

(Mais qu’est-ce que t’as dans le cra-crâne, mon vieux ? Arrête de te ca-casser la tête ! T’as l’air d’une t-toupie mabiale), ricane une voix plus aiguë.

Lequel d’entre eux vient de parler ? C’est qu’elle s’y perd. Pas le premier homme, elle en est sûre. Cette voix-là, elle la reconnaîtrait entre mille, maintenant qu’elle l’a entendue, transperçant les moiteurs de l’aube.

L’humidité s’insinue, prend peu à peu possession d’elle. Emma frissonne. De fièvre, cette fois ? De quoi pourrait-ce être d’autre ? Une rougeur picote son visage. Ah ! vite qu’ils atteignent la trouée, qu’elle puisse les voir !

Mais quand ils seront arrivés là, Emma ne pourra plus les entendre. Déjà leurs voix se dissolvent, leurs paroles se perdent dans l’air. Elle ne distingue plus ce qu’ils disent. Seule lui parvient, à présent, une rafale de syllabes martelées, toujours les mêmes, incohérentes – « té-té-ké-ké-ka-pou-pouki » –, les aboiements appliqués de celui qui bégaie et articule plus fort que les autres. Pour compenser, se dit-elle.

 

– L’air de Haut-Didier est sain, mais à présent, il faut tout de même redouter les invasions d’araignées, les mites mange-linges et les ravets, qui sont là à cacater ou à pondre toute espèce de z’œufs dans les ourlets de tes linges, explique à Emma la petite Da.

Emma sursaute, quitte promptement son poste d’observation secrète. La voilà qui s’attable sagement, anticipant les sentences matutinales de Man Sonson concernant ses grandes théories sur l’hygiène alimentaire, – au demeurant pleines de bon sens –, lui enjoignant de manger copieusement le matin, avec une louable intuition de l’étymologie :

– Tu sors de jeûner, il faut déjeuner, tite Madame !

Et Man Sonson de renchérir :

– Si tu serres tes linges dans l’armoire pendant une éternité de temps, tu vas pas le retrouver encore !… Mais Sirisia ma fille, assez t’agiter comme une grande inutile ! Tu vas pas pouvoir faire ton repassage, ma chère, eh ben mon Dieu ! Quelle espèce de chaud et froid elle est en train de chercher là pour moi, han ?… Alors tu crois tu iras manier le carreau brûlant avec ta gole toute mouillée et pis toute cette transpiration, froidie tout partout sur ton corps ?

Pour toute réponse, insolente, une jeune femelle anoli saute promptement d’un papyrus sur la table du sacro-saint petit-déjeuner, vient lécher les gouttelettes de miel abandonnées sur une assiette en argent, voluptueusement.

Aujourd’hui, pour la troisième fois, ce phénomène se produit. Emma s’attendrit à l’idée originale d’avoir un petit lézard apprivoisé, en quelque sorte (une petite lézarde, plutôt). Elle goûte une vive émotion à découvrir d’aussi près, à deux doigts de sa propre main, la langue miniature qui surgit, véloce, hors du museau mutin, rose vif sur vert tendre, au soleil. Tant mieux ! Il gobera les moustiques, lorsqu’il n’y aura plus de miel. C’est un animal utile, Emma l’a appris en classe ; elle ne lui veut aucun mal, et l’animal le sent bien. (Mais elle ne veut à aucun prix que cette bête la touche ! Ni elle ni aucune autre bête. Le contact lui serait insupportable ; elle frissonne, rien que d’imaginer…) C’est quand même bizarre, un lézard qui s’aventure aussi près d’elle, au risque de se faire attraper…

« Si l’anoli avait bonne viande, il n’aurait pas drivé sur la barrière ! » émet la sagesse populaire, par le truchement de Man Sonson.

Que d’émois animaliers, ces temps derniers ! Ça la changeait du centre-ville et de la rue Isambert, ce bestiaire rustique de Haut-Didier. Hier soir, c’était une chauve-souris étourdie qui se prenait dans sa moustiquaire, juste au moment du coucher… Pas de glorieux époux en vue ! Émile était absent, bien sûr, retenu par quelque « affaire », on ne sait quelle « obligation »… Aucun preux chevalier servant pour la délivrer du monstre… À défaut de blanc destrier, un bâton de balai de latanier chevauché par l’éternelle Sonson chassa la vilaine bestiole – utile aussi, mais si laide ! – courageusement enfourché par la providentielle servante, aux cris d’épouvante d’Emma. Que serait-elle sans sa vieille nourrice, chevalière sans peur ni reproche ?…

Et, depuis trois jours, ce lézard si familier, presque amical, qui ne fuit même plus quand Emma esquisse un geste dans sa direction, qui s’approche et approche encore. Quels sont ces signes ?… Un quimbois ? Elle n’ose s’en ouvrir à Sonson, qui pourtant se pique de s’y connaître, en matière d’oracles et de présages.

[…] Comment ne pas s’émerveiller de tant d’agilité animale, de tant de brusquerie gracieuse, alliées à une telle capacité d’immobilité aux aguets ? Elle aussi [la bestiole] se sait condamnée à de longues phases d’inaction statique, à guetter quelque chose, aussi… Que se passe-t-il dans ce petit crâne ? L’anoli lèche et lape toujours avec une quiète délectation ; comme la jeune Emma se régale de lui procurer ces délices, doucement, elle rajoute sur l’assiette une goutte de miel. L’autre a tourné sa tête fine avec grâce mais alacrité. Son orbe pivote, circonspect, vers cette généreuse géante, en un clin d’œil globuleux qu’elle veut complice. Les deux jeunes femelles se réjouissent de cette volupté partagée.

Emma se penche, bien que cela lui fasse peur, pour détailler en gros plan les petits yeux proéminents luisants de satisfaction, de plaisir et de reconnaissance, le bout de langue preste, les jolis chatoiements virides… Mais elle ne peut s’empêcher de tressaillir quand cette peau, qu’elle s’imagine froide et gluante et elle ne sait quoi encore, se fait proche, à la toucher. Elle ne peut retenir un spasme.

Jaloux de son territoire de chasse, un gros mâle à jabot jaune est venu les rejoindre, son goitre gonflé : la femelle anoli a filé. Intrépide mais pas téméraire…

 

Maître Émile doit avoir fini son interminable toilette. Bien droit, la barbiche triomphante, il va venir se livrer au cérémonial quotidien : bonne matinée, bon baiser et bonnes recommandations, ma petite popote !… En l’embrassant, la « petite popote » passe la main le long de la voiture, à son insu, flatte les flancs rebondis tout humides. S’il la voyait, elle aurait droit à la réprimande du siècle !… Ça y est, le voilà parti au volant de son Excalibur aux rondeurs moirées de rosée. Conduire, elle aimerait bien conduire !…

– Faut se conduire en dame comme il faut, savoir tenir son intérieur, commente Sonson.

Là-haut, dans la grande maison, Emma s’ennuie. Avec, pour unique pâture, milans et cancans domestiques, la jeune épousée se morfond. Ce qui l’attire, c’est l’extérieur.

Telle une caresse impertinente, une chaude odeur de caramel et d’alcool de canne à sucre montant de la distillerie vient lui narguer les narines. La jeune femme prend plaisir à humer, plus fort qu’un arôme de punch, bien plus grisant qu’un planteur ou ce « cocktail tropical » qu’on sert au Grand Bal Annuel des Officiers, l’effluve troublant, pour elle mystère, du rhum en train de se faire.

En attendant les premières couches de Madame, la petite Da s’ingénie à chouchouter chimériquement le trousseau du futur premier-né. On n’en sort plus, des trousseaux. Après le harnachement de la mariée, on noie Emma dans la layette. On prépare prématurément son accouchement, comme si on n’attendait que cela d’elle, comme si elle n’était bonne qu’à cela : mettre au monde de la marmaille B… Des légitimes.

La jeune servante Sirisia n’a jamais fini de laver, rincer, repasser et encore « passer à l’eau » les langes, bavoirs et brassières, barboteuses et autres babioles, les petits draps à broderie anglaise et la minuscule moustiquaire. Pas question de conserver dans la naphtaline tout ce qui touchera le nourrisson de près ou de loin ! « Ça lui aurait arraché la peau, pauvre petit diable, et pis l’odeur va l’étouffer », assure, doctorale, Man Sonson. Or la Da met un point d’honneur à veiller jalousement sur l’héritier B. à venir, même s’il n’est même pas encore conçu, même si Emma a la tête bien plus habitée que le ventre, pour le moment. Que Madame le veuille ou non, il naîtra et il sera mâle, l’enfant qu’elle fera pour Maître B. Il n’y a pas à revenir là-dessus. « Y a pas à tortiller », ponctuerait Man Sonson si l’on venait à en douter. (C’est ce qui est dans l’ordre des choses : Madame sera une bonne épouse et une excellente « mère d’enfants ».)

D’ailleurs un prénom de garçon est d’ores et déjà réservé, – sans qu’on l’ait consultée en rien –, à l’hypothétique aîné de sa probable progéniture. Il n’y aura qu’à ajouter un « e » au bout, si, par malchance, elle faitune fille au lieu de donner un fils à son seigneur et maître. Si Monsieur avait choisi Arsène au lieu d’Henri, cela eût été encore plus simple ; il n’y aurait rien à changer du tout. Tel est l’avis de Man Sonson : bien qu’Arsène signifie viril, la vieille servante ne voit aucun inconvénient à en affubler une fille, qui aura toujours bien assez de féminité et d’attributs du « sexe faible », la malheureuse ! De toute façon Man Sonson ne sait pas le grec. C’est vraiment le cadet de ses soucis.

Par contre, cela posera un vrai problème pour le baptême, car le parrain, désigné à l’avance, va refuser de parrainer pour la première fois de sa vie une représentante de la gent féminine ; évidemment : « Ça porte malheur… ». S’il a donné son consentement, c’est pour un garçon ! Pour une fille, c’est une autre affaire : il ne pensait même pas à cette éventualité, ce cher Docteur P., il n’envisageait même pas cette sinistre alternative de sexe, tout médecin qu’il est, quand il a fièrement dit oui. Autant on est honoré de parrainer un petit mâle, autant, pour une « tite pissecrette »…

Bien sûr, Emma a plaisir à s’effrayer des jérémiades de la sentencieuse Man Sonson qui égrène son chapelet de misères, passées, présentes et à venir, déploie les affres de l’accouchement en écaillant le poisson, projette à ses yeux horrifiés les douleurs de la délivrance tout en crevant la laitance d’un mâle coulirou, l’épouvante en prophétisant les souffrances que lui causera la laborieuse venue du fruit de ses entrailles, tout en arrachant les viscères et les œufs d’une grosse carangue pleine. Pas une sinécure, le travail ! « Pas un manège cheval-bois ! Surtout pour la première fois, je ne vous dis que ça. Après, vous vous réveillez femme. Après seulement. »

Mais le mystère de ces hommes !…

Aujourd’hui Maître Émile B. a annoncé en partant qu’il ne remonterait pas ce midi. Comme cela lui arrive souvent, il a un repas d’affaires qui le retient à Fort-de-France. Tjip ! Parfois même il s’encanaille jusqu’à déjeuner, au marché, d’un blaff fleurant bon le bois d’Inde ou d’un court-bouillon relevé de piment rouge « bonda Man Jacques » ou « caco », servi par d’imposantes câpresses, à même le tray ou le grossier plateau de bois reposant sur des tréteaux.

Jamais Maître Émile n’a parlé d’y emmener un jour Emma.

Elle suppose que cela ne se fait pas.

– Tite tafiateuse, alors tu sirotes ton punch sans même m’attendre ?

C’est la tante Herminie qui vient d’arriver en grande pompe.

C’est vrai, Marraine déjeune ici aujourd’hui, évidemment ! Chaque fois que Maître Émile a soi-disant « besoin » de déjeuner en ville, il délègue « Cousine Herminie », – « Marraine », pour Emma, dont elle se trouve être la tante en même temps que la porteuse sur les fonts baptismaux –, pour faire auprès de sa jeune femme office de chaperon occasionnel, (pour ne pas dire « garde-cocotte »), rôle ingrat que joue de bonne grâce, la table de Maître B. étant parmi les meilleures de Martinique, la vieille demoiselle B. (une B. de Saint-Pierre, pas une B. de Fort-de France, là est toute la différence).

Les B. de Saint-Pierre affichent un certain paternalisme teinté de condescendance à l’égard des B. de Fort-de-France, tandis que ces derniers les méprisent. C’est vraiment à n’y rien comprendre. Ces B-là ont une place à leur nom au beau mitan de Saint-Pierre, en l’honneur de l’un des leurs, qui fut grand homme en cette ville (Emma a oublié pourquoi), mais les B. de Fort-de-France ont plus d’argent.

– Qu’est-ce que vous dites ? hurle Marraine, la main en cornet de pistaches. Vous m’énervez, à parler du bout des lèvres, la bouche en cul de poule, sainte-nitouche… Ar-ti-cu-lez ! Petite hypocrite, avec vos bonnes manières d’ouvroir de Fort-de-France et votre soi-disant savoir-vivre qui vous pourrit l’existence…

Voilà que ça recommence ! Tante Herminie est lancée dans ses récriminations contre les Foyalais, qu’elle trouve « comparaison », nouveaux riches et ectoplasmiques. Elle peut parler !… « Paille et poutre ! » s’amuse silencieusement Emma.

Seule survivante des B. de Saint-Pierre, après l’éruption de la Montagne Pelée, l’unique rescapée explose, se plaignant à qui mieux mieux de catastrophes quotidiennes, depuis que le volcan l’a contrainte à vivre à Fort-de-France, – plus ou moins aux crochets de ses cousins foyalais de Haut-Didier, chez qui elle se trouvait en « changement d’air » le 8 mai 1902, dans leur maison de villégiature, d’où elle n’est plus jamais repartie, sa demeure pierrotine « haut et bas » de la rue Monte au Ciel ayant été incendiée lors de la nuée ardente. Névrotiquement citadine, tante Herminie se languit de l’agitation urbaine ; elle hait ces villas créoles, ces larges vérandas de plain-pied « encombrées de végétation » où l’on est « dehors dedans », autour desquelles rien ne bouge, à part des bêtes qu’elle déteste, des anolis, des scolopendres, devant lesquelles personne ne passe… Désespérément elle regrette le fourmillement de Saint-Pierre, le grouillement, la vie bruyante du « petit Paris des Antilles ».

– Des gens qui n’osent pas parler haut, qui n’ont pas leur franc-parler, mais qui se permettent de vous dire : « Assez parler fort ! On n’est pas à Saint-Pierre, ici ! Nous, les gens de Saint-Pierre, vous nous prenez pour une bande de blogodos ? Attendez un peu !… Que je vous dise ce que représentait la famille B. au temps de la splendeur de Saint-Pierre !…

Sa nostalgie ne l’empêche pas d’avoir un solide coup de fourchette, qu’elle soit en vermeil ou non. La tante Herminie se ressert allègrement de christophines, fait passer le gratin et sa mélancolie grâce à une bonne gorgée de rhum vieux. Le repas n’est même pas fini que Marraine en est déjà au digestif…

L’historique et néanmoins désargentée mulâtresse se gargarise en affirmant que la famille B. est une grande famille, mais Emma la reprend dans un éclat de rire :

– Il ne faudrait pas confondre coco et z’abricot, grande famille et famille nombreuse !

Grande ou pas, la famille B. n’a jamais captivé Emma.

Marraine cure ses dents déchaussées avec la pointe de son couteau à fromage. L’ivoire du manche bagué d’argent accuse cruellement, par contraste, le jaune verdâtre de ses canines affreusement longues. Emma détourne les yeux… Est-ce tout ce à quoi elle a droit, comme spectacle, dans sa nouvelle vie ?

– Mangez, Emma ! Vous ne mangez rien. Vous n’avez que la peau sur les os : on aurait dit une tite malheureuse… Comment voulez-vous faire des enfants, avec ça ?… grince Marraine, pointant sur la jeune épousée un index torve, boudiné et accusateur.

Mais c’est qu’elle la met à l’index, condamnée pour on ne sait quelle faute, sur un jugement des plus sommaires ! (Peut-être son plus grand crime, dans cette injustice expéditive, est-il de ne pas avoir pour seul souci et principal plaisir de se gaver comme une oie, avec comme unique projet de vie de faire de beaux bébés B. ?)

– Tchip ! Tu peux me dire à quoi tu ressembles, avec cette mode de Paris, « à la garçonne », soi-disant, sans formes ni rien ?… Tu as l’air d’une cribiche, ma pauvre fille !

Mieux vaut être cribiche que vieux bouc ! Emma ne daigne pas répliquer.

Le piment et le punch aidant, Emma sent la moiteur monter, enfiévrée par l’éclaboussement des jets de lumière, çà et là. Fascinée par l’éblouissement des traits du soleil déjà haut, elle ose un furtif regard en direction des bambous, les lointaines touffes, là, et derrière…

La comédienne Glady Arnaud, lors d'une soirée de lectures de textes extraits de Rue Monte-au-Ciel, au Bistrot d'Ernest à Paris, le 22 mars 2004

La comédienne Glady Arnaud, lors d’une soirée de lectures de textes extraits de Rue Monte-au-Ciel, au Bistrot d’Ernest à Paris, le 22 mars 2004

Le déjeuner s’alanguit. La poussiéreuse vieille pucelle parle toute seule sans le savoir : Emma n’est plus avec elle. Emma est dans ses pensées. Emma est hors de la maison.

La chaleur est au paroxysme. L’austère salle a beau être à l’ombre, Emma est toute moite, sous l’ardeur du soleil maintenant au zénith. La tante Herminie l’exaspère. À deux doigts de l’asphyxie, Emma transpire d’excitation. Elle décolle de sa gorge en sueur la robe sage dont la soie l’oppresse, déboutonne le haut de son corsage, écarte les pans en soupirant, ô délivrance ! ouvre grand le fermoir de la broche qui lui cadenassait le col, décroche la « pierre noire » de haut prix qui emprisonnait sa poitrine, la jette rageusement sur la table.

– Pouh ! Un véritable étouffoir !… Je vais crever, moi, là-dedans ! De l’air ! murmure Emma en s’éventant avec les revers libérés de son décolleté.

– Vous voilà bien dépoitraillée, petite madame ! Mais qu’est-ce que c’est que cette tenue ? glapit Marraine, émergeant soudain de son assiette.

La vieille collet monté suffoque, manque s’étouffer, au bord de l’apoplexie, saisit son lorgnon, puis plonge dans le décolleté d’Emma. Pour le coup, la tante Herminie en a le souffle coupé.

– Mais ! ?… Mais tu es à demi-nue ! Tous tes tétés sont dehors ! ? Mon Dieu Seigneur ! Qu’est-ce que c’est que ces dévergondages ? Est-ce que ce sont des manières de jeune dame de bonne famille ? Heureusement que nous sommes seules !… Quelle effrontée !… Ma chère, on n’épouse pas quelqu’un pour faire honte à la personne ! Que dirait ton mari s’il te voyait dans cet état ?

Que ferait son auguste époux s’il la voyait dans cet état ?…

Emma se contente de hausser ses épaules dénudées.

S’il y a bien une chose qui l’énerve, c’est de ne pouvoir rien connaître, d’être là à subir Marraine et son snobisme désuet, ses préjugés obsolètes et son microcosme étriqué. De ne connaître qu’un versant de la vie.

– Et c’est ce que tu fais de tes bijoux ? On ne laisse pas traîner l’or comme ça, eh ben mon Dieu ! Sinon l’or se venge : il vous quitte ! Tu n’as donc de respect pour rien ?

Rien. Emma ne peut rien voir, rien découvrir. Du moins, rien apprendre par elle-même. Tout est retransmis, distillé. Du monde extérieur ne parviennent que des échos déformés par les babillages de servantes ou les radotages de vieille fille. Quant à Émile, jamais il ne raconte rien de ce qu’il vit à Fort-de-France, dans sa vie d’homme. Monsieur est toujours trop fourbu. Parce qu’elle est femme, Emma serait condamnée à croupir à longueur de journée dans cette grande maison sans attraits, avec pour seuls amis ses livres ? (Et quels livres ! Il faut voir ça ! Rien que des romans à l’eau de rose, de ces « petits romans de France » bien triés sur le volet, – toute espèce de lectures « convenables » –, que Maître Émile daigne lui acheter en ville : « Tiens, Emma, tes petits romans ! Ils viennent d’arriver de Paris ! Depuis le jour !… Heureusement que j’avais commandé pour toi et que c’était marqué Réservé pour Maître B. Madame Fairschenne de Dendur voulait déjà tout rafler ! Mais comme la vendeuse aime me voir… » lance-t-il comme une provocation, lorsqu’il remonte à Haut-Didier, au sortir de journées sans elle). Finalement elle en recueille plus en provenance de l’Autre bord que de son île…

Tiens, par exemple, sous prétexte qu’elle est « la femme du mulâtre », « l’épouse du patron », « la jeune dame », créole « calazaza » elle-même, Emma n’a pas le droit d’aller voir ce qui se passe en contrebas, ce qu’ils font là-bas, en dedans, à l’intérieur de cette mystérieuse distillerie. Emma peut juste voler quelques bribes de conversation, lorsqu’arrivent de bon matin ou que s’en retournent, le soir, leur journée de travail finie, les gigantesques hommes noirs. Entre les deux, le grand vide. Une longue journée qui se traîne. Puis, dès qu’ils partent, au crépuscule, une interminable nuit où elle n’en finit pas d’attendre que l’aurore les ramène enfin. Que le jour levant les lui rende… Mais de façon si frustrante ! Si la jeune femme les entend, c’est qu’ils sont encore invisibles, et, sitôt qu’elle les aperçoit, Emma ne peut plus les entendre, ils sont trop loin.

Puis ils entrent dans la distillerie.

Ça, ce n’est pas ce qu’Emma voit, c’est quelque chose qu’elle imagine, cela doit se produire bien après, passé le dernier méandre du chemin qui les lui arrache, où elle a une ultime vision du groupe de hauts corps noirs marchant à la démarche déliée, toujours grands malgré la distance : elle n’y a jamais mis le pied, dans cette satanée distillerie ! C’est pour elle un monde inconnu, l’intérieur de la distillerie.

Elle voudrait aller au-dedans, voir ce qu’ils y font, dans cet antre, apprendre comment ils s’y prennent, ces géants qu’elle entr’aperçoit quotidiennement, qu’elle observe à la dérobée, oui, découvrir comment ces grands hommes-là parviennent à métamorphoser en rhum le jus des cannes à sucre. Du rhum, Emma en a bu : du « paille », du vieux, de l’ambré, du blanc agricole aussi, avec « un titac » de sirop de canne parfumé à la vanille ou de groseille-pays, à la Noël, un « zizing » de sucre roux ou une doucine de miel et beaucoup de citron vert.

La canne, elle y a goûté. Même de la bleue. Mais cette alchimie interdite…

Oh ! On lui a enseigné quantité de choses, au Pensionnat Colonial de la rue Ernest Renan où vont toutes les demoiselles des « bonnes familles » foyalaises « comparaison », collet monté et résolument laïques au demeurant, – ce qui leur permet d’échapper au Couvent. Mais tout s’est arrêté si vite ! Emma est restée sur sa faim. Elle aurait bien continué, serait bien demeurée au Pensionnat deux-trois ans de plus avec ses camarades de classe, aurait bien passé son Brevet pour devenir institutrice, au lieu de devoir se sacrifier à l’autel des convenances bourgeoises, épouser un « bon parti » choisi par d’autres, faire un soi-disant « beau mariage » pour ne faire plaisir qu’à sa caste et se cloîtrer jusqu’à Haut-Didier pour le restant de ses jours.

Elle n’était pas mauvaise élève, mademoiselle B., avant de devenir madame B. en épousant un sien cousin, éloigné peut-être, mais un B. (ainsi le voulait sa famille). Emma en a ingurgité, des chapitres entiers d’Histoire de France et de Navarre et de Marignan 1515 et de 842, Serment de Strasbourg, premier texte en langue franque, ou « françoise » (elle ne se rappelle plus très bien…), qui n’était plus du latin et presque déjà du français, « Pro Deo amor… » Pour l’amour de Dieu, pourquoi faut-il qu’Emma se fasse taper sur les doigts si d’aventure elle parle créole ?

En classe, au premier mot de « patois », on vous punissait d’un « carreau » noir doublé d’un pensum. À la sonnerie, l’élève qui détenait encore le carreau d’infamie « prenait » un « zéro pointé ». Au troisième zéro pointé, c’était le renvoi. Emma et ses malheureuses condisciples (il n’y avait que des filles, pas de mixité, ô scandale !) avaient donc intérêt à se surveiller entre elles, épier le moindre lapsus, guetter qui ferait un « carreau», qui commettrait un « créolisme », un quelconque crime de lèse-syntaxe, pour se blanchir aux dépens de la fautive et pouvoir lui refiler le carreau d’opprobre. Ô français, que de crimes on commit en ton nom ! Sous le couvert de ta promotion et de l’éducation, on jugulait la langue créole, tout en cultivant, entre Créoles, la plus mesquine délation, la moquerie, les miasmes du mépris.

Jusqu’à présent la petite Emma se souvient. Il lui reste quand même de ce temps quelques heureux souvenirs, de solides bases de grammaire, et elle n’y a pas perdu son latin !

Emma sait pertinemment qui a cassé le vase de Soissons, elle n’ignore rien des oreillettes et autres ventricules du cœur, mais n’a qu’une très vague idée édulcorée des « choses du cœur ». Elle connaît bien tous ses programmes de Sciences Naturelles et de Physique et de Leçons de Choses, les départements de France, les chefs-lieux et préfectures, elle sait que la Loire, « fleuve sauvage », prend sa source au mont Gerbier-de-Jonc, mais ignore où va la rivière qui coule dans son propre jardin. Emma sait sur le bout des doigts la liste des symboles chimiques et même la géographie du vaste monde, cependant elle n’y connaît rien à la fabrication du rhum qui s’opère là, à quelques enjambées d’elle.

Rien ne lui paraît aujourd’hui plus mystérieux que ce qui est là, tout près d’elle, à portée de main, mais interdit, proche à le toucher, et cependant si lointain, cette distillerie où s’enferment de hauts hommes aux beaux corps noir-bleu qu’elle ne fait que voir passer.

Maintenant que la voilà casée, devenue femme, « maîtresse » chez elle, en même temps qu’épouse soumise, – mère potentielle de surcroît –, rien ne lui est plus étranger que ce monde pourtant si proche d’elle, ce monde qu’Emma effleure chaque jour sans l’appréhender vraiment, ce monde qu’elle perçoit sans l’atteindre ou qu’elle entrevoit sans le comprendre, ce versant d’humanité auquel elle n’a pas accès.

On a dressé une barrière entre Emma et ce monde-là. Entre Emma et ce créole-là.

Entre leur monde et le sien, entre leur parler et le sien. Entre leur peau et la sienne. Entre leur sexe et le sien.

– Vous avez encore faim, Marraine ? Reprenez un peu de fruit à pain !

Dès le début du repas, Marraine est tombée dans son assiette comme un agoulou mort de faim.

– Je n’ai pas faim migan, j’ai faim mango ! glougloute la gloutonne Herminie, la lippe luisante et goulue, encore dégouttante de sauce, tout en lapant une goulée de ce Graves si gouleyant.

Ce disant, Tante Herminie louche sur l’ample corbeille de fruits que vient de déposer Man Sonson.

– Hélas ! La saison des mangues a pris fin… Il ne vous en reste pas une ou deux ? Cela ne te ferait pas envie, une mangue Julie, ma chérie ? Cela regorge de vitamines. Tu en aurais bien besoin, pour remplumer ton petit corps ! » Ce disant, Herminie dodeline et commence à pêcher des lambis.

Emma a d’autres appétits ; la jeune épousée ressent d’autres envies.

– Un peu de crème au coco ? Tu ne veux pas goûter ?… C’est léger !… baille Herminie.

Elle n’a plus faim, n’a envie de rien. (Surtout pas de ce je ne sais quoi de gluant et de blanchâtre que lèche sensuellement la vieille fille, comme une petite fille, salivant au fond de sa cuillère.) Tout son appétit de vie tend tout son être vers l’inconnu, la porte entièrement en esprit vers le mystère, l’interdit, friande des ténébreux arcanes de cette autre vie, là-bas, dans le ventre de la distillerie. Elle sent qu’il y va de sa culture, de son patrimoine, de son être, de sa propre identité, mais que tout est cloisonné. Qu’elle ne sera pas complète tant qu’elle n’y sera pas admise.

Profitant de la sieste de Marraine à la vigilance assoupie après son copieux déjeuner, Emma s’est glissée, preste mangouste, jusqu’aux abords de l’Autre Monde. Clandestinement, jouissant de sa désobéissance, elle s’est faufilée au-dehors sans que Man Sonson s’en doutât, et même à l’insu de Sirisia, personne pourtant très « en affaires ».

Furtivement Emma suit la trace des géants noirs du matin, se laisse guider par le cours d’eau qui alimente le moulin de l’ancienne sucrerie, s’élance vers la viridité des bambous qui s’érigent, là-bas, se fie à leur toison touffue.

Mais comment s’y retrouver, dans cette luxuriance inconnue, parmi tous ces pieds-bois dressés, telles des sentinelles, autour d’elle ? Rapidement Emma est en nage, dans la touffeur des broussailles. Elle suffoque, a peur des serpents… Elle se précipite, palpitante ; ses pieds se prennent dans les racines, les basses branches lui giflent la figure. Très vite elle ne voit plus le soleil, happé par les frondaisons. L’air lui manque, elle n’y voit plus clair. La sueur lui coule dans les yeux. Jamais elle n’est allée si loin. Jamais elle ne s’est enfoncée si profondément dans les bois, jusqu’aux extrêmes limites de la propriété. Va-t-elle finir par se perdre ?

Suzanne Dracius, l'auteure, lors d'une soirée de lectures de textes extraits de Rue Monte-au-Ciel, au Bistrot d'Ernest à Paris, le 22 mars 2004. photos cette page © Thomas C. Spear

Suzanne Dracius, l’auteure, lors d’une soirée de lectures de textes extraits de Rue Monte-au-Ciel, au Bistrot d’Ernest à Paris, le 22 mars 2004.
photos cette page © Thomas C. Spear

C’est l’heure de la pause, pour eux aussi, on dirait. C’est normal : avec Marraine, on est obligé de servir tôt, eu respect pour son grand âge.

Un homme se tient sur le seuil ; il est nu jusqu’à la ceinture. Après l’effort, il enfile son maillot de corps pour ne pas attraper la mort. Les mailles relâchées du tricot de peau adhèrent à sa poitrine en sueur, musculeuse, étincelante au soleil de la clairière. Emma l’a tout de suite reconnu : c’est à lui qu’appartient la voix, la première voix, la plus nette, celle qui déchire le mieux l’air au levant de chaque jour. Elle en mettrait sa main au feu.

Ce qu’il faudrait, c’est une bonne douche ! Mais la douche froide, ou même tiède, sur un corps tout transpirant, c’est tout ce qu’il y a d’indiqué pour prendre le mal. C’est du moins ce que prêchent les Grandes Personnes… Alors, oubliée la douche, « il n’y a pas à tortiller » ! Si Man Sonson était là, c’est bien ce qu’elle lui dirait, sacrée pistache ! Pourvu que lui, il le sache… Qu’il ne lui arrive pas malheur…

L’homme au maillot mouillé de sueur a étiré ses longs membres, puis il est allé à pas lents s’accroupir à l’ombre, plus loin. Emma ne voit plus son visage. Seulement sa chevelure grainée et son large torse puissant penché sur la nourriture, et, tels deux bâtons de cacao, l’arrondi de ses forts bras bruns aux biceps bien dessinés.

D’autres l’ont rejoint au-dehors, se sont assis avec lui sous le plus généreux manguier ou sous l’épais fromager. Ils ont sorti de leur malle-molle de gros concombres, de larges carreaux de fruit à pain, des balaous frits, des accras, une déchirade de morue : c’est vendredi, jour de Vénus, mais d’abstinence. On mange maigre. Ils mâchent avec concentration, sans dire un mot. Maillot Mouillé verse à la ronde de larges rasades de liquide clair, du rhum agricole, sûrement, ou peut-être simplement de l’eau, pour faire la « crase », « doucir » le goût de l’alcool, comme dirait Man Sonson ? (À cette distance, elle n’en sait rien. Il n’y a pas d’étiquette, ni sur les bouteilles ni ailleurs…) Lui boit à la régalade.

Emma n’ose aller leur parler. Elle n’ose même pas s’approcher d’eux. Est-ce leur mutisme qui l’impressionne ? Elle ne les connaît que parlants, quand elle les épie le matin. C’est d’abord par le langage que passe leur complicité, par le secret partagé de tous ces mots qu’elle leur vole, jour après jour, – ces mots créoles… Est-ce leur silence qui l’arrête, inhibant son élan vers eux, ou l’Infranchissable Barrière entre elle et cet univers-là ?

Infranchissable peut-être, mais certes pas incontournable…

Emma contourne le groupe d’hommes, toujours à distance respectueuse, pour ne pas être repérée. Elle sent qu’elle ne peut résister.

Presque à quatre pattes, elle parvient à l’arrière du bâtiment, réussit à y pénétrer en franchissant la margelle d’une fenêtre basse.

Son sang a giclé sur les cannes, éclaboussé la bagasse.

L’escapade à la distillerie a coûté à Emma trois doigts, dans le jaillissement de son sang. Tel fut le prix. Et encore, parce qu’elle a hurlé. Et surtout parce que les hommes, déjà accourus, ébahis, croyant qu’il y avait des zombis, au bruit de la machine inexplicablement remise en marche, ont vite repris leurs esprits avant qu’il ne soit trop tard, pendant que l’un d’eux, le plus fort, Maillot Mouillé, se cramponnait au corps d’Emma de toute la puissance de ses muscles, bandés jusqu’à éclater.

L’homme réussit à freiner l’élan vorace de la machine.

– Sinon cette saleté-là allait lui broyer tous les doigts, la main entière, et pis le bras, et pis tout son corps, va savoir !… Tchip ! Jésus, Marie, Joseph et tous les saints, qu’est-ce tite Madame avait besoin d’aller jouer dans ces machines-là ? Vous pouvez me dire ?… Eh ben, Madame a bien procuré son corps… Ce n’est pas faute de l’avoir prévenue, pourtant !… se lamentait Man Sonson.

Un bon médecin du cousinage, – un autre B. – appelé d’urgence, prodigua les soins nécessaires à la main mutilée d’Emma, et son ectoplasmique époux, arraché à son étude, ne fit aucun commentaire. Elle était bien assez punie de sa désobéissance !

Jamais on ne le vit si muet. Jamais on ne la vit si pâle, au fond des yeux une lueur qui jamais ne devait s’éteindre. De jubilation, oui, la lueur dans les yeux d’Emma…

Ayant perdu l’usage des doigts dont elle savait le mieux se servir, Emma B. vécut, malhabile – je refuse de dire maladroite –, sa vie de dame foyalaise, une seule main gantée, la gauche, d’abord de blanc, en sa jeunesse, pour le symbole de son émotion jaillissante, puis de marine, au temps de sa maturité, couleur des étranges yeux d’eau de mer de Maillot Mouillé, – la troublante nuance océane du regard de Maillot Mouillé où elle avait plongé, pantelante, quand le géant brun l’étreignit de toutes ses forces –, et, pour finir, de gris perle, tel le perlé de leurs sueurs, avant d’enfiler un gant noir, sur ses vieux jours, en souvenir de la peau de Maillot Mouillé. Elle eût aimé mettre un gant rouge comme l’insolente éclaboussure de son sang, mais n’osa jamais pousser jusque-là l’impertinence. Les sots disaient : « Heureusement, ce n’était pas la main droite ! » ignorant qu’elle était gauchère. Elle laissait dire…

Nul jamais ne lui arracha le moindre mot sur cette affaire, aucun détail, – et surtout pas Maître Émile.

Son gant unique intriguait. Certains y voyaient un mystère, d’autres une sorte de charme troublant ; d’autres encore y lisaient un signe de singularité ou une forme de provocation, ils n’auraient su dire laquelle. Bien peu savaient à quoi s’en tenir ; personne n’était dans le secret de la rébellion d’Emma B.

Lorsqu’Emma expira, dans sa cent-deuxième année, Oreste, son dix-septième enfant, lui enfila sur son lit de mort – ou devrais-je dire: son lit nuptial ? c’était le même – le gant de coton perlé blanc, le premier, celui qu’elle porta jusqu’au jour de ses noces d’argent. Lavé, relavé, repassé par les bons soins de Sirisia, il n’était même pas jauni.

Ni krik, ni krak.

Tout cela n’est pas un conte.

C’est réellement arrivé à ma grand-tante, Emma B.

Grâce à cette frénésie de sueurs, de sucre et de sang mêlés, Emma eut une sensation forte au moins une fois dans sa vie.

Didier, 1992


Cette version définitive de nouvelle de Suzanne Dracius, « De Sueur de sucre et de sang », est publiée dans le recueil Rue Monte au Ciel (Fort-de-France: Desnel, 2003), pages 83-103. La nouvelle a paru dans une première version dans Le Serpent à Plumes (en 1992 et en 1995) et en ligne sur Île en île depuis février 2001. Cliquer pour lire la première version de la nouvelle.

© 2003 Suzanne Dracius ; © 2004 Suzanne Dracius et Île en île pour l’enregistrement audio (51:12 minutes)
Enregistré au Salon du Livre à Paris le 23 mars 2004


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mis en ligne : 28 juin 2004 ; mis à jour : 24 décembre 2020